« Et maintenant, en plus des avions, on va avoir l’autoroute ! », ironise Michel Ivorra en levant la voix pour se faire entendre sous le brouhaha aérien. Après trente ans passés à Arnouville, une commune du Val-d’Oise qui se trouve sous les couloirs aériens de Roissy et du Bourget, Michel ne s’est toujours pas fait à ce bruit incessant.

Ce samedi matin, il a fait à peine quelques mètres pour arriver devant le portail du Château d’Arnouville, un bâtiment inscrit au titre des monuments historiques et qui pourrait se retrouver à seulement 300 mètres du BIP, le boulevard intercommunal du Parisis. Si ce n’est pas une autoroute, le BIP y ressemble un peu, car il s’agirait d’une voie rapide 2 x 2 voies de 11 km reliant les autoroutes A15 et A1, en traversant et longeant sept communes.

C’est en tout cas le projet porté par le département du Val-d’Oise dont la section Est, entre Groslay et Bonneuil-en-France, a été inscrite dans le nouveau schéma directeur de la région Ile-de-France (Sdrif-E). Un projet qui ne date pas d’hier et auquel s’opposent depuis des années plusieurs associations réunies au sein du « Collectif Vivre sans BIP ».

Si le projet est bloqué depuis 2016 par un recours du collectif concernant la Déclaration d’utilité publique (DUP) de la section Est, les associations attendent aujourd’hui la décision du Conseil d’État, qui a jugé recevable le pourvoi en cassation du département en mars dernier. Elles craignent, cette fois, une défaite qui pourrait faire démarrer les travaux « dès l’année prochaine ». Face à l’urgence, une marche festive est organisée ce 7 octobre, au départ de différentes communes se trouvant sur le tracé du BIP. Le rendez-vous est donné aux randonneurs pour un pique-nique au lac de Sarcelles, dans le but de montrer l’opposition des habitants. Mais tous les participants ne sont pas au point sur ce vieux projet.

Un projet jugé inutile

« Aujourd’hui, j’ai vraiment improvisé », admet Michel qui a déjà entendu parler du BIP, sans trop s’y intéresser. « Je suis là aussi pour me faire une opinion. Et la marche m’aide à comprendre », explique-t-il en longeant de petits chemins étroits plongés dans la nature. Tout le long de la balade, les randonneurs sont invités à traverser des espaces naturels et agricoles qui risquent d’être artificialisés par le passage du BIP. À l’Est, ce sont surtout la vallée du Petit Rosne et les champs de la Ferme Lemoine avec ses dizaines de vaches, entre Garges-lès-Gonesse et Arnouville, qui sont menacés.

La Déclaration d’utilité publique de la section Est, qui a fait suite à une enquête publique en 2015, affirme que le projet aurait pour but « d’améliorer les déplacements Est-Ouest », de « favoriser le dynamisme économique », « d’alléger les voiries locales » ainsi que de « participer au désenclavement » des communes. Des arguments qui peinent à convaincre les riverains.

« En tant qu’habitant, je n’ai pas l’impression qu’il manque des routes. En tout cas moi, je n’ai pas envie d’en rajouter. On favorise le transport individuel, c’est-à-dire la voiture, par contre, on galère toujours avec le RER qui fonctionne mal. S’ils développaient les transports en commun, ça permettrait de mieux désengorger », pointe l’enseignant, en enjambant les orties.

Pour les opposants au BIP, son utilité pour les populations reste à démontrer. D’après la Déclaration d’utilité publique, cette voie rapide devrait par exemple relier les communes au « pôle d’emploi de Roissy ». Mais pour Audrey Boehly, l’une des membres du collectif, ce besoin est en réalité moindre. « Il y a une étude qui a été faite à partir de données de l’Insee sur les déplacements professionnels des personnes dans le Val-d’Oise. Elle montre que cela bénéficierait seulement à 5 % des actifs. Est-ce que ça vaut le coup de construire une route à 1 milliard d’euros qui va détruire une centaine d’hectares d’espaces naturels et qui va passer aux pieds d’une quarantaine d’établissements scolaires  ? », remarque-t-elle.

« L’ouverture de routes ne fait qu’augmenter le trafic »

Pour cette habitante de Montmorency, qui dit nouvelle route dit aussi plus de trafic, donc augmentation des émissions et des polluants. « C’est prouvé depuis les années 1990, l’ouverture de routes ne fait qu’augmenter le trafic. Ça encourage les gens à utiliser plus leur voiture pour certains trajets et ça rajoute des bouchons aux bouchons », affirme-t-elle, en se basant aussi sur une étude de l’ADEME (Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie). Pour le collectif, qui cite des chiffres de l’enquête publique, le BIP accueillerait entre 40 000 et 60 000 véhicules par jour.

De quoi inquiéter les parents des milliers d’enfants scolarisés dans les écoles le long du tracé, dont certaines seraient à seulement une centaine de mètres du BIP. C’est le cas de Julia, voisine d’Audrey et qui fait partie, comme elle, d’un collectif de parents d’élèves et d’enseignants mobilisés. Ce matin, elle a marché pendant trois heures avec ses enfants de deux et sept ans jusqu’au lac de Sarcelles.

