Le bus 402 marque l’arrêt dans un no man’s land entre le centre-ville de Grigny et la Grande Borne, un immense quartier de logements sociaux. Aujourd’hui, comme depuis le début des révoltes urbaines, la conductrice ne franchira pas le pont qui enjambe l’autoroute A6, frontière urbaine qui marque l’entrée du quartier. La Grande Borne, enclave dans un triangle presque équilatéral que forment l’autoroute et deux départementales, est coupé du monde.

Il nous faut continuer à pied. Nous suivons la voie tracée par la ligne de bus, financée par l’ANRU. Les bâtiments semblent sortis de terre au milieu de nulle part, ça saute aux yeux. Ici, pas de grandes barres d’immeubles. Des bâtiments bas, en longueurs, qui serpentent entre les espaces verts nombreux et aérés. Un urbanisme tout en contraste avec l’autre quartier de la ville, Grigny 2, la plus grande copropriété de France et ses immenses barres d’immeubles sinistres qui donnent à voir leur délabrement.

Près de la moitié de la ville, sous le seuil de pauvreté

Jusqu’à la fin des années 60, Grigny n’est qu’une bourgade de 3 000 âmes. En 1969, l’État choisit d’y implanter deux grands ensembles de plusieurs milliers de logements. Un rouleau compresseur d’urbanisation où rien n’est fait dans le bon sens. Les infrastructures publiques ne suivent pas, la gestion du parc privé de logement à Grigny 2 est calamiteuse. Aujourd’hui, elle reste la ville la plus pauvre de France métropolitaine.

À Grigny, le taux de pauvreté avoisine les 45 %, trois fois plus important que la moyenne nationale (14,6 % en 2021 selon l’INSEE). Le taux de chômage dépasse les 20 %.  Malgré toute la bonne volonté des élus et associatifs, difficile de sortir la tête de l’eau. Dans le quartier de la Grande Borne, le sentiment d’abandon de l’État est prégnant.

De la frustration à la colère après la mort de Nahel

« Pour la mort du petit Nahel, c’est triste, mais on s’y attendait », soufflent Moon Grignywood et Omar, les deux fondateurs de GrignyWood, association créée en 2003. Les deux jeunes Grignois ont, à l’époque, l’idée de lancer une marque de vêtements pour les jeunes de la ville, dont les bénéfices servent à financer des activités pour les habitants.

La justice va à deux vitesses ici

Eux ont connu les révoltes urbaines de 2005. « C’est un cycle que tout le monde fait semblant de redécouvrir à chaque fois. Nous, on le vit comme le mythe de Sisyphe », décrit Omar, en référence au personnage de la mythologie grecque, condamné à pousser un rocher en haut d’une montagne. Un rocher qui retombe inlassablement.

« La justice va à deux vitesses ici, s’exclame Moon. Prenez Kossdar, c’est un rappeur de chez nous. Il a pris 4 ans pour un crime qu’il n’a pas commis. » Moon évoque ici l’affaire de Viry-Châtillon. En octobre 2016, deux voitures de policiers sont incendiées et quatre agents sont gravement brûlés. Sur la base de procès-verbaux déformés par les policiers, plusieurs jeunes ont été condamnés à tort à des peines de prison.

Des jeunes marginalisés

Le sentiment de dégoût et d’exclusion chez les jeunes, les éducateurs de l’association de prévention spécialisée Oser y sont confrontés tous les jours. Depuis 2018, ils œuvrent pour accompagner les jeunes de 11 à 25. « On travaille avec des jeunes marginalisés ou en voie de marginalisation », explique Jasmine Rilos, cheffe de service.

Les éducateurs regrettent la détérioration du comportement des policiers à l’égard des jeunes. En 2018, le gouvernement lance le plan de reconquête républicaine du quartier, le nom parle de lui-même. Une des éducatrices de la Grande Borne, Jeanne* raconte les problèmes quotidiens rencontrés avec ces brigades.

