La scène racontée par Grégory, 26 ans, est d’une banalité confondante pour les personnes qui y sont habituées. « À l’entrée d’une boîte de nuit, on nous a dit que si on voulait rentrer, il fallait payer une table à un prix exorbitant. Mais le groupe de personnes blanches derrière nous a pu entrer en prenant seulement une bouteille », souffle l’habitant d’Aubervilliers.

Ces discriminations s’avèrent prégnante dans le département, le plus cosmopolite de France, la Seine-Saint-Denis. Dans son dernier baromètre des discriminations, réalisé par Harris Interactive, on y découvre que 7 habitants sur 10 ont été victimes de discriminations ces cinq dernières années, et jusqu’à 82 % chez les personnes maghrébines ou métis.

Cette enquête, réalisée sur un panel de 1 003 personnes âgées de 18 ans et plus et représentatif des habitants de la Seine-Saint-Denis, montre un phénomène discriminatoire en hausse.

NB : Il faut noter que les moyennes générales peuvent être minimisées par rapport à l’expérience des personnes concernées. Par exemple, à la question “Avez-vous déjà été discriminé en raison de votre couleur de peau ?”, toutes les personnes sont appelées à répondre, même celles dont la carnation n’est pas généralement stigmatisée dans la société.

 

Une situation qui se détériore

Si le département est perçu comme plus accueillant que le reste de la France pour les personnes non-blanches, leur situation se détériore tout de même, en particulier chez les jeunes, les femmes ou les personnes maghrébines ou noires. Ainsi, pour plus de 50 % des répondants, les discriminations ont augmenté au cours des cinq dernières années.

43 % d’entre eux déclarent avoir été discriminés en raison de leur origine ou leur couleur de peau ces cinq dernières années. Ces chiffres dépassent les 60 % pour les répondants perçus comme étant noirs et arabes.

Cette discrimination peut s’exprimer dans beaucoup de domaines différents et prendre des formes variées. Elle ne prend pas toujours la forme d’une expression frontale, mais peut parfois être beaucoup plus sournoise, en se traduisant par des traitements différenciés.

Ainsi, 37 % déclarent avoir été discriminés en raison de leur quartier d’habitation, 29 % en fonction de leur religion et jusqu’à 61 % chez les personnes de confession musulmane.

Tu n’es jamais la victime quand tu viens du 93, tu es toujours l’agresseur

Pour Souad, 25 ans, habitante d’Aulnay-sous-Bois, ces chiffres ne sont pas surprenants et résultent d’une haine entretenue par certains médias. « Ce lieu n’est pas vide de sens, c’est une zone qui est décrite par les médias comme une zone de non-droit, presque une zone de guerre, une France de seconde zone », déplore-t-elle. « Tu n’es jamais la victime quand tu viens du 93, tu es toujours l’agresseur », image Souad.

La Seine-Saint-Denis, un département à part

Ce qu’il est également possible de constater, c’est le fait que les Séquano-dionysiens ont l’impression que leur territoire est plus accueillant pour les personnes susceptibles d’être discriminées. « La Seine-Saint-Denis est un département dans lequel on a su cultiver un vivre-ensemble, encore plus que les générations précédentes, mais peut-être aussi plus que dans d’autres territoires », avance Oriane Filhol, conseillère départementale à la lutte contre les discriminations.

Grégory appuie ces propos. « Ce que j’ai trouvé particulièrement intéressant en Seine-Saint-Denis, c’est qu’il y a une mixité, une diversité plus importante qu’ailleurs en France. Je dirais surtout que les stratégies d’adaptation sont différentes : j’ai l’impression que dans les espaces où la diversité est beaucoup moins importante, on demande aux minorités des efforts plus importants. »

Le travail : lieu d’expression des discriminations

L’endroit où les discriminations ont le plus souvent lieu sont le travail (y compris la recherche d’emploi) et l’école, mais aussi dans les transports, dans les relations avec l’administration, etc. Dans le communiqué qui accompagne le baromètre, les représentants du département parlent d’un continuum de racisme et de discrimination. Elles suivent les concernés tout au long de leurs activités, mais aussi au long de la vie.

