C’est un paquebot de béton parmi les dizaines que compte cette rive de la Seine, témoins du riche passé industriel de l’Île-Saint-Denis. Dans les années 50, les ouvriers stockaient et ensachaient ici le ciment. Laissés en friche durant 15 ans, les quatre silos ont ensuite été transformés en bureaux dans les années 90 pour accueillir le siège social d’Unibéton, filiale du mastodonte Heidelberg Materials. Puis le patron a mis les voiles, embarquant employés et cartons au 24e étage d’une tour de la Défense. À l’abandon depuis, l’édifice planté derrière des grillages rouillés n’attire depuis guère plus l’attention.

Mais Faris, lui, a tout de suite mesuré le potentiel de ces dédales de couloirs vides. C’était en 2020, durant la pandémie de Covid-19. Ce Tchadien installé en France depuis sept ans, interprète pour plusieurs ONGs, est alors membre du collectif “Réquisitions”, qui occupe des espaces vacants pour sensibiliser à la situation des personnes à la rue. En l’espace d’une journée, une centaine de personnes viennent s’installer. « C’est vrai qu’il y a beaucoup d’espace », lui fais-je remarquer. « Il y a beaucoup de gens qui sont à la rue », corrige Faris, en faisant danser sa cuillère dans une grande tasse de chicorée.

Ici, on ne fait aucune distinction de couleur, ni de nationalité

« Trois sucres, toujours ». Ils sont aujourd’hui 500 hommes, femmes et enfants, venus de Somalie, du Nigeria, de Guinée ou du Tchad, à vivre dans l’ancienne cimenterie. « Ici, on ne fait aucune distinction de couleur, ni de nationalité », se félicite Faris, qui se présente désormais comme le référent du lieu, en lien direct avec les associations qui interviennent sur le site – France Terre d’Asile, Médecins du Monde, le Samu Social et l’association Utopia56.

 

Le futur “Village des Athlètes”

En février dernier, c’est donc lui qui est chargé d’annoncer la mauvaise nouvelle : il va falloir partir, et vite. Ordre de la pref’. Situé au 15, quai du Chatelier, le squat est le voisin direct de la ZAC de l’écoquartier fluvial de L’Île-Saint-Denis, qui accueillera durant les Jeux olympiques une partie du Village des Athlètes. Pas moins de 2 700 sportifs et accompagnants poseront ici leurs valises pour deux semaines. Loyers plafonnés, « mixité sociale » et « diversité architecturale », le groupement Pichet-Legendre, chargé de sa réalisation, a mis les petits plats dans les grands. Les toitures accueilleront même 2 900 m² de panneaux photovoltaïques.

Depuis le 3e étage du squat, entre les matelas et les couvertures qui se chevauchent tout le long des murs, Faris, lui, fulmine. « D’accord, il y a les JO, je ne suis pas contre. Mais les JO ne sont pas plus importants que les 500 êtres humains qui vivent ici », lâche-t-il.

 

Un espace de vie

Car en l’espace de trois ans, la vie s’est organisée entre les murs de l’ancienne cimenterie. Au dernier étage, une alcôve lumineuse accueille un espace détente, où l’on vient parfois écouter de la musique face à la télé écran plat. « Enfin, elle ne marche pas, c’est pour la déco », s’amuse Faris. Le matin, certains partent travailler. Des enfants vont au collège. D’autres se préparent pour un cours de français ou une visite à l’hôpital. Certes, le quotidien n’est pas toujours rose. Le squat compte moins d’un sanitaire pour 70 habitants, et aucune douche.

« Mieux vaut ne pas rester trop la journée, parce qu’on se marche dessus et les tensions montent vite. Le soir aussi parfois, il y a des disputes ou des bagarres », ajoute Saliou, 25 ans, résident depuis un an. Mais Faris vante l’existence d’un espace qui a tout de même le mérite d’accueillir plusieurs centaines de personnes, dont « 80 % de demandeurs d’asile ou de déboutés en appel, qui devraient être logés par l’État ».

L’évacuation, si les occupants n’en ont toujours pas été officiellement notifiés, semble inévitable. Médecins du Monde confirment avoir été contactés par la préfecture de Seine-Saint-Denis afin d’effectuer une évaluation des situations sanitaires des habitants, pour décider des personnes à reloger en priorité. Une mission que l’ONG a poliment déclinée, expliquant que les mieux placés pour le faire étaient les membres du squat eux-mêmes, qui sont organisés, avec des délégués disposés à discuter directement avec la préfecture.

Faris est quant à lui inflexible : des hébergements pour tout le monde ou personne ne quitte les lieux. « Les personnes qui vivent ici, certaines ont vécu le Covid ensemble. Une période catastrophique, sans masque ni rien. On ne va pas aujourd’hui leur annoncer qu’ils vont devoir être triés pour des logements en fonction de qui a des papiers ou non. C’est tout le monde ou personne », statue Faris. 

 

Retour à la case départ

Au pied de l’immeuble, Saliou est descendu faire soigner une plaie dans le camion de Médecins du Monde. Une phalange le fait souffrir depuis un accident survenu sur son lieu de travail, il y a deux jours. Il en ressort avec une boîte de Paracétamol et l’adresse d’un hôpital parisien. En GuinéeConakry, il était conducteur de poids-lourds, un métier qu’il « adorait ». Ici, il est ce qu’on veut bien faire de lui : parfois soudeur, parfois livreur, parfois rien du tout. Plusieurs fois par semaine, il retourne en Normandie voir ses amis rencontrés durant ses premières années passées en France.

Son histoire est tristement commune : un examen de situation qui s’étire, le temps de poser ses valises dans une structure d’accueil et son cœur au creux de quelques mains, puis une notification de refus, le rêve d’asile qui s’envole, l’expulsion du CADA, et enfin le train direction Paris. Pour beaucoup, les portes se ferment dès l’arrivée, quelque part dans les couloirs voûtés de la gare où ils passeront leur première nuit parisienne. Souvent la première d’une longue série.

 

 

Alors Saliou préfère ne pas trop y penser. Veste de sport bigarrée sur le dos, claquettes aux pieds, il regagne sa chambre située au deuxième étage. Faris, lui, ne pense plus qu’à ça. Le squat, c’est devenu toute sa vie. « J’ai perdu mon boulot pour ça, parce que j’y passais trop de temps. Après l’expulsion, j’aurais enfin du temps pour moi, pour reprendre l’interprétariat. Mais ça va me manquer, toutes ces actions que je fais pour eux. Ici, je me sens utile », confie-t-il. Puis, son regard se perd sur une affiche d’une manifestation placardée au mur, contre la loi Kasbarian dite “anti-squat”. « La rue ou la prison », dit le slogan. « C’est quand même fou de devoir choisir entre les deux, non ? ».

 

Contactée à plusieurs reprises, la préfecture de Seine-Saint-Denis, vers laquelle nous a réorienté la préfecture d’Île-de-France, n’a pas répondu à nos sollicitations.

Julie Déléant et NnoMan 

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