Mise à jour, 14h45 : La grève des agents de la CAMNA a été levée en début d’après-midi. Dans un communiqué, le syndicat FSU se félicite des engagements pris par le conseil départemental, parmi lesquels le recrutement de sept éducateurs, une infirmière et quatre agents administratifs, le renforcement du suivi psychologique des mineurs, la location de bureaux supplémentaires et le versement d’une prime exceptionnelle.

« Ça fait 5 mois que je suis arrivé en France et je ne comprends pas… Je ne peux pas aller à l’école ni travailler, je n’ai rien du tout. » Lamine a 15 ans, il vient du Mali. Depuis plusieurs mois, il est hébergé dans un hôtel insalubre de Noisy-le-Sec où les punaises de lit lui mènent la vie dure. Il aimerait entamer des démarches pour suivre une formation en pâtisserie, d’où sa présence devant la cellule d’accompagnement des mineurs non accompagnés (CAMNA) à Bobigny, ce mardi. Mais moins d’un an après sa création, la cellule dédiée aux mineurs étrangers de la Seine-Saint-Denis, au bord du burn-out, s’est mise en grève.

En service depuis septembre dernier, la CAMNA est devenue le lieu unique de prise charge de ces jeunes qui étaient auparavant accompagnés par les différents bureaux de l’aide sociale à l’enfance (ASE) du département. Dans le circuit d’accueil d’un mineur étranger, le rôle de cette cellule arrive après que le juge des enfants a reconnu la minorité de ce dernier et qu’il délivre en conséquence une ordonnance de placement provisoire. À ce moment-là, la CAMNA se charge de loger le mineur et de lui apporter un suivi dans ses démarches administratives au quotidien.

En tout cas, en théorie… Ismaël est arrivé de Côte d’Ivoire en septembre dernier. « Au départ, j’ai été pris en charge par l’ASE, j’étais à Aubervilliers l’année passée, raconte le jeune homme de 17 ans. Là-bas tout allait bien, on s’occupait bien de moi et un jour mon éducatrice m’a appelé pour me dire qu’ils allaient envoyer tout le monde à Bobigny. Depuis ce jour, je n’ai plus d’éducateur et on ne me dit rien. Quand je viens ici (à la CAMNA) on me demande si j’ai un rendez-vous, mais comment est-ce que je peux faire pour avoir un rendez-vous ? On me dit d’appeler, mais le numéro ne décroche jamais. » Electricien en herbe, Ismaël a déjà intégré un centre de formation des apprentis. Depuis deux semaines, il attend une signature pour pouvoir démarrer un stage en entreprise, une situation kafkaïenne qui l’angoisse considérablement.

La protection de l’enfance, là, elle n’est pas jouable

Au même moment, derrière les portes teintées des locaux de la CAMNA, des travailleurs sociaux sortent de l’assemblée générale des grévistes pour nous recevoir. « Nos conditions de travail à la CAMNA sont dégradées, les conditions d’accueil des jeunes sont dégradées du fait principalement du manque de personnel. Au départ la CAMNA a ouvert pour 300 jeunes, il y avait dix postes d’éducateurs en face, puis progressivement les collègues sont partis, en parallèle, le nombre de jeunes pris en charge a continué à augmenter. Aujourd’hui, on est tombé à 5 éducateurs pour 800 jeunes », explique Agnès Ciron, travailleuse sociale à la CAMNA qui précise que deux éducateurs sont arrivés la semaine dernière.

Rattachée au conseil départemental de la Seine-Saint-Denis, qui est en charge de la protection de l’enfance, cette cellule était pourtant supposée être calibrée pour faire face à la hausse du nombre de mineurs étrangers dans le département qui a triplé ces trois dernières années, atteignant le chiffre de 1 500 (dont 800 pris en charge par la CAMNA). Les conditions de travail se sont détériorées au point que les effectifs ont diminué d’un tiers. « Nous avons nombre de collègues qui sont partis, des collègues qui étaient motivés pour travailler à la CAMNA, qui étaient engagés, qui n’ont pas compté leurs heures, parfois au détriment de leur santé, de leur sécurité, de leur vie privée. Il ne se passe pas un jour sans que des éducateurs ou du personnel soient en mal-être, qu’ils craquent, qu’ils pleurent », alerte Agnès Ciron. Une détresse d’autant plus importante que leur vocation première est de venir en aide à ces jeunes. Henry-Cecyl Coezy, un de ses collègues, va dans le même sens : « Au regard du nombre d’agents, il est impossible de faire notre travail correctement. La protection de l’enfance, à ce moment-là, elle n’est pas jouable. »

Le département annonce des renforts

Les travailleurs sociaux font face à l’incompréhension et à la détresse des jeunes qui attendent devant les locaux, ce qui provoque des situations extrêmement tendues. « Il faut tenir compte de l’arrivée de ces jeunes sur le territoire français. Ce qu’ils ont vécu pendant toute leur traversée, nous on ne le sait pas. Il y a ceux qui arrivent à dire les choses, mais s’il n’y a personne pour les accompagner à un moment, ils craquent et ça retombe, en gros, sur les travailleurs sociaux », déplore Henry-Cecyl Coezy qui a lui-même été pris à partie par des jeunes. Pendant l’interview, il va d’ailleurs expliquer à un jeune qui toquait à la porte que la CAMNA est en grève, un échange qui s’est un peu éternisé. Preuve, s’il en fallait une, de la difficulté dans laquelle ils se trouvent.

