Cet article a été publié pour la première fois le 1er janvier 2020 sur Mediapart

À Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), les personnels du lycée d’Alembert savent ce qui les attend après les vacances de Noël : un « audit de vie scolaire ». À ce stade, c’est l’unique réponse du rectorat à leur courrier dramatique de fin novembre, cri d’alerte d’une crudité rare qui a fait le tour des médias. Sur deux pages rédigées à chaud après la mort d’un de leurs élèves (Djadje, poignardé en bas de chez lui) et de Kewi (15 ans, tué après avoir séché les cours), ces enseignants ou conseillers d’éducation détaillaient une litanie d’actes de violence gravissimes perpétrés, « rien qu’en 2019 », aux abords de leur établissement : lynchages, viols, agressions au couteau, etc.

L'entrée du lycée d'Alembert, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). © Capture Google Street View

L’entrée du lycée d’Alembert, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). © Capture Google Street View

Se disant « désespérés face au manque de moyens », jugeant que celui-ci « engage leurs responsabilités individuelles », ils ont exercé leur droit de retrait. « Mais vous, ont-ils lancé aux autorités, reconnaissez-vous vos responsabilités ? » Un mois plus tard, le Bondy Blog et Mediapart ont voulu faire le point sur les réactions de l’Éducation nationale et de la justice à ce courrier devenu emblématique (après celui de Christine Renon, directrice d’école de Seine-Saint-Denis qui s’est suicidée en septembre), et sur les raisons de la détresse d’une équipe que rien ne vient apaiser.

Lors d’une pause-déjeuner, c’est une demi-douzaine de professeurs du lycée d’Alembert que nous retrouvons à la terrasse d’un restaurant du centre-ville. À l’émotion a succédé une colère froide. Le fond du message, lui, n’a pas bougé. « On n’en peut plus, assène Clémence, professeure de lettres-histoire. Nous n’arrivons plus à remplir correctement notre mission d’enseignement ; on en vient à construire de l’échec scolaire. Mais on n’est pas entendus, la situation ne bouge pas. »

Face à La Frette, l’un des plus grands quartiers d’Aubervilliers, d’Alembert est un lycée professionnel atypique où 529 élèves apprennent les métiers de la mode, du commerce ou de l’administration, dans un bâtiment vétuste qu’ils partagent avec leurs cadets du collège Diderot. La moitié des élèves ont obtenu une bourse, 57 % des parents relèvent d’une catégorie socioprofessionnelle défavorisée.

Des quatre lycées de la ville, d’Alembert affiche le taux de réussite au bac le plus faible (68 % en 2019). Pour comprendre les chiffres, il faut regarder les parcours, souvent sinueux : le lycée accueille une (légère) majorité de jeunes hommes venus d’une multitude de quartiers de Seine-Saint-Denis, voire des Yvelines ou des Hauts-de-Seine, affectés là parfois sans rien connaître de la filière dans laquelle ils atterrissent. « D’Alembert, c’est le fin fond de la banlieue, ironise Farah, qui a passé trois ans dans l’établissement avant d’obtenir son bac en juin dernier. Quand tu arrives dans le lycée, tu as l’impression que c’était le dernier choix de tout le monde. »

« Les élèves nous le disent clairement : ils ressentent qu’ils sont laissés pour compte, assure Nagette, enseignante à d’Alembert depuis plus de 15 ans. Il n’y a pas d’investissement, pas d’engagement de leur part. » Autrement dit : l’absentéisme est un fléau. D’après l’équipe, le taux d’absences s’élevait à 25 % l’an dernier. « On n’a jamais une classe en entier », souffle Alexandre*, professeur d’économie-gestion.

