Kwamé aime Clichy-sous-Bois, sa ville.  « C’est ici que j’ai grandi, que j’ai joué au foot, que j’ai rigolé, même si à l’époque c’était déjà très dur, les périodes d’insouciance, c’est ici que je les ai eu ». Il se voyait même ne pas la quitter, mais après la mort de ses amis, Bouna et Zyed le 27 octobre 2005, il n’arrivait plus à y vivre : « C’était chez moi mais je ne me sentais plus chez moi, je n’étais plus à ma place, j’étouffais. Quand j’ai déménagé d’ici ça m’a aidé à respirer, et à  mieux reconstruire l’amour que je pouvais avoir pour cette ville. »

Les cités délabrées qui jalonnent la ville, le centre commercial, les foots sur les parkings, et le Mac Donald étaient le décor de son enfance. Ni piscine, ni cinéma, ni transports en commun dignes de ce nom. C’était aussi sans commissariat (le commissariat de la ville a été inauguré en 2010, dans une ville où l’on compte 30 000 habitant·e·s).

Kwamé devant la cité du Chêne pointu, où il habitait à l’époque avec la famille de Zyed.

Né au Sénégal, et arrivé à Clichy sous Bois à 9 ans il « ne comprenait pas qu’on déteste la police. Mais tu vis, tu vois. Tu comprends très tôt quand t’es à Clichy, quand à 13, 14 ans tout le monde sait que quand tu croises les CRS la nuit il faut courir ».

15 ans plus tard, le rapport à la police passe de la peur à l’analyse politisée : « Non seulement je n’aime pas la police du fait de mes expériences, elles ne sont pas très réjouissantes, mais je n’aime pas la police parce que je sais aussi quel est son rôle dans une société. C’est les gardiens de l’ordre, oui, de l’ordre établi ». 

Un commissariat construit avant le Tramway

Pour lui, la construction du commissariat, arrivé avant le tramway, était un « message fort, à l’époque c’était le plus grand de Seine Saint Denis. On l’a vu, il était imposant, c’est un bunker le truc. Le message c’était : On va récupérer ces territoires perdus de la République. Faut faire les choses en grand, faut montrer les muscles quoi ».

Après les révoltes urbaines de 2005, les mots de mal logements, rénovations urbaines, sont apparus plus intensément dans le vocabulaire politique pour parler de Clichy-sous-Bois : « C’est la seule fois où les gens ont fait semblant de s’occuper de Clichy-sous-Bois, et où on a vu les choses bouger, des travaux ont commencé à être entrepris » nous dit Kwamé. En 15 ans, la ville a vu la destruction de l’une de cités les plus vétustes (La Forestière), la construction de nouveaux immeubles, de deux écoles, une piscine, un tramway, une agence pôle emploi et un donc aussi d’un commissariat.

Le jeune Clichois devant le commissariat de la ville inauguré en 2010. 

Pour Kwamé « la leçon qu’ils ont donné, c’est si vous voulez que les choses changent, cramez tout, c’est la seule vérité qu’ils nous ont dit. Le changement ne se fait que par la lutte ». A l’époque où il rappait, il le résumait dans cette phrase : « Plus rien ne m’émeut, accordera-t-on audience à nos récits dans le ciel, c’est la merde, pour que ça change, j’attends les prochaines émeutes, pas les présidentielles. »

Ces changements urbains ont pris des années, mais pour l’ancien rappeur, la ville reste stigmatisée, 15 ans après. « Le fond n’a pas changé, peut-être même que ça pourrait être pire parce que maintenant Clichy-sous-Bois a été étiquetée ville des révoltes de 2005 » déplore Kwamé.

La cité du Chêne pointu, où vivent 6000 clichoi·se·s, près d’un cinquième de la population de la ville, est toujours aussi vétuste (un morceau de la façade d’un immeuble s’est même effondré il y a quelques années), le taux chômage est beaucoup plus fort que sur le reste du territoire (plus de 20% à Clichy-sous-Bois contre environ 8% sur le reste du territoire), et l’un des bus les plus utilisé par les habitant·e·s a été supprimé au profit d’une ligne de tramway qui devait désenclaver la ville, mais qui est sans cesse à l’arrêt.

L’allée Zyed Benna et Bouna Traoré a été inaugurée en 2015, dix ans après leur mort. 

« Les gens vivent les pires situations ici : Au niveau des transports, des conditions de vie, t’as vu l’état des bâtiments, le chômage, rien que ça tu dis beaucoup. Il y a le commissariat aussi, le commissariat et les policiers qui y travaillent, la manière dont on est traité. Les gens continuent de vivre. Les gens sont tranquilles à Clichy. Ça peut paraître admirable, parce que c’est une capacité de résilience, de toujours s’adapter, de toujours faire avec, mais c’est une tragédie. Les gens sont tellement habitués à l’enfer, qu’un ou deux degrés de plus, ça ne change rien. » analyse Kwamé.