« Mon fils est en CE1 à l’école Jules Ferry qui passe à 150 mètres environ du tracé, mon domicile, lui, serait à 300 mètres. Sur le site du ministère de la Santé, on peut lire les effets de la pollution atmosphérique sur les enfants : asthme, maladies cardiovasculaires, leucémie… À cela s’ajoute le bruit qui affecte l’apprentissage, alors qu’on est déjà pas mal embêté par les avions », note-t-elle. Pour cette trentenaire qui a grandi à Montmorency, le projet du BIP n’est pas nouveau. « Je l’ai connu quand j’étais toute petite et je me souviens d’amis de mes parents qui avaient leur maison sur le tracé et qui s’inquiétaient. Aujourd’hui, ce qui me préoccupe le plus c’est la santé de mes enfants et la défiguration de ma ville… On ne pourra plus circuler librement à pied. J’ai quitté Paris pour être dans un meilleur espace de vie et là, il est menacé », confie-t-elle.

Les quartiers défavorisés sacrifiés

Si les habitants de l’Ouest sont largement opposés au BIP depuis des années, dans les communes de l’Est comme Sarcelles, Garges-lès-Gonesse et Arnouville, le projet semble moins connu par les populations. Le collectif dit avoir plus de difficultés à y mobiliser. Le département a fait le choix de découper le projet et de commencer les travaux uniquement sur la section Est, là où les populations sont plus défavorisées.

« Le département va d’abord là où le projet est moins contesté. C’est une stratégie : on sait bien que si le tronçon Est est construit, il ne restera que 5,5 km pour relier la A1 à la A15 », dénonce Audrey Boehly. « Le conseil départemental n’informe pas les habitants. Ils peuvent avancer à bas bruit sur le projet sans qu’il y ait d’opposition. Et moi, je trouve révoltant de cibler des populations dans les quartiers populaires qui ont déjà un cadre de vie difficile, où c’est plus bétonné, plus pollué et où il ne reste presque plus d’espaces verts », dénonce-t-elle.

En 2012, une concertation publique a eu lieu. Cependant, plusieurs habitants confirment le manque de communication. « Toutes les personnes à qui j’en ai parlé n’étaient pas informées », assure Sandy Traoré, présidente de l’association « Quartier, jeunesse et parents » à Sarcelles. Pour elle, qui a pris connaissance du projet il y a un mois grâce à Audrey, « il faut continuer à mobiliser. Si on laisse faire ça, qu’est-ce qu’ils vont rajouter après ? Comme ce sont des quartiers défavorisés, ils font ce qu’ils veulent et le pire, c’est que l’information est cachée. On compte pour du beurre », se désole-t-elle.

À Sarcelles, on n’a déjà pas beaucoup d’espaces verts. S’ils commencent à nous enlever le peu qu’on a, ceux qui ne peuvent pas aller en vacances ne pourront même pas aller se balader

« Je ne comprends pas pourquoi ils veulent remettre une route pour nous intoxiquer encore plus. À Sarcelles, on n’a déjà pas beaucoup d’espaces verts. S’ils commencent à nous enlever le peu qu’on a, ceux qui ne peuvent pas aller en vacances ne pourront même pas aller se balader », rajoute la mère de six enfants dont le dernier, de trois ans, « est tout le temps malade, à cause de l’air ! ». « C’est à l’Est qu’il y aurait plus d’enfants touchés », précise Audrey Boehly, « sur 10 000 enfants qui sont menacés, c’est 7 000 qui sont à l’Est et en particulier à Sarcelles ». 

Tractages, porte-à-porte, le collectif tente le tout pour le tout pour alerter les habitants. Et les résultats sont déjà visibles. Émilie, habitante de Garges-lès-Gonesse et mère de cinq enfants, a pris connaissance du projet seulement deux jours avant la marche, mais elle est déjà déterminée à organiser une réunion publique avec Audrey. « Quand les gens vont réaliser ce qui est en train de se passer, j’espère bien qu’ils vont se mobiliser ! C’est important, on va perdre le “champ des vaches” ! On y va tous les weekends avec nos enfants », alerte-t-elle. Bodo, sa fille de 14 ans, renchérit : « Au collège, c’est déjà compliqué d’entendre le professeur quand il y a un avion qui passe ».

Des élus mobilisés contre le projet

Comme Sandy, Émilie ne veut pas se laisser faire et pense déjà à appeler le maire de Garges-lès-Gonesse qui ne s’est pas exprimé publiquement sur la question, tout comme celui d’Arnouville. Patrick Haddad, maire de Sarcelles (Parti socialiste), s’est, lui, déclaré contre ce projet en 2022 et a pris la parole à l’arrivée des randonneurs au lac de Sarcelles. À ses côtés, deux maires du tronçon Ouest, celui de Montmorency (Les Républicains) et de Groslay (divers droite), farouchement opposés au BIP.

Avec celui de Deuil-la-Barre (divers droite), ils ont même fait voter en 2021 une motion contre le projet. À l’Ouest, seul le maire de Soisy-sous-Montmorency (LR) et vice-président du Conseil départemental soutient le projet comme solution au trafic et aux embouteillages. Contacté, le département n’a pas répondu à nos sollicitations, mais a assuré à quelques médias avoir « entamé de nouvelles discussions avec les communes (…) afin de prendre la mesure des besoins actuels du territoire ». 

Le collectif, lui, travaille sur un projet alternatif « sur deux pieds : la préservation des espaces naturels, en les rendant accessibles aux populations, et les mobilités durables pour se déplacer autrement et de façon décarbonée », souligne Audrey.

Irène Fodaro 

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