Petit, Ingo a toujours rêvé d’être un pirate. Alors, quand son éducatrice de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) lui propose de partir un mois sur un voilier, l’adolescent ne réfléchit même pas : « Une semaine sur un bateau avec un skipper, t’imagines ça doit être dans les 20 000 euros ! Je n’aurais jamais pu me payer ça ! » Le temps d’acheter la liste du matériel nécessaire et au début de l’automne, le voilà parti, loin de Gennevilliers et de ses tours bétonnées. L’adolescent a rendez-vous à Perpignan. Comme trois autres jeunes, il est attendu par l’association Amer Méditerranée.

Fondée il y a trois ans par Michel Sparagano et Jules Despréaux, l’association propose à « des gamins qui ont besoin de changer d’environnement, de fréquentations, de comportement, de langage ou simplement d’habitudes », de partir en mer, avec un skipper et deux éducateur.ices, pour des séjours d’un à six mois. Comme une dizaine d’autres structures proposant des « séjours de rupture embarqués », l’association est agréée et financée par les départements, à hauteur de 250 euros par jour et par jeune.

Pas de canyon à Clichy

Les quatre premières nuits dans un camping du sud de la France permettent à l’équipage d’apprendre à se connaître. « Avec les deux éducateurs, le feeling est tout de suite bien passé. Mais avec les autres jeunes, ça a été plus compliqué. Il y en a un qui a fugué et une autre qui est partie au bout du 2ᵉ jour », se remémore Ingo. Lui ne compte pas laisser sa place : « C’était un monde que je ne connaissais pas, je voulais découvrir. On a fait du canyoning, moi je suis né à Clichy, je n’avais jamais vu de canyon de ma vie ! » 

Puis le voilier lève l’ancre et l’équipage commence à cohabiter sur cette embarcation de 70 m2. « On dormait dans des cabines exiguës, mais comme je n’ai jamais connu la richesse, ça ne m’a pas trop dérangé ». Direction le nord de l’Espagne puis Île de Porquerolles, à 40 heures de navigation plus à l’est. « Le capitaine nous a montré comment suivre un cap. Les éducs nous disaient que c’était une métaphore de ce qu’on devait faire dans la vie, qu’il fallait qu’on pense à notre avenir, qu’on se relance dans la vie, etc », relate Ingo.

Pendant le séjour, les jeunes peuvent également échanger par téléphone avec une psychologue.

En mer, les masques tombent

Pour prendre en charge les « incasables », les séjours de ruptures se développent en France dans les années 70, sous l’impulsion de l’éducateur libertaire Fernand Deligny et du père Michel Jaouen qui faisait naviguer les jeunes en rupture avec la société. « Les choses se révèlent plus vite en mer, on triche moins facilement. Les masques que ces gamins se sont forgés tombent plus rapidement », analyse Michel Sparagano qui accompagne des jeunes en mer depuis près de 30 ans.

Sur le voilier, la vie en collectif doit s’organiser. Les règles de vie à bord sont strictes : les portions de nourriture sont rationnées, les douches se prennent à l’eau salée et les tâches ménagères se font à tour de rôle. « Moi ça va, je savais cuisiner vu que je me fais à manger tout seul depuis que je suis assez grand pour toucher les boutons de la cuisinière », confie Ingo, suivi par l’Aide sociale à l’enfance depuis ses six ans.

À bord, les trois jeunes cohabitent avec le capitaine et deux éducateurs.

À bord aussi, les écrans sont proscrits. « Bon, mon portable me manquait quand même moins que les femmes », plaisante Ingo qui prend l’habitude de lire Harry Potter, à voix haute pour distraire l’équipage. « On vit les choses ensemble, 24 heures sur 24, la lenteur du voilier aide à la réflexion, à la rencontre. Souvent, pendant les quarts de nuit, les jeunes se confient », assure le toulousain de 64 ans, Michel Sparagano.

Du sang-froid dans la tempête

La vie sur le bateau est un condensé de celle sur terre. Certains jours, les matelots ont la chance d’apercevoir des dauphins, d’autres fois, ils doivent braver des tempêtes. « Une nuit, on a eu des rafales à plus de 90 km/h ! Le capitaine nous a réveillés pour nous dire que l’ancre s’était décrochée et qu’on était en train de dériver. On avait l’impression d’être dans un film ! » Ingo utilise alors sa « grosse voix » pour faire la transmission. « Le capitaine m’a félicité parce que j’ai réussi à garder mon sang-froid », relève Ingo, non sans fierté.

Près de Toulon, l’équipage a eu la chance d’apercevoir un banc de dauphins.

Pour Michel Sparagano, tout le travail éducatif réside dans le « faire-avec » mais aussi dans la responsabilisation de ces jeunes : « Il m’est arrivé de passer chef de quart un gamin de 14 ans, de laisser la barre à des jeunes la nuit, au milieu de l’océan Atlantique, le temps d’aller me reposer. C’est important de leur montrer qu’on les prend au sérieux ». 

