Présenté parfois comme un « Coluche bourdieusien » très à gauche, chargé de recherche associé à l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire, Franck Lepage nous explique comment le système éducatif français contribue à accentuer les inégalités scolaires et raconte ses propres expériences. Entretien.

Le Bondy Blog : L’éducation populaire, ça consiste en quoi ?

Franck Lepage : L’éducation populaire, c’est l’idée qu’on est tous plein de savoirs différents liés à nos expériences, de fabriquer ensemble un savoir commun et utile pour de l’action collective, notamment pour se défendre face au capitalisme. L’éducation populaire, c’est le contraire de l’Éducation nationale. C’est quelqu’un qui sait quelque chose et qui l’enseigne à quelqu’un qui ne le sait pas. C’est ce qu’on fait concrètement avec l’Ardeur et les conférences gesticulées un peu partout en France. Il y a eu de très grands mouvements d’éducation populaire jusqu’à la fin des années 60 et 70, mais ces mouvements n’en font plus aujourd’hui. Ils font du contrôle social, de l’épanouissement personnel ou de l’animation socio-culturelle. Je ne dis pas que cela est inutile. C’est très bien d’emmener des enfants à l’école, par exemple. Mais ce n’est pas de l’éducation populaire, c’est de l’animation. L’éducation populaire, c’est de permettre aux gens d’avoir les clés d’analyse de la situation dans laquelle ils sont. En ce sens, des mouvements surgissent parfois, comme Nuit Debout ou Attac, qui à partir de 1998 se déclare populaire en faisant de l’éducation économique : comment fonctionne le FMI ? La Banque mondiale, c’est quoi ? Et la crise de la dette grecque ? Aujourd’hui, on a laissé ça aux étudiants en économie, et le terme d’éducation populaire a mauvaise presse depuis les années 80.

Le Bondy Blog : Pourquoi l’éducation populaire a-t-elle mauvaise presse ?

Franck Lepage : Il y a eu une offensive idéologique forte contre la politisation de la société, très puissante dans les années 70. Tout était politique à cette époque, même faire l’amour. On sortait de Mai 68, il y avait une remise en question du capitalisme et une gauche en train de conquérir le pouvoir. Il y avait un Parti communiste très important, premier Parti de France (27% de l’électorat), ainsi qu’une CGT imposante. Avec l’arrivée des socialistes au pouvoir en 1981, qui incarnent en réalité une fausse gauche, on a connu une multitude d’attaques contre toutes les formes de contre-pouvoirs, qui ont finalement donné les années 80, à savoir une réhabilitation de l’argent, de l’entreprise, l’abandon complet de la lutte des classes et la mise à mort de la vie associative, désormais dans des dispositifs de financement dans le cadre de la décentralisation. Et tout cela, c’est donc le Parti socialiste. Prenons le cas des Maisons des jeunes et de la culture (MJC), qui étaient un mouvement d’éducation populaire, à l’époque. Au lendemain de la vague rose [les municipalités conquises par le PS en 77-78, ndlr], on perd 400 MJC. Il faut comprendre qu’une association ne sert pas à gérer un équipement, la loi de 1901 n’a pas dit « on va inventer un mode de gestion comptable des maisons de retraite ». Une association sert à faire exister une parole critique dans l’espace public, ce qui était plus ou moins leur cas. Les associations qui étaient des contre-pouvoirs jusqu’à la fin des années 70 deviennent, en très peu de temps, des simples relais du pouvoir.

Le Bondy Blog : Comment les quartiers populaires ont-ils été traité  ?

Franck Lepage : Les quartiers populaires vont précisément être traités sous l’angle des quartiers délinquants, « à problèmes ». Les socialistes vont inventer la politique de la ville, un concept totalement idiot. D’abord parce qu’il y a autant de problèmes qu’à la campagne. Et donc la politique de la ville, c’était l’abandon de l’affrontement traditionnel, c’est-à-dire la lutte des classes, le fait qu’on observe des catégories exploitées par la classe dominante. Ce qui était jusque là le travail de la gauche, de donner à la classe populaire des clés de lecture de la situation. Aujourd’hui, la situation des gens dans les quartiers est qu’ils ne sont plus informés. Il y a comme une forme de résignation, dans la mesure où il n’y a plus personne pour effectuer un travail d’explication politique : comment est organisé le marché de l’emploi ? Pourquoi vous en êtes exclu ? Les socialistes ont répondu qu’il s’agissait d’un « problème urbain ». Ainsi, on a refait des fenêtres, des portes afin de calmer le jeu. Il y a eu un transfert de la lutte des classes vers, avec beaucoup de guillemets, une « lutte des races ». L’idée se met en place, dans ces quartiers populaires, que les gens qui ont une culture différente, et que celle-ci pose problème. Nous ne sommes plus en termes de classes sociales, de riches et de pauvres, mais entre Français et non Français. C’est un déplacement complet de ce qui fondait la gauche jusqu’à maintenant.