C’est qu’en plus des profils d’ados décrocheurs (ou qui ont juste du mal à se réveiller), certains jeunes ne viennent plus au lycée par peur, pendant un certain temps, de se faire racketter ou agresser sur le chemin des cours. Pour rejoindre l’établissement, la plupart des élèves doivent transiter par les gares et les cités voisines… « J’ai toujours connu cette forme de violence, explique Alexandre, qui enseigne ici depuis cinq ans. Un jour, un de mes élèves de seconde avait un marteau dans son sac. Je lui ai dit : ‘Mais qu’est-ce que tu fais avec ça ?’ Il m’a répondu : ‘C’est pour me défendre, parce que je ne viens pas d’ici.’ »

Deux cités de Saint-Denis sont encore entrées en « guerre » récemment, et des lycéens se tendent des guets-apens jusque devant le lycée, quand ce n’est pas dans l’enceinte. « Ce sont des faits dont on est rarement témoins, qu’on nous rapporte souvent le lendemain, raconte Ibrahima*, surveillant à d’Alembert depuis trois ans. On essaie de les accompagner, de les écouter au mieux, mais ce n’est vraiment pas évident. » Dans le courrier adressé au rectorat, l’équipe détaillait quelques exemples :

– « C’est cet élève qui s’est retrouvé à 15 h 45, en se rendant au RER pour rentrer chez lui, menacé par un couteau, descendu dans une cave et dépouillé de ses affaires. […] Depuis, il a peur et n’est pas revenu au lycée. »

– « C’est cet élève agressé devant l’établissement et traîné de force vers un bâtiment de la cité en face parce qu’il habite une autre commune. C’est un père de famille qui a fait fuir ses agresseurs et ce sont ses camarades de classe qui lui ont porté les premiers secours. Il a fallu plus d’un mois, et la mort de Kewi, pour qu’il soit affecté dans un autre établissement. »

– « Ce sont ces deux élèves agressés devant chez eux à 7 h 30 du matin alors qu’ils se rendaient au lycée. Les deux sont ensuite venus en cours comme si de rien n’était. La CPE l’a appris car un autre élève hospitalisé suite à une agression les a rencontrés le soir à l’hôpital. »

Sollicitée pour savoir si des enquêtes ont été ouvertes sur chaque cas rapporté dans la lettre (même en l’absence de plainte) et si oui, ce qu’elles ont donné, la procureure de la République de Bobigny ne répond pas dans le détail. Mais à propos de Djadje, Fabienne Klein-Donati confirme qu’une personne a déjà été mise en examen pour « meurtre » (« sans lien avec l’établissement scolaire ») et placée en détention provisoire. S’agissant de Kewi, sept mineurs sont désormais mis en examen, dont trois pour « assassinat » (placés en détention provisoire) et quatre pour « tentative de meurtre en bande organisée ».

Loin de suggérer une dramatisation de la part des enseignants, la procureure ajoute : « Le type de faits dénoncés par l’équipe éducative du lycée d’Alembert d’Aubervilliers (extorsion, viol, violences entre bandes rivales, intrusion dans des établissements scolaires pour commettre des violences…) correspond aux signalements que nous recevons quotidiennement des différents établissements scolaires du département. » On lit bien : « Quotidiennement ».

« Le climat de violence s’est aggravé ces derniers mois, relève la magistrate. Par expérience, les affrontements entre quartiers sont un phénomène cyclique dont on ignore ce qui peut en raviver les tensions, de la même façon que les jeunes ignorent les raisons pour lesquelles ils sont en rivalité avec la cité voisine. Si ces rivalités ont toujours existé, les jeunes apparaissent néanmoins de plus en plus violents et les auteurs/victimes sont de plus en plus jeunes (y compris lorsqu’il s’agit de règlement de comptes sur fond de trafic de stupéfiants). »

Interrogée sur la suffisance (ou non) des moyens à disposition du tribunal de Bobigny, Fabienne Klein-Donati juge que « la question n’est pas tant celle de la réaction judiciaire », mais plutôt et « surtout celle de la prévention, des conditions de vie et d’éducation ».