En plus du vocabulaire, des connaissances en navigation, Ingo acquiert la superstition des marins. Selon lui, la tempête s’est déclenchée parce que l’un des jeunes a prononcé le mot « lapin » interdit à bord de toute embarcation, « parce qu’à l’ancienne, les lapins provoquaient les naufrages de navires en rongeant les cordages », explique le moussaillon.

Retrouver un peu de bonheur

Ingo ne cache pas les embrouilles, les bagarres à bord, les vols, les fugues, les sanctions. « Moralement aussi, c’est compliqué vu que tous tes repères sont effacés. Tu n’as plus de passerelle avec le monde. C’est dur, mais c’est bien d’être dans le dur pour mieux se relever. » 

Le fond, Ingo croit le toucher quand, au mois de juillet, son père est emporté par un cancer. « Je me suis retrouvé à avoir la charge de ma famille. Ma grande sœur a été traumatisée par le choc, elle s’est mise à fumer. Mon petit frère a été exclu du collège et s’est mis à foutre la merde dans sa famille d’accueil. » Ingo tente d’abord de porter sa famille à bout de bras, avant de prendre la décision de partir en mer.

Pour la rentrée de septembre, Ingo s’est inscrit dans un lycée maritime

« Grâce à ce séjour, je ne pourrais pas dire que je vais bien parce que ça serait prétentieux, mais je vais mieux et c’est déjà énorme. Ce voyage m’a aidé à retrouver un peu de bonheur, alors que j’ai toujours eu une vie très dure ». Ingo a aussi vu Nolan, son compagnon de bord, évoluer positivement : « Au début, il était très fermé, il ne voulait pas me parler, et à la fin, il s’est relâché. J’lui ai dit : tu n’es plus aigri, tu vas voir, ta meuf, elle ne va pas te reconnaître ! »

Plan A plan B

Le séjour a aussi permis à Ingo d’y voir plus clair dans ses projets d’avenir. Le jeune homme envisage de vivre du MMA, sport qu’il pratique depuis neuf mois. Mais il a aussi pensé à un plan B : « Les boulots de la mer, ça gagne très bien et apparemment, j’suis doué là-dedans, le capitaine a dit que j’avais le sens marin ». Ingo se verrait bien pêcheur, ou matelot sur les ferrys entre la France et l’Angleterre. « Au moins, j’ai des pistes alors qu’en partant, je ne savais pas ce que j’allais faire ».

Pour les éducateurs, le seul critère d’évaluation de ces dispositifs réside dans le projet du jeune à la fin du séjour. « Rescolarisation, formation, on travaille à leur trouver des points d’ancrages pour le retour. S’ils débarquent et qu’ils n’ont rien, c’est la cata mais sur 20 ans, je dirais qu’on a réussi à en récupérer environ 60% », assure Michel Sparagano.

« S’il y a des jeunes qui vont mal, plutôt que de rester dans un quartier, à vendre du shit ou quoi, je leur conseillerais de partir. Au moins, tu vois de belles choses, tu découvres un autre mode de vie, tu rencontres des gens, j’vois pas beaucoup de points négatifs à tenter l’aventure », lance Ingo qui vit désormais dans un appartement en semi-autonomie à Asnières-sur-Seine.

Vider la mer à la petite cuillère

Selon le rapport du sociologue et éducateur de rue Jean-Yves Barreyre sur les « incasables », 2% des jeunes suivis par l’ASE ne trouvent pas de solutions dans les dispositifs existants, soit 6000 mineurs sur l’ensemble du territoire national. Pourtant, aujourd’hui, seul un département sur 10 soutient financièrement ces échappées organisées.

L’association Amer Méditerranée propose également des séjours en immersion pour des jeunes en situation de handicap.

« C’est une question de volonté politique. On est dirigés par des gens qui pensent que la prévention coûte trop cher. Alors qu’en réalité, il faudrait s’interroger sur ce que coûte une vie de délinquant à la société », martèle Michel Sparagano qui connaît par cœur le coût des autres dispositifs : 350 euros par jour et par jeune en internat socio-éducatif, 600 euros en centre éducatif fermé, 800 euros en établissement pénitentiaire pour mineurs.

« Je ne dis pas qu’on est des magiciens, mais je crois dans la prise en charge en milieu ouvert pour éviter à ces jeunes d’emprunter la trajectoire des délinquants ». Et de s’interroger : « Combien de voiliers faudrait-il pour sauver ces centaines de milliers de jeunes à la dérive ? Chaque môme sorti, c’est une victoire, mais on a quand même l’impression de vider la mer à la petite cuillère ». 

 

Margaux Dzuilka

Crédit photo : Ingo Rasser Vazquez et Pablo Valera 

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