C’est l’une des nombreuses victimes de la répression du 17 octobre 1961. Le corps sans vie de Fatima, 15 ans, est retrouvé dans le canal de Saint-Denis le 31 octobre 1961. Témoignage de Djoudi Bedar, le frère de la victime.

Fatima avait 15 ans en octobre 1961. Son frère Djoudi avait 5 et demi. Il se souvient très bien de sa sœur : « C’est elle qui m’accompagnait chaque matin à l’école. Elle avait de très longs cheveux noirs. Je me souviens de son cartable et de ses livres. J’étais émerveillé à l’époque par ses gros livres et ses gros dictionnaires ». En 1946, leur père arrive en France pour travailler. Il vit dans des hôtels comme de nombreux travailleurs. En 1951, il construit un baraquement au sein du bidonville Pleyel à Saint-Denis. Puis, il fait venir sa fille Fatima et sa femme. En 1954, il a les moyens d’acheter une habitation en dur à Aubervilliers : « Je suis né dans cette maison en 1956. Nous avons ensuite habité à Sarcelles en 1959-1960 pour enfin arriver en avril 1961 à Stains dans le quartier de l’Avenir. Nous étions voisins avec Monsieur Beaumale, le maire actuel de la ville » ajoute Djoudi. Fatima accompagne chaque matin Djoudi à l’école. Elle étudie au collège industriel et commercial féminin rue des Boucheries, à Saint-Denis.

Octobre 1961. Fatima Bedar veut répondre à l’appel lancé par la fédération de France du Front de Libération Nationale (FLN) pour se rendre à la marche pacifique afin de lutter contre le couvre-feu raciste instauré par le Préfet de police Maurice Papon, sous la présidence du Général de Gaule. Djoudi confie : « Mon père soutenait le mouvement de l’indépendance en Algérie, il se rendait régulièrement à des réunions clandestines du FLN, accompagné parfois de ma sœur Fatima ou de mon autre grande sœur qui avait dix ans et demi. C’est sûrement dans ces réunions que ma sœur, qui comprenait le kabyle, connaissait exactement l’intention des Algériens de l’époque et leurs difficiles conditions de vie et de travail en région parisienne. »

Le matin même du  17 octobre, Djoudi assiste à une brève altercation entre sa mère et Fatima qui souhaite se rendre à la manifestation le soir du 17. « Mes parents y étaient opposés puisque c’était elle qui devait nous garder à la maison. Nous étions sept frères et sœurs. Mes parents devaient se rendre à cette manifestation pacifique. Elle n’en a fait qu’à sa tête, et le 17 au soir, elle n’est pas rentrée à la maison. Mes parents ont commencé à s’affoler. Ils se sont d’abord rendus dans les différents lieux qu’elle fréquentait, notamment chez les cousines et cousins. Mais impossible de savoir où elle était » se souvient-il. Le père de Fatima ne va pas immédiatement au commissariat à cause de l’ambiance bouillante qui règne alors. Ils attendent chez eux le retour de Fatima. Le lendemain, il se rend au commissariat de Stains et Saint-Denis pour signaler sa disparition. « Mon père a été très mal reçu par la police avec des insultes, des bousculades ainsi que des coups. La police lui a dit qu’elle n’avait pas de nouvelles. Le 18 octobre 1961, mon père a déposé une déclaration de disparition au sujet de ma sœur ».

« Mon père a été invité à regarder l’ensemble des corps pour reconnaître celui de ma sœur »

Quinze jours durant, le père de Fatima, aidé d’un cousin et de sa femme française, essaient d’avoir plus d’informations en se rendant dans plusieurs commissariats, notamment, celui du 8e arrondissement pour demander de faire une recherche nationale. « Pendant quinze jours, ma mère me prenait par la main. Je me souviens, comme si s’était hier, des rues qu’on arpentait dans les villes de Saint-Denis mais surtout celles  de Stains : rue des Hucailles, Aristide Briand, Jean Jaurès et rue du Repos…  Je me demandais pourquoi ma mère me ramenait tous les jours comme cela et je la voyais pleurer et prier durant ces deux semaines. Mais le 31 octobre, mon père est arrivé à la maison avec le cartable de Fatima à la main en annonçant la nouvelle : ma sœur avait été retrouvée noyée dans le canal de Saint-Denis » livre Djoudi. Le père de Fatima a été convoqué par le commissariat de Saint-Denis à 8h30. Djoudi explique : « On lui a signalé que le corps d’une femme avait été découvert et qu’il pouvait s’agir de sa fille ». C’est un éclusier de Saint-Denis qui a découvert le corps de Fatima. « Elle était agrippée, les jambes coincées dans la grille de la turbine de cette écluse. L’éclusier a donc appelé les pompiers et la police » ajoute t-il.