« Il y a cette espèce de porte-à-faux de l’école dont on attend que ‘si je travaille bien, j’y arriverais’, alors que c’est totalement idiot »

Le Bondy Blog : Vous expliquez dans vos spectacles que l’école fait aujourd’hui perdurer un mensonge. Lequel ?

Franck Lepage : L’école devrait être un lieu d’esprit critique mais, au lieu de ça, fait perdurer le mensonge que lorsque l’on veut, on peut, et il appartient à chacun de se bouger un peu pour y arriver. Une pensée de droite signifie que chacun individuellement est responsable de sa situation, il y a des « fainéants » comme dirait Emmanuel Macron. Une pensée de gauche, c’est de dire : si seulement 3% des élèves des quartiers populaires arrivent à sortir des grandes écoles, alors qu’ils sont 30% dans la population, il y a certainement un autre problème. L’école est dans une situation terrible car paradoxale. Tout le monde attend, notamment les parents, qu’elle doit permettre à leurs enfants d’accéder à une situation sociale satisfaisante, alors qu’elle ne devrait pas être là pour ça, mais pour donner des moyens afin comprendre le monde.

Le Bondy Blog : Des intellectuels comme Régis Debray ou Alain Finkielkraut prônent « l’autorité du maître » du fait de son savoir qu’il détient, hiérarchisant la relation entre lui et ses élèves. Que pensez-vous de cette vision de l’éducation ?

Franck Lepage : Concernant la « théorie du maître », il est absolument évident qu’ils sont tous les deux les garants de cette théorie. Ils ne peuvent même pas imaginer ce qu’est l’échec scolaire, surtout lorsque l’on fait partie d’une catégorie populaire. Ce sont des héritiers. Toutes les innovations pédagogiques des années 70, qui, dans la foulée de Mai 68 ont commencé à remettre en question le modèle scolaire des héritiers, ont connu un foisonnement d’expériences d’écoles parallèles et de remises en question du modèle autoritaire, pour mettre en place des pédagogies intelligentes. Tout cela s’est refermé dans les années 80. Avec le paradigme de l’emploi et le mensonge de la crise, l’école s’est vu subitement attribuer une seule et unique fonction : procurer de l’emploi. C’était une façon de mettre fin à toute critique du système scolaire. Ce alors qu’aujourd’hui, la demande des entreprises est en France totalement saturée. Regardez ce qu’il se passe dans les universités : on en arrive au tirage au sort. Beaucoup de monde a envie d’apprendre ou de faire des études supérieures. Si c’est dans une optique de débouché professionnel, il y a de quoi se faire des cheveux blancs. Il y a cette espèce de porte-à-faux de l’école dont on attend que « si je travaille bien, j’y arriverais », alors que c’est totalement idiot. C’est vrai pour un petit nombre de personnes, mais ce ne sera pas forcément lié à l’école. Si vous êtes issu d’une famille de cadres supérieurs, quel que soit votre niveau scolaire, votre situation sera satisfaisante, grâce au réseau de votre famille, aux codes sociaux, à votre langage.

Le Bondy Blog : Au-delà de ces problématiques paradoxales dans l’école, vous évoquez un « marché européen de l’éducation ». Pouvez-vous en dire plus à ce sujet ? Le nouveau ministre Jean-Louis Blanquer va t-il en ce sens ?

Franck Lepage : Les profs ne se rendent pas compte qu’on n’aura peut-être plus besoin d’eux un jour, des logiciels feront le même travail. Lors des examens que l’on fait passer aux élèves de CM2 pour le passage en 6e, le prof envoie les résultats par informatique et, trois semaines plus tard, il reçoit un papier composé de plusieurs schémas en couleur et dans lesquels les établissements du secteur sont classés entre les élèves, les classes et les établissements scolaires. C’est littéralement fabriquer un marché éducatif. Les parents décideront de placer leur enfant en fonction de ces classements, ce qui favorise les stratégies familiales et individuelles et renforce ainsi un peu plus les inégalités.

