Lunettes accrochées au tee-shirt, café et clope à la main, Hamidou N’Diaye se dirige, avec sa stagiaire Nina Matile, vers la petite place coincée entre le carrefour Market et la sandwicherie du quartier Croix-du-Sud, à Reims. « Ici, c’est le spot des 20 – 30 ans », pointe l’un des 23 éducateurs au Service de prévention de la Marne qui passe 70% de son temps à arpenter les rues, à la rencontre des jeunes de ce quartier de 20 000 habitants.

À travers les voies du tramway, Hamidou se fait héler par quelques-uns. On traverse. « Ça va ou quoi ? », tout le petit monde se check. Très vite, les jeunes se regroupent autour de l’éducateur. Il y a Sacha, 26 ans, avec sa casquette bleue et sa sacoche Longchamp, Hela qui porte le prénom de son grand-père et un maillot de Chelsea, ou encore Malle, 42 ans, qui se dit « artiste intérimaire » et blague sur « les Noirs qui roulent tout le temps dans des voitures blanches ».

Les échanges fusent dans tous les sens. En quelques minutes, Hamidou a déjà recueilli les complaintes de Sacha, conseillé à Hela de se rapprocher de l’Adie qui accompagne les jeunes à créer leur propre entreprise, demandé des nouvelles de la copine de Malle, glissé par la même occasion qu’à la « Circo » [la circonscription de la solidarité départementale de Reims Croix-Rouge, NDLR] juste derrière, près du Quick, ils peuvent tous aller se faire vacciner.

Au début, les gens pensaient que j’étais un client ou un flic.

Si aujourd’hui Hamidou peut se permettre de distiller conseils et suggestions à longueur de conversation, c’est parce qu’il travaille à chaque instant pour gagner le respect de chacun. « La première année, il a fallu que je me fasse connaître dans le quartier. Les gens pensaient que j’étais un client ou un flic, ça me faisait rigoler », se remémore ce père de famille de 46 ans, né à Kaédi en Mauritanie, arrivé à Tours en 99, à Reims en 2009, et à Croix-Rouge en 2017.

Dans ce quartier populaire, les habitants ont la méfiance de celles et ceux qui subissent la stigmatisation au quotidien. « Les jeunes sont remontés contre la société, contre les médias, contre la police, contre l’école, et même contre les travailleurs sociaux. La première chose à faire est de renouer le lien de confiance », décrypte l’éducateur qui s’efforce jour après jour, de créer des ponts entre les familles, les enseignants, les maisons de quartier, la Mission locale, le SPIP [Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation], la PJJ [La protection judiciaire de la jeunesse] ou encore les associations du quartier. Son objectif : construire un maillage autour de la cinquantaine d’adolescents qu’il accompagne.

Les 16 – 18 ans posent au coeur du quartier Croix-du-Sud, à proximité des immeubles en pleine démolition. © Yadally

Sa formation universitaire en sociologie l’amène à prendre en compte la typologie du quartier avec son taux de pauvreté à 60 %, ses familles monoparentales ou recomposées, ses 2049 demandeurs d’emploi. « Je sais que c’est ton environnement qui conditionne ton parcours. Je ne tolère pas ce que font ces gamins, mais je ne les blâme pas non plus. » En les renvoyant vers la philosophie, Hamidou les pousse à intégrer la notion de responsabilité individuelle et de libre-arbitre.

Comprendre la trajectoire de ces jeunes, à cheval entre deux cultures

Sur le terrain, l’éducateur expérimente les observations réalisées dans le cadre de sa thèse en sociologie. Parce qu’il s’est intéressé aux « villes africaines en Île-de-France », le docteur en sociologie est mieux placé que quiconque pour comprendre la trajectoire de ces jeunes, à cheval entre deux cultures. « J’ai compris que le processus d’intégration ne se faisait pas parce que les familles n’avaient pas coupé le cordon avec leur pays d’origine. Là-bas, en milieu rural, l’enfant qui est dehors est éduqué par toute la communauté. Ici, ce n’est pas le cas, alors moi, si un gamin fait le bazar, je le fais un peu à l’Africaine, je vais toquer chez les parents », sourit ce géographe de formation qui fut un temps professeur d’histoire-géo.

En plus de l’accompagnement individuel, l’éducateur du Département organise des projets collectifs autour du graff, du foot ou des voyages. « Une fois, je les ai emmenés dans le sud de la France. Ils ont adoré. C’est important pour qu’ils se créent une identité nationale, qu’ils comprennent que la France, ce n’est pas que l’espace délimité de leur quartier ». Celui qui s’interroge depuis ses débuts sur l’intégration des Subsahariens dans l’Hexagone considère que l’une des clés réside dans la réduction de la distance culturelle, véritable source de déclassement.

Yadally, 18 ans, au premier plan, considère qu’Hamidou apporte tout dans le quartier © Margaux

Devant nous, les voitures passent et klaxonnent, des jeunes s’arrêtent en scooter, d’autres font des allers-retours au Carrefour pour acheter un Oasis Tropical. Hamidou a un petit mot pour chacun, sait exactement où en est chaque jeune et oscille à tout moment entre fermeté et bienveillance. Il recadre ceux qui dérapent, mais valorise aussi ceux qui accomplissent de belles choses.