Le père de Fatima s’est donc rendu à l’institut médico-légal de Paris. « Arrivé là-bas, il a eu droit à une fouille au corps. Puis, on l’a fait entrer dans une grande salle où il y avait entre une quinzaine et une vingtaine de corps allongés à même le sol dans des sacs plastiques. C’étaient des corps d’Algériens qui ont été repêchés dans le canal. Mon père a été invité à regarder l’ensemble des corps pour reconnaître celui de ma sœur. Il a regardé les corps un par un pour arriver sur celui de Fatima. Elle était méconnaissable. Elle était gonflée et de couleur violette. Il a reconnu sa fille grâce à ses longs cheveux noirs ». Les policiers ont conclu à un suicide. « Ce n’était pas le cas, ma sœur n’avait aucune raison de se suicider. Elle était pleine de vie. A l’époque, c’était l’omerta ! Mon père était sous la pression de la police, ils ont fini par le faire signer un procès verbal dans lequel une petite histoire a été racontée » explique Djoudi.

Fatima a été enterrée le 3 novembre 1961 au cimetière communal de la ville de Stains en présence de camarades de classe, de professeur ainsi que de la directrice. « A partir de ce jour là, ça a été le black out total. Une chape de plomb s’est posée sur ma famille et sur les événements du 17 octobre 1961. Moi, je ne voyais plus ma sœur me déposer à l’école. Je demandais à mes parents et à mes sœurs ou était Fatima. Ils me répondaient qu’elle ne reviendrait jamais. Pendant vingt ans, nos familles ont occulté ces événements. Nous ne savions pas dans quelles conditions Fatima avait disparu. Mes sœurs avaient entendu parler des événements qui ont eu lieu à Charonne car ceux- ci avaient été médiatisés. Nous avons finalement conclu que Fatima s’était rendue à cette manifestation dans laquelle il y avait eu des morts » raconte t-il.

Meurtres pour mémoire

La Famille Bedar connaîtra la vérité sur la mort de Fatima des années plus tard : « Didier Daeninckx a écrit un article dans le journal L’Humanité en 1986, deux ans après la publication de son roman « Meurtres pour mémoire ». Ce roman revient justement les événements du 17 octobre 1961. C’était la première fois qu’on en parlait ». Sa sœur Louisa travaillait  à EDF en tant que secrétaire de direction. C’est une collègue de travail qui a lu l’article ce journal. « En lisant le nom  Bedar, elle a demandé à Louisa si c’était sa sœur. Etonnée, elle a immédiatement  écrit à Didier Daeninckx afin de lui demander ce qui le faisait croire que sa sœur était morte durant les événements du 17 octobre 1961″. Didier Daeninckx a contacté l’historien Jean-Luc Einaudi qui connaissait bien ce sujet pour y avoir travaillé depuis plusieurs années. Djoudi expose : »A partir de là, Jean-Luc Einaudi m’a contacté pour essayer d’avoir un témoignage. Je lui ai donc donné le 27 décembre 1987, ainsi que ma sœur Louisa en janvier 1988. Je suis resté en contact permanent avec Jean-Luc Einaudi qui a fait d’autres recherches notamment dans les cimetières, l’institut médico-légal. Il a également contacté l’éclusier, la directrice du collège de Fatima mais aussi ses camarades de classe, en vain car ces personnes étaient décédées pour la plupart. Par la suite, nous avons pu contacter une amie de sa classe qui a accepté de témoigner. Cette amie nous a affirmé qu’il était fort possible que Fatima ait participé à la manifestation du 17 octobre. Cette amie s’y était elle-même rendue avec sa mère. Ce témoignage était important car il contredisait complètement un autre témoignage qui était indiqué dans le rapport de police de l’époque ».

Jean -Luc Einaudi a souhaité obtenir les témoignages des parents de Fatima. Mais, Djoudi ne savait pas trop s’ils devaient leur en parler : « Evoquer ces événements à mes parents les rendaient encore plus tristes. Après le drame de 1961, ma mère est tombée malade et s’est rendue dans plusieurs maisons de repos. Elle a eu toutes les maladies possibles et imaginables. Toutes ces maladies l’ont suivi jusqu’à sa mort, en 2003. J’ai posé la question à mon père qui m’a dit de laisser tomber car rien ne pouvait faire revenir ma soeur. A la suite du drame, mon père ne voulait plus entendre parler de cette histoire. »

« Fatima est morte à l’époque où les policiers français jetaient les Algériens à la Seine »