Après le drame, panser les plaies d’une dépression enfouie

Après le traumatisme de la mort de ses amis lorsqu’il avait 15 ans, c’est une longue période où il vit reclus qui commence. Le début des insomnies, et de la dépression pendant une dizaine d’année, sur laquelle il mettra les mots que des années plus tard. « De manière générale en société les maladies mentales ne sont pas reconnues, sont minimisées. Ne pas avoir de soins, ne pas savoir que c’est effectivement une maladie… Dans nos communautés on n’a plus de manque qu’ailleurs, du coup les maladies mentales causent plus de dommages chez nous », confie le jeune homme. Les politiques de la ville urbaines peuvent reconstruire reconstruisent les villes, mais elles ne reconstruisent pas pour autant le cœur des habitant·e·s.

Enfermé chez lui, avec de moins en moins d’intérêt pour l’école, et même pour sa passion du football, il reste seul pour réfléchir : « beaucoup d’introspection, beaucoup de réflexions et j’ai commencé à m’étoffer politiquement ». De lectures en lectures, puis de discussions en discussions, son parcours de vie le dirige, sans qu’il s’en rendre compte encore, vers le militantisme.

À l’adolescence, devant les adultes qui se succèdent à la télévision pour porter un discours, une analyse sur Clichy-sous-Bois, Kwamé ressent une colère sourde paradoxale face à ces personnes qui dénoncent les conditions de vie dans les quartiers populaires : « J’identifiais ces personnes là comme des profiteurs de drames, de morts, parce que c’est des gens que je n’avais jamais vu ni entendu avant, on leur mettait la lumière dessus. Comme si les gens avaient attendu qu’il y ai des morts pour réagir ».

Pour Kwamé, le militantisme comme remède

Lorsqu’il a 20 ans, il lit Pays de malheur (sorti en 2004), une correspondance entre Younes, un jeune de quartier populaire de la banlieue lyonnaise, et un sociologue. Le jeune Clichois se reconnaît dans l’histoire du narrateur. Il est « dévasté ».

« La réalité m’a giflé dans le sens où je redécouvre, je refais l’expérience que nos vies ne changent pas et que l’on traverse toujours  les mêmes épreuves. Les mêmes difficultés scolaires, les mêmes tiraillements identitaires, parce que l’on est dans un pays qui questionne sans cesse notre identité pour la remettre en question, les mêmes difficultés pour s’insérer socialement, trouver un emploi, trouver une formation, on est toujours aussi mal orienté, on nous donne toujours moins d’outil qu’ailleurs. »

Le livre est une mise en abyme. Younes Amrani a lui-même contacté le sociologue, Stéphane Beaud, après avoir lu son étude sociologique 80% au bac et après ? parce qu’il s’est reconnu dans les témoignages de jeunes racisés de quartier populaires.

C’est mon engagement politique qui m’a sauvé la vie.

Cette mise en abîme pousse Kwame à réfléchir sur ses propres réflexes politiques dans la société où il se trouve. « Il est nécessaire de travailler à déconstruire ces grilles de lectures politiques, d’essayer de décrypter les personnages politiques que nous sommes, de savoir les conditions dans lesquelles on vit, d’où on vient, où on est exactement et comment nos réalités vont évoluer. »

A partir du bagage politique qu’il construit petit à petit, il va peu à peu basculer dans l’action. Pour lui ça sera, par la lutte contre la négrophobie. Pour survivre à ces drames et ces constats, il trouve la solution dans la lutte collective : « C’est mon engagement politique qui m’a sauvé la vie. La majorité des gens donnent leur vie pour le militantisme, moi je dis que j’ai donné ma mort. J’ai repoussé ma mort pour ce truc là, au fur et à mesure des années, j’ai réappris à vivre. »

« J’estime que je vis beaucoup plus aujourd’hui qu’à une certaine époque. Selon moi vivre c’est peser de tout son cœur, de toute sa réflexion, de toute sa matière grise, de tous ses muscles, je paraphrase Fanon. C’est selon moi la parfaite définition de vivre : s’impliquer dans ce que l’on fait et dans ce qui nous entoure, dans notre environnement. »

Après son engagement dans des organisations panafricaines, puis antiracistes, il se mobilise en ce moment au sein du groupe militant d’afro-descendants de la CAAN (Coordination d’Action Autonome Noire). Dans ce groupe il nous dit avoir retrouvé la base, c’est-à-dire « être et faire avec les gens de notre communauté. On est allé parler aux gens et déjà ça c’est un acte politique. L’objectif c’est la transformation de
la société ».

À la CAAN, les militant-e-s se mobilisent sur les questions de mal-logement, d’éducation, de racisme, de violences policières, de pauvreté, que vivent les habitant·e·s de Clichy-sous-Bois. La boucle semble bouclée pour Kwamé.

15 ans après la mort de Zyed et Bouna, Kwamé veut être une preuve qu’un autre chemin est possible. « Moi comme d’autres, on est témoins que l’on peut survivre à ça et qu’on peut essayer d’empêcher que ça arrive à d’autres personnes dans 15 ou 20 ans, c’est ça le but. »

Anissa Rami

Crédit Photographies © Mejdaline Mhiri. 

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