« On a à la fois un cumul de discriminations pour certaines personnes, mais aussi un continuum de discrimination, sur tous les aspects du quotidien, et tout au long de leur existence », précise Oriane Filhol.

Adnane vit en Seine-Saint-Denis depuis 1998 et a une expérience particulière du travail. Il n’y a pas vécu de discrimination, mais l’explique par le fait que ses compétences étaient très recherchées.

Son expérience de racisme la plus marquante, il l’a vécue en 2005 avec la police. Un contrôle particulièrement brutal et arbitraire qui s’est apaisé immédiatement quand l’agent lui a demandé ce qu’il faisait dans la vie, et qu’il a répondu « ingénieur ».

« On a peur pour nos enfants, avec la police et tout »

Aujourd’hui, Adnane a surtout peur pour les jeunes. Son propre fils a vécu un contrôle abusif l’été dernier, et il constate que la police a tendance à particulièrement les cibler. « Les jeunes de banlieue ont une façon d’être qui ne plaît pas à la police. Ils savent comment les provoquer pour avoir une excuse et les embarquer », déplore-t-il. « Si tu es typé, ou que ta voiture est immatriculée 93, ils vont directement t’arrêter en se montrant très agressifs. »

Le fils d’Adnane en a fait l’expérience. Avec un ami, il se rendait sur Paris, mais sont tombés sur un contrôle policier. Les deux jeunes hommes sont fouillés corporellement une première fois, (parties intimes comprises), puis la voiture est entièrement retournée dans l’espoir de trouver quelque chose d’incriminant. Rien. Ils sont fouillés une deuxième fois, relate le père. Face au manque de preuve et au calme olympien des deux jeunes hommes, les policiers les laissent enfin tranquilles. Avant de conclure, « de toute façon, on vous attend le 14 juillet ».

Un récit qui fait malheureusement écho à tant d’autres. Une enquête du Défenseur des droits publiée en 2017 établit que la probabilité pour les jeunes hommes « perçus comme arabe/maghrébin ou noirs » d’être contrôlés est 20 fois plus élevées que le reste de la population. Toutes les institutions sont susceptibles de commettre des actes discriminatoires. Reste que c’est en la police que les habitants ont le moins confiance vis-à-vis des discriminations (avec seulement 15 % qui estiment que la police en fait assez vis-à-vis des discriminations).

Une transmission nécessaire

Le point sur lequel les Séquano-dionysiens sont le plus unanimes, c’est sur l’importance de la transmission de l’Histoire des combats antiracistes. 93 % d’entre eux estiment que c’est important et le principal vecteur de cette transmission sont les proches.

Si on peut louer le rôle des proches dans la transmission de cette histoire, on peut s’interroger sur le fait que cette transmission repose essentiellement sur eux.

Et en effet, pour beaucoup de résidents du département, les institutions n’en font pas assez pour transmettre cet héritage et lutter contre le racisme. Autour de 55 % estiment que les collectivités locales (département et municipalités), n’en font pas assez, et ce chiffre atteint 73 % pour l’État.

40 ans après la Marche pour les Beurs, environ 60 % des répondants n’en avaient jamais entendu parler. Et le fait que les personnes les plus au courant soient les CSP+ pourrait indiquer des lacunes de la part de l’éducation publique sur cette question.

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Souad, interrogée plus tôt, indique d’ailleurs n’avoir entendu parler de la Marche qu’assez tardivement, et surtout par elle-même, alors qu’elle menait des recherches pour un devoir.

Elle pense que ces difficultés de transmissions sont accrues par le sentiment de rejet et d’exclusion qui traverse les jeunes issus du 93, et l’état du système éducatif dans le département. « On peut passer une année avec un professeur qui n’est jamais présent sans que personne ne s’en émeuve », pointe-t-elle.

« Il fait très bon vivre dans le 93, relativise tout de même la jeune femme. Ici, on est tous pareils, on a tous grandi ensemble et on ne se réduit pas à notre origine ou à notre religion. Ce n’est pas l’eldorado, mais c’est un des rares endroits où on est vraiment cosmopolites, où, quand tu es issu d’une minorité, tu te sens en sécurité. »

Ambre Couvin et Romain Montbeyre-Soussand

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