Les conditions d’enseignement à d’Alembert, précisément, sont vilipendées par l’équipe. « L’état des bâtiments est déplorable, résume Marion, qui enseigne les lettres et l’histoire. Les stores ne fonctionnent plus depuis des années, les sols sont détériorés… Pour l’informatique, ce n’est pas beaucoup mieux. Le réseau est obsolète, ça ne fonctionne pas un jour sur deux. » Sous couvert d’anonymat, une collègue embraye : « Parfois, j’admire la patience des élèves. On n’a qu’un seul ordinateur qui marche, alors on leur demande d’attendre dix, quinze ou vingt minutes. [À force], ils se sont résignés. »

Après son bac, Farah a rejoint le lycée Le Corbusier, une rue plus loin, pour préparer un BTS. Alors il peut comparer : « À d’Alembert, on avait des salles où le projecteur ne marchait pas, on a eu un couloir qui sentait les égouts pendant un mois. En tant qu’élèves, on avait l’impression que personne ne se souciait du lycée. Nos profs faisaient des réunions et des grèves pour réclamer des choses mais on sentait que, plus haut, personne n’en tenait compte. »

Une professeure parle de cours dans des préfabriqués, « où le bureau du prof consistait en une commode sur laquelle on avait posé des planches. Pour que ces planches soient fixées, on a dû attendre presque un an… » Nagette, elle, regrette que « le lycée [n’ait] pas de lieu de vie, pas de foyer socio-éducatif ».

Si les moyens matériels font parfois défaut, les moyens humains manquent plus cruellement encore. « On n’est pas assez de surveillants, tranche Ibrahima. Je ne sais même pas comment on a réussi à tenir. Ce qu’on endosse tous les jours, physiquement et moralement, ça se ressent. On est très fatigués, on est plus nerveux… Aujourd’hui, on est à quatre ou cinq par jour pour gérer le lycée. Il faudrait être au moins deux de plus pour pouvoir travailler correctement. Quand un AED [assistant d’éducation – ndlr] est malade, c’est la panique à bord. »

Démissions en série

Sollicité par Mediapart pour connaître l’évolution précise des effectifs (notamment enseignants) sur les dernières années, le rectorat a refusé de communiquer le moindre chiffre. Argument ? Il s’agit d’éviter toute « stigmatisation » de l’établissement, susceptible de compliquer encore la tâche des élèves pour décrocher des stages. Comme il s’agit surtout d’entretenir le flou sur l’allocation des moyens, Mediapart ne manquera pas de saisir la justice pour obtenir ces données d’intérêt public, au nom de la loi de 1978 sur le droit d’accès des citoyens à tout document administratif.

D’après nos informations, côté assistants d’éducation, le lycée ne dispose en effet que de 5,5 postes à temps plein. Une seule assistante sociale y est affectée, et à mi-temps (contre un temps complet jusqu’en 2008). Idem pour l’infirmière scolaire. Si deux postes de CPE (conseillers principaux d’éducation) existent, ils subissent un turnover important, phénomène qui frappe jusqu’à la direction.

Depuis que le lycée partage son administration avec le collège Diderot (« C’est là que les problèmes se sont accentués », glisse une enseignante), soit depuis 2012, quatre proviseurs se sont succédé : le premier de 2012 à 2016 ; le deuxième de 2016 à 2018 ; le troisième de 2018 à 2019 ; et l’actuel doit quitter l’établissement à la fin de l’année scolaire…

« Le proviseur est constamment en réunion, pas sur le terrain », regrette une membre du personnelremontée contre ce rapprochement administratif. De même, depuis 2013, on dénombre six proviseurs adjoints et cinq adjoints-gestionnaires différents, alors que la stabilité des équipes est un facteur clef de la réussite, surtout dans les quartiers populaires. À en croire les enseignants, plusieurs départs survenus à la suite d’arrêts-maladie seraient, côté direction, « directement liés à la charge de travail et à la situation du lycée ».

Le rectorat, lui, retient que les deux décès se sont produits hors des temps et lieux scolaires, et en conclut que ces violences ne sont pas de la responsabilité de l’Éducation nationale. Aux revendications de l’équipe, il répond donc par un « audit » : « Pour attribuer des moyens quantitatifs, il faut déterminer ce qui dysfonctionne… »

Parmi les personnels non enseignant du lycée, on s’étonne que le rectorat se défausse de la sorte. Pour Lola*, tout est lié. « Le turnover constant » ou les arrêts-maladie de l’équipe handicapent le suivi des élèves, indispensable pour prévenir la violence ou le décrochage scolaire. « Il n’y a pas de capitaine dans le bateau, les élèves ne connaissent pas les personnels et ne savent pas à qui s’adresser, regrette-t-elle. Un poste supplémentaire de CPE, par exemple, permettrait de mieux suivre 260 familles. Certains dossiers passent à la trappe car personne n’a le temps de les gérer. »