Adolescents, Djoudi et ses sœurs allaient régulièrement au cimetière. Ses sœurs posaient des questions à leur mère pour essayer d’en savoir un peu plus. Elle répondait simplement : « Fatima est morte à l’époque où les policiers français jetaient les Algériens à la Seine ». Djoudi ajoute, « Pour la police, il n’y a eu que deux morts officiellement durant la manifestation. Par la suite, 200 à 300 cadavres ont été découverts. Il u a eu plus de 300 disparus. Pour la police, ces cadavres étaient ceux d’Algériens qui ont bizarrement  décidé comme ma  sœur le 17 octobre 1961 de se donner la mort, ou bien de gens qui ont été victimes de règlement de compte entre le MNA et le FLN. On sait très bien que tous ces morts là sont décédés le 17, 18 ou 19 octobre 1961 et que les corps ont été balancés dans la Seine. Beaucoup de corps n’ont jamais été retrouvés. Certains ont été transportés par le courant jusqu’à Rouen et au Havre, voire même jusqu’à la mer ».

Le 17 octobre 2006, la famille Bedar  a décidé d’exhumer le corps de Fatima pour le rapatrier en Algérie afin afin de l’inhumer au carré des martyrs. Pour Djoudi  » il est important pour ma famille que Fatima soit enterrée dans sa terre natale. » En 2012, François Hollande, lors du 51e  anniversaire des événements du 17 octobre 1961, a reconnu dans un communiqué de presse que « le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l’indépendance ont été tués lors d’une sanglante répression. La République reconnaît avec lucidité ces faits. Cinquante et un ans après cette tragédie, je rends hommage à la mémoire des victimes ». Djoudi salue cette reconnaissance, « elle permet à ma famille de tourner une page, pas de la déchirer, mais simplement de la tourner et de commencer le véritable deuil « .

Fille de tirailleur algérien

Pour comprendre l’histoire de Fatima, il faut aussi s’intéresser à celle du père. Il est né en 1917 en petite Kabylie. A son adolescence, il travaillait dans les champs pour le compte de colons. « Etant jeune homme, il a voulu faire autre chose et est parti à Bougie (aujourd’hui, Bejaïa) pour travailler en cuisine. En 1938, les gendarmes sont venus le chercher au village pour qu’il effectue son service militaire. », à la caserne de Constantine de 1938 à 1940. A la seconde guerre mondiale, l’Armée française l’amène en France pour y faire la guerre. » Il n’a pas combattu longtemps car le 17 juin 1940 son unité a été faite prisonnière par les Allemands. Il est resté en captivité dans le camp de Chevagnes, dans l’Allier, durant un an. Comme, il savait cuisiner, on l’a mis dans les cuisines du camp pour préparer les repas des gardes Allemands et des SS » confie Djoudi.

Le 21 juillet 194,1 après un an de captivité, son père s’échappe. Djoudi raconte : « Il se rendait au village du coin qui se trouvait à proximité du camp pour faire le réapprovisionnement. Il a profité de l’inattention de ses  gardes pour entrer dans l’église qui se trouvait tout près de son lieu de détention. En voyant mon père, le curé lui a donné des vêtements de civils et un vélo pour qu’il puisse s’évader et arriver à joindre la ligne de démarcation. C’est une fois qu’il a réussi à dépasser cette ligne qu’il a pu être rapatrié en Algérie. Mais il a été mobilisé une seconde fois en 1943 pour être muté au sein du troisième régiment de tirailleurs algériens de l’infanterie du Général de Monsabert. Et c’est au sein de ce régiment qu’il a participé au combat en Tunisie et à la campagne d’Italie avec les batailles de Sienne et de Rome. Puis le 15 août 1944, il a embarqué en Italie avec son unité du troisième régiment de tirailleurs algériens pour débarquer à Saint-Tropez « .

Des villes comme Toulon et Marseille ont pu être libérées grâce à la participation dans les combats du troisième régiment des tirailleurs algériens. « Son unité a aussi poursuivi les Allemands à travers les Alpes et le Jura et s’est battue dans les Vosges et en Alsace. Mon père m’a dit qu’il avait beaucoup souffert du froid et de la neige dans cette région. Il a terminé ses combats en mai 1945 à Stuttgart en Allemagne. Bon nombre de ses camarades sont retournés en Algérie en 1945. Ils ont retrouvé leurs familles complètement décimées par un autre massacre qui avait eu lieu à l’époque, le 8 mai 1945, jour de capitulation nazi. Mon père, en fin de compte, était en quelque sorte en sursis car seize ans après Sétif, la France coloniale lui a enlevé sa fille » conclut Djoudi.

Née en 1946, Fatima serait aujourd’hui  âgée de 67 ans. Elle a disparu, comme des centaines d’autres d’Algériens un certain 17 octobre pour avoir osé défier l’interdiction de sortir après de 20h30. Fatima souhaitait simplement que les droits des Algériens soient reconnus en France et que l’Algérie devienne un pays indépendant.

Hana Ferroudj

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