Il y a par exemple Mounir, champion de France handisport de sprint en fauteuil, Ange qui vient de signer un CDI dans un Burger King de la ville, ou encore Demba* qui organise chaque année depuis 2016 et la mort de son meilleur ami, emporté par la mucoviscidose, une collecte de denrées alimentaires pour les plus démunis. « Ça me fait plaisir de les voir prendre leur envol. C’est pourquoi je garde toujours espoir, même avec ceux qui font le bordel », sourit-il, le masque sous le menton.

C’est à nous d’aller vers lui, de saisir les perches qu’il nous tend.

Il est 15h, Hamidou et Nina n’ont pas bougé d’un mètre. Les jeunes se sont succédés sur la petite place. « Tu vois y a même pas besoin d’arpenter ! », glisse l’éducateur à sa collègue Nina. Il est quand même temps d’aller voir les « petits frères », posés derrière le Crédit Agricole. « C’est intéressant d’étudier l’occupation de l’espace public. Quand ils grandissent, ils viennent devant le Carrefour Market », analyse ce titulaire d’un DEA en urbanisme. En parcourant la centaine de mètres qui sépare les deux spots, Hamidou croise Amin*, qui sort du tabac, « je t’appelle tout à l’heure ! », lui lance l’éducateur.

Sur le spot des petits frères, entre les bâtiments en train d’être démolis, une quinzaine de jeunes, entre 16 et 18 ans, discutent sur des chaises pliantes, fument la chicha, mangent des glaces et écoutent du son. Parmi eux, Hamidou repère Brahim*, jogging noir et lunettes aux verres rosés. L’éduc’ écarte la pince à charbon et s’installe sur le muret à côté de lui. Il compose le numéro de la Mission locale et lui tend son téléphone, sans un mot. « Il avait rendez-vous ce matin et il n’y est pas allé, il faut qu’il s’excuse et prenne ses responsabilités ». Brahim* s’exécute, sourire aux lèvres et tête baissée.

Dans le cadre du nouveau programme de renouvellement urbain, 1 783 logements vont être démolis, dont les deux tiers à Croix Rouge. © Clark

Rendez-vous est repris, mardi prochain à 16h. « Ça me saoule mais je sais que c’est pour mon bien. J’ai pas envie de trouver du travail, mais je le fais pour Hamidou. Et aussi un peu pour moi », reconnaît Brahim, fraîchement majeur et accompagné par l’éducateur depuis ses 13 ans. Sur le rôle d’Hamidou dans le quartier, le jeune homme résume : « On se croise, il nous parle, il nous donne envie de nous en sortir, de gagner notre argent légalement. Après, c’est à nous d’aller vers lui, de saisir les perches qu’il nous tend ».

À Croix du Sud, on prend et on tend des ascenseurs

« Tu fais pleurer ta daronne, et tout ça pour des pesos… ». De la Clio grise garée sur l’esplanade, le son s’échappe des portes et du coffre grands ouverts. Les jeunes écoutent la dernière production du quartier, Guerre #4, un morceau du groupe CDS GVNG, 12 902 vues sur YouTube. Comme le groupe s’est lancé dans la production de clips, ça a donné l’idée à Baltha, 16 ans, qui, avec son cousin et un pote, se sont également mis à y croire : « Tu sais, ici on gratte tous depuis qu’on est petits, on n’a juste pas encore été mis dans la lumière ».

Clark, tee-shirt The North Face noir et casque de musique sur les tempes, le coupe et poursuit : « Dans la ville, personne ne nous donne de la force, alors on se la donne entre nous. À Reims il manque trop de choses, mais surtout des bons producteurs ». Le jeune homme de 25 ans raconte vouloir créer son propre label pour donner leur chance aux petits d’ici. Clark soumet à Baltha une idée : « Et si on filait des tee-shirts floqués à tous les joueurs de foot qu’on connaît et qui signent en pro, on pourrait faire connaître notre label, tu crois pas ? ». Hamidou les écoute attentivement : « J’ai une vieille connaissance dans le milieu qui habite en banlieue parisienne, je vous mettrai en lien avec elle ». À Croix du Sud, on prend et on tend des ascenseurs.

Une fois que les jeunes trouvent leur place, Hamidou les mobilise pour qu’à leur tour, ils orientent et conseillent les plus petits. C’est le cas de Malle, 42 ans qui confie, devant le Carrefour Market : « Le soir, je me pose et je te jure, je me demande pourquoi je n’ai pas écouté mon daron. À l’école, je foutais rien, aujourd’hui, j’aimerais juste avoir 18 ans ». Hamidou lui suggère de témoigner, d’aller parler aux « gamins », de l’autre côté de la rue. Il récite à qui veut l’entendre, l’adage qui le porte depuis toujours : « Quand on ne peut plus agir, on transmet ».

Margaux Dzuilka

* Les prénoms ont été changés à la demande.

Articles liés