Les policiers sont venus les provoquer et ont fini par tous nous gazer, sans raison

« Des jeunes participaient à un chantier citoyen, on était là, et d’un coup les policiers sont venus les provoquer et ont fini par tous nous gazer, sans raison. » Jasmine Rilos renchérit : « Parfois, les jeunes viennent nous chercher. Ils savent que quand les éducateurs sont présents, les policiers frappent moins. »

En plus de ce constat, se dresse celui des manquements de l’État. En janvier 2021, Jean Castex, alors Premier ministre, s’était rendu à Grigny après un épisode de rixes. Dans les mesures prises, un fond alloué est prévu pour recruter plus de personnel. Cela débouche sur l’embauche de deux éducateurs en CDD pour Oser, « alors même que tous les postes en CDI ne sont pas pourvus », indique Jasmine. En décembre prochain, ce fond va être supprimé, les deux éducateurs devront quitter leur poste et ne seront pas remplacés.

Une frustration intergénérationnelle

Lamine Camara est adjoint au maire à la jeunesse à Grigny. Il y vit lui-même depuis 15 ans. La colère des jeunes, il la connaît et la partage. « La question de l’injustice est au cœur de toutes les frustrations. Les jeunes considèrent qu’il n’y a pas de justice pour eux et que quoi qu’ils fassent, ils auront tort devant l’institution, en particulier devant la police. Cette frustration traverse toutes les générations. » L’élu souligne aussi comment les jeunes intègrent cette « injustice endémique très tôt. »

Un CV avec écrit Djeneba ou Hakim dessus est plus proche de la poubelle que du bureau

Un sentiment renforcé dans l’accès à l’éducation, à l’emploi ou au logement. « Même lorsque les jeunes arrivent à s’en sortir, leurs rêves se brisent souvent à un moment de leur parcours scolaire », développe Lamine Camara en citant des exemples de l’alternance. Trouver un employeur au cours de leur formation relève du parcours du combattant. « Pour tout le monde maintenant, il est clair qu’un CV avec écrit Djeneba, Mamadou ou Hakim dessus est plus proche de la poubelle que du bureau. »

« Il faut tout un village pour éduquer un enfant »

À Grigny, habitants, associations et mairie continuent à développer des solutions. De nombreuses initiatives citoyennes ou institutionnelles permettent d’améliorer les conditions de vie. La ville est bien dotée en infrastructures publiques, avec 27 écoles et 3 collèges, notamment grâce au programme Cités éducatives, expérimenté pour la première fois à Grigny à partir de 2017. « On a toute une Cité qui se met au service de l’enfant pour l’éduquer », indique, satisfait, Lamine Camara.

Les services de la ville essaient aussi d’accompagner les étudiants dans leur parcours. « À travers le dispositif d’aide au devoir, les aînés, des étudiants, sont rémunérés pour aider les enfants de leur quartier au lieu de travailler au Mcdo à Paris. » Une manière de créer du lien et de l’émulation.

La semaine dernière, on a emmené 70 gosses et leur maman à la mer

Se réunir, c’est aussi le projet de GrignyWood. Moon et Omar. Ils organisent régulièrement des évènements, à Grigny ou ailleurs. « La semaine dernière, on a emmené 70 gosses et leur maman à la mer », explique Moon. Ils organisent aussi des barbecues géants, des jeux, du karting, des distributions alimentaires où « les jeunes viennent aider avec plaisir. » Une branche de l’association est consacrée à l’insertion des jeunes dans la société.

Des associations en manque de financements

Les deux grands frères du quartier regrettent cependant être contraints de s’autofinancer et parfois à « mettre les deniers de [leur] propre poche. » « On voit que des grosses sommes d’argent sont versées pour les quartiers populaires, mais elles n’arrivent jamais jusqu’aux habitants. C’est toujours les institutions ou les grosses assos qui les récupèrent », lance Omar.

Cette solidarité et ce vivre ensemble sont peut-être ce qui a permis de limiter la casse lors des révoltes des dernières nuits. La colère des jeunes s’est exprimée, mais aucune infrastructure publique, aucune école, n’a été prise pour cible.

Dounia Dimou et Névil Gagnepain 

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