« À Sciences Po, je me trouve confronté à des systèmes d’évaluation qui portent systématiquement sur des réflexes de classe sociale, de codes que je n’ai pas et que je ne comprends pas »

Le Bondy Blog : De nombreux lycéens sont encore sans affectation cette année et la sélection risque de devenir la norme afin de rentrer en première année à l’université. Qu’en pensez-vous ?

Franck Lepage : C’est la mise en concurrence des établissements, dans le cas de la fac. Tous les secteurs sont concernés par cela, regardez l’hôpital. Vous rendez les hôpitaux autonomes et vous attribuez l’argent aux bons élèves, ceux qui font du chiffre, qui virent les malades rapidement pour faire de la place, qui baissent la masse salariale, dans le cas des directeurs d’hôpitaux, qui auront de grandes primes. Les universités sont dans ce même processus. On réduit les coûts, les amphis sont bondés, les profs sont à bout. On a des gouvernements qui sont obsédés par la suppression des dépenses, ce qui est aberrant. Depuis les années 80, les gouvernements sont obligés d’emprunter auprès des banques et non d’eux-mêmes. Ce qu’il faut comprendre, c’est que cela va au-delà de l’école, afin de toucher l’ensemble du système.

Le Bondy Blog : Vous avez étudié à Sciences Po. Pouvez-vous revenir sur cette expérience ?

Franck Lepage : C’est uniquement le refuge de la haute bourgeoisie. Cela n’existe pas dans beaucoup de pays, comme en Belgique, c’est quelque chose de très français. La sélection se base sur des critères sociaux, déguisés en critères d’exercice et de notes. J’étais un bon élève dans mon lycée de banlieue, à Bagneux, avec 18 au Bac. En première année à Sciences Po, je me prends une claque monstrueuse. Je me trouve confronté à des systèmes d’évaluation qui portent systématiquement sur des réflexes de classe sociale, de codes que je n’ai pas et que je ne comprends pas. C’est la première fois que je voyais des personnes aisées, qui ont un pouvoir très important. Je me suis dit que je ne ferai jamais partie de leur monde. Il y a 3% des élèves des quartiers populaires qui parviennent  intégrer une grande école, et ce sont des exceptions qui passent parfois par des dispositifs « égalité des chances » alors qu’il ne peut pas y avoir d’égalité des chances à partir du moment où il existe un système basé sur la sélection et sur l’élite. Le principe même d’une vraie égalité des chances, ce serait d’empêcher la mise en concurrence des élèves. Cela laisse croire que tout le monde a les mêmes possibilités, et ce genre de dispositif légitime les grandes écoles.

Le Bondy Blog : Aujourd’hui, on observe plutôt une rupture entre le monde intellectuel et les milieux les plus populaires.

Franck Lepage : Bien sûr. Une révolution a lieu quand les deux catégories se rejoignent. En Mai 68, la critique sociale et la critique intellectuelle se rejoignent. Aujourd’hui, tout est fait pour que cela n’arrive pas, qu’il y ait une opposition entre les deux catégories. Par exemple, la manière dont les sociologues ou les universitaires sont incapables d’avoir un point de vue sur ce qu’on appelle la radicalisation dans les banlieues, qu’ils analysent seulement comme un phénomène pathologique, incapables d’analyser ça comme un mouvement social. Je suis frappé par la pauvreté des analyses des intellectuels français là-dessus. C’est ce que disait Alain Badiou quand il affirmait que la révolution viendrait forcément des banlieues, des catégories complètement reléguées qui, en plus, sont traitées comme des graines de délinquants terroristes. Le problème, c’est lorsque la contestation ne rejoint pas les étudiants ou de la petite bourgeoisie intellectuelle. Dans ce cas, ça se limite aux révoltes de 2005. Il y a plein de jeunes qui s’instruisent de plus en plus, qui vont voir sur internet Frédéric Lordon, Bernard Friot ou Étienne Chouard. Ils vont te parler tirage au sort, de démocratie directe et de la crise de la dette grecque. Il y a une génération qui est en train de s’instruire sur le capitalisme, on n’avait pas ça en 68. Il y avait des modèles alternatifs en Chine ou à Cuba, et on se contentait de dire que « la solution, c’est ça » sans même réfléchir. Aujourd’hui, il faudrait que ces trentenaires instruits rejoignent les jeunes des quartiers populaires, qui eux aussi ont un savoir, d’autant plus qu’ils vivent la domination, la discrimination à l’embauche ou les violences policières par exemple, au jour le jour.

Propos recueillis par Selim DERKAOUI

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