L’année dernière, comme c’était déjà arrivé dans le passé, le lycée a été privé d’assistante sociale pendant plusieurs mois. Il n’y a pas d’assistant pédagogique, par ailleurs. « C’est quand même fou qu’on parle de faire réussir les élèves sans avoir un seul AP, déplore Ibrahima. Ce sont eux qui sont censés aider les élèves quand ils sont en permanence, cibler leurs difficultés, les aider… » Lola insiste sur la nécessité de prendre le temps d’échanger avec les élèves : « Beaucoup sont là par défaut, on a beaucoup de choses à reconstruire avec eux. Il faut nouer un lien de confiance pour avoir une relation personnalisée. »

Pas question, pour autant, de baisser les bras, affirme Alexandre. « Aujourd’hui, nous sommes à la fois professeur, grand frère, éducateur, assistant social… » Loïc, un professeur de maths-sciences arrivé cette année dans le lycée, évoque ces CPE qui se dédoublent : « Face à la masse d’absences et d’incidents, ils passent leur temps à traiter les urgences. Ils n’ont pas le temps de faire l’essentiel de leur travail. » Ce n’est pas faute de dévouement, à l’instar de cette conseillère principale d’éducation, toujours en poste, qui a marqué Farah : « Elle est incroyable. Elle prenait le temps d’aller au fin fond de la personne, par exemple pour savoir pourquoi elle ne venait pas en cours. »

Comme elle, nombre de ses collègues ne comptent pas leurs heures. « Les institutions comptent sur notre dévouement », assure Clémence. À d’Alembert, plusieurs projets ont été impulsés par les enseignants : un partenariat avec le Stade de France, une section football, des visites d’entreprises, une association D’Alembert solidaire, une gazette du lycée… Avec des résultats souvent au rendez-vous : « En professionnel, le levier projet fonctionne très bien », assure Nagette.

Sa collègue Marion constate cependant : « À chaque fois, ou presque, on a dû arrêter. Faute de temps, de moyens, de reconnaissance de l’institution… » Nagette se souvient d’une rentrée où la direction lui a signifié que le projet Stade de France allait prendre fin. « On a d’autres problématiques », lui a-t-on expliqué. Les relations avec les entreprises et les partenaires locaux demandent un temps et une énergie dont ne disposent plus vraiment les professeurs. « On galère à placer nos jeunes en stage, déplore Marion. Le nom de leur lycée, la ville sur leur CV ne les aident pas. Et parfois, on trouve quelque chose mais le jeune ne veut pas y aller, car c’est un quartier ou une ville où il risque de se faire agresser. »

S’ils luttent pour leurs conditions de travail et celles des élèves, les professeurs ont du mal à cacher une forme de lassitude. « Si on ne peut pas protéger nos élèves, comment les éduquer ?, s’interroge Clémence. Il y a une violence qui est d’abord sociale, structurelle, raciale… Et les élèves en ont une conscience aiguë»

À d’Alembert, passée la méfiance initiale, les jeunes se livrent sur leur quotidien et leurs tourments. « Comment se concentrer en classe quand ils pensent à comment manger le soir ?, rappelle Lola. Certains vivent dans la misère. Plus on creuse, plus les choses difficiles dans leur vie émergent. Ils ont cette pression sociale du quartier, ils doivent se comporter comme on veut qu’ils soient. Ils se conditionnent, de fait, à cause du regard négatif qu’on porte sur eux. Ils le verbalisent : ‘Nous, notre vie vaut moins que celle des autres.’ »

Si tous les problèmes ne viennent évidemment pas du lycée, Clémence insiste : « Ici, on ajoute de l’échec à l’échecOn se bat contre cela en permanence mais, à un moment, forcément, on s’épuise» Sous couvert d’anonymat, une de ses collègues conclut : « Quand je suis arrivée dans le 93, je me suis dit : ‘Je vais en sauver un maximum !’ C’était pour moi une vocation de les aider à réussir. Aujourd’hui, je ne sais plus qui je peux encore sauver. »

Ilyes RAMDANI et Faïza ZEROUALA (Mediapart)

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