Face à ce mouvement social, le président (PS) du conseil départemental de Seine-Saint-Denis, Stéphane Troussel, a annoncé le renfort de six éducateurs et d’un infirmier. Mais les agents craignent que cette mesure soit sans grand effet si elle vient seulement pallier les départs. « On a eu plusieurs promesses et effets d’annonce de la direction, s’inquiète Agnès Ciron. On a déjà interpellé notre hiérarchie mais on a le sentiment de ne pas être entendus. » Les 800 créations de places en foyer annoncées pour l’année 2019 arrivent au compte-gouttes, encore une fois à cause d’un problème d’effectifs.

En plus de ces renforts, les grévistes réclament l’intégration d’un psychologue à leur équipe qui pourrait orienter ces jeunes vers des suivis adaptés. Mais aussi la mise en place d’un boîtier de renouvellement du passe Navigo, le recrutement immédiat de deux éducateurs de soutien et une prise en charge adaptée aux situations de chaque mineur. Selon le syndicaliste FSU, Julien Fonte, « a priori, les nouvelles propositions (du département) conviennent et la grève pourrait être levée dès la réception du courrier » de confirmation des accords.

La Seine-Saint-Denis (encore) moins bien dotée que les autres

Si ces revendications s’adressent logiquement au conseil départemental qui est leur employeur, il est évident que la question de l’accueil des migrants excède la compétence des départements. Comme le constate Julien Fonte, « on est au croisement de deux crises : une crise de la protection de l’enfance, une crise de l’accueil des migrants ». Avec ses moyens, le département tente d’apporter des solutions mais pour Stéphane Troussel, « cette situation est le résultat du fait que la Seine-Saint-Denis assume largement la solidarité nationale ».

Au dernier congrès des départements de France (ADF), le gouvernement avait annoncé une aide exceptionnelle de 96 millions d’euros, pour un total de 141 millions euros dans le budget de l’État pour 2019. Problème : l’ADF évalue la prise en charge des MNA sur le territoire à 2 milliards d’euros, pour cette même année. Pour ne rien arranger, la Seine-Saint-Denis voit ses dépenses couvertes à hauteur de 10%, contre 20% en moyenne pour les autres départements. « Paris et la Seine-Saint-Denis accueillent 70 % des MNA de toute l’Île-de-France et nos agents sont en première ligne face à la détresse de ces jeunes », regrette Stéphane Troussel.

Le président du conseil départemental a bien alerté les ministres concernés mais sans grand succès. « La prise en charge par l’État ne suit pas et le président de la République vient faire de grands discours sur la solidarité nationale », enrage l’élu. De fait, les justifications du gouvernement sont parfois difficiles à suivre. Il faut savoir que certains jeunes ne sont pas comptabilisés dans les chiffres des mineurs non accompagnés et qu’ils n’ont en conséquence pas d’aides dédiées. Ce savant tour de passe-passe advient quand l’un de ces mineurs se voit délivrer une carte de séjour visiteur, ce qui le classe d’office dans la catégorie des jeunes en situation régulière, il cesse alors d’être pris en charge par l’ASE au titre des MNA. En résumé : pas de bras, pas de chocolat.

Ce n’est pas aux départements de se transformer en supplétifs du ministère de l’Intérieur

Mais ce n’est pas tout, pour soutenir les départements, le gouvernement a introduit, dans la loi asile-immigration, un article qualifié de « scélérat » par Stéphane Troussel qui a refusé, comme la maire de Paris, d’appliquer le décret. Celui-ci prévoit la création d’un fichier des mineurs isolés étrangers centralisant les différentes évaluations qui auraient pu être faites de l’âge d’un même mineur par différents départements auprès desquels il aurait déposé un dossier de régularisation. Ce fichier vise clairement à lutter contre l’entrée et le séjour irréguliers des étrangers en débusquant les faux mineurs.

Sans compter le fait que les procédures d’évaluation sont largement critiquées pour leur imprécision et leur application hétérogène selon les territoires. Les tests osseux sont au cœur de cette polémique. Réalisés à partir d’une radiographie du poignet, ils sont supposés déterminer l’âge d’un individu qui se présente comme mineur. Mais la rigueur de ces tests est largement remise en cause dans le milieu scientifique et leur marge d’erreur peut atteindre un ou deux ans. Une différence de taille, quand on sait que ces tests sont principalement pratiqués sur des jeunes de 16 à 18 ans. Le président du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti) Jean-François Martini, dans Le Monde, explique en outre que « les taux de refus varient de un à dix, selon les départements ». Et Stéphane Troussel de rappeler que « ce n’est pas aux départements de se transformer en supplétifs du ministère de l’Intérieur ».

Le président du conseil départemental espère toutefois que la création du secrétariat d’État à la protection de l’enfance apportera quelques réponses avant l’été. Une perspective lointaine et incertaine, tant pour ces jeunes que pour les agents de la CAMNA.

Héléna BERKAOUI

Crédit photo : HB / Bondy Blog

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