Mardi,

Bon mardi…

…qui est, étymologiquement, le jour de la semaine de Mars, le dieu de la guerre et des armes, des pulsions violentes, comme la colère, la brutalité ou l’impétuosité, dans la mythologie grecque puis romaine. Il figure parmi les douze plus grands dieux de l’Olympe, la  montagne sacrée où ceux-ci se réunissaient pour se divertir et discuter. Chez les Romains, Il est même le dieu le plus important après Jupiter. Si important qu’à l’époque le calendrier romain commençait l’année au mois de Mars.

On pourrait dire, en ce sens, qu’en déclarant à plusieurs reprises son pays « en guerre » contre le coronavirus dans son allocution d’hier soir, le président français Emmanuel Macron – surnommé Jupiter après qu’il eut évoqué lui-même, durant la campagne pour l’Elysée, son souci d’une « présidence jupitérienne »  –  a versé dans le culte de Mars et de ses attributs, le casque, la lance ou l’épée et le bouclier.

Jupiter, qui est Zeus chez les Grecs, est le roi des dieux régnant sur le ciel, détenteur de l’arme suprême : la foudre. La foudre, c’est la parole, celle qui symboliquement envoie le feu à chaque fois qu’il s’exprime.

Mars, lui, Arès pour les Grecs, est le seul fils de Jupiter et de Junon, ou, dans la version grecque, de Zeus et d’Héra, déesse connue pour son humeur irritable. Chez les Romains, il est célébré et honoré comme le dieu de la gloire. Les Grecs, en revanche, lui donnaient le nom de Dieu des larmes tant il aimait la guerre, les massacres et la bataille. Il est d’ailleurs détesté des autres dieux et même de Zeus, son père. Homère, l’auteur présumé de l’Iliade, le peint comme un guerrier violent et fanfaron. Athéna, la déesse positive de la guerre, car portant la victoire, était l’ennemie jurée de Mars, dieu cruel et sanglant.

Désigner un ennemi extérieur pour resserrer les rangs

En ce mardi, donc, la France, du moins celle qu’incarne Emmanuel Macron, se veut romaine, martiale, en espérant récolter la gloire – et le nectar électoral qui en découlerait – d’une prochaine victoire sur le Covid-19. En atteste le déploiement annoncé de 100 000 « légionnaires », policiers et gendarmes, pour faire respecter l’injonction de confinement. On retrouve là les accents du prédécesseur d’Emmanuel Macron lorsqu’il déclara la guerre au terrorisme après les attentats de Daech qui ont endeuillé le pays en 2015…

La désignation d’un ennemi extérieur, dans l’histoire, il faut le noter, a été moins souvent un appel à la mobilisation générale contre un véritable danger pour l’intégrité de la patrie, qu’un stratagème visant à resserrer les rangs, à recréer, derrière l’étendard national brandi, une confiance, une adhésion du corps social mises à mal… par ceux-là mêmes qui déclarent l’état de guerre.

Non, ici, que l’épidémie en cours ne soit pas une vraie menace : elle l’est bel et bien, nous le savons. Mais ce n’est pas elle qui porte atteinte à la cohésion des populations ou des sociétés contemporaines. Les chants collectifs qui s’envolent des balcons des cités italiennes confinées témoignent au contraire, jusqu’ici, d’une résilience admirable des voisinages.

L’admiration un peu étonnée, pour ne pas dire interloquée, ici, à leur égard montre à quel point, peut-être, nous avons oublié la force et la beauté du commun, des communautés, qui ne sont  pas que nationales, culturelles ou ethniques, de la communion, du lien social.

Si on semble fasciné, comme face à une œuvre d’art, par les refrains joyeux d’un peuple italien historiquement et culturellement chanteur, c’est peut-être que l’on est en train de redécouvrir l’art de faire société. Le propre du rapport à une œuvre d’art est notamment de nous amener à dépasser nos a priori, c’est-à-dire les certitudes ou les illusions qui sont ancrées en nous…

L’épidémie nous oblige à repenser notre rapport à la Terre

A l’opposé, la rhétorique et la symbolique guerrière est lourde de sens, elle est pesante, anxiogène. Elle ajoute de l’angoisse à l’angoisse… déjà présente. Cette angoisse, cette peur, nous la ressentons, tous, en ce moment, de manière plus ou moins acceptée, plus ou moins reconnue et plus ou moins exprimée, selon les dispositions affectives, émotionnelles et  mentales des uns et des autres.

Qu’on le veuille ou non, la peur est diffuse. Et c’est normal. Elle est diffuse, car diffusée. Par les conséquences sanitaires, existantes et à venir, de l’épidémie de coronavirus que chacun se met à redouter après avoir succombé à la tentation du déni et du fantasme d’invulnérabilité.

La peur se diffuse aussi au travers des représentations mentales, sociales et médiatiques qui se forgent et se répandent à mesure que le virus-couronne chinois se fait pandémie mondiale. Elle est accentuée, enfin, par les mesures d’isolement et de restriction sociales, par leur caractère inédit, inexpérimenté et… incertain. L’incertitude de leur efficacité et l’incertitude du moyen terme ajoutent des degrés aux fébrilités personnelles et collectives, déjà bien alimentées par les perspectives détériorées de plus long terme pour le système Terre et pour le vivant, humain comme non humain.

Pareille poussée de fièvre et de peur renvoie, me semble-t-il, à une autre redécouverte : celle de la réalité de la vulnérabilité, de la mortalité, de la matérialité des corps humains et de notre existence, d’un autre temps que le court-terme, que le présent perpétuel. Réalités dont nous a coupé moins d’un siècle d’antibiotiques, de vaccins et de pétrole, comme l’écrit très justement l’architecte Philippe Rahm. Grâce à eux, estime-t-il, « l’humanité avait triomphé de son sort animal, s’était extraite largement de sa fragile condition naturelle ». Et il ajoute :

Cette explosion du pouvoir humain sur la terre et sur son corps, la transformation de notre environnement en conséquence – en notre faveur d’abord et en notre défaveur aujourd’hui à cause de la pollution et du réchauffement climatique – a une histoire très courte, de l’ordre d’une cinquantaine d’année, une goutte d’eau dans l’histoire humaine qui a débuté il y a des milliers d’années, et qui n’était largement faite jusqu’alors que de faim, de froid et de maladie. Aujourd’hui pourtant, face au réchauffement climatique et à l’épidémie de coronavirus, cette extraordinaire période de l’histoire humaine semble derrière nous.

L’épidémie de coronavirus et le réchauffement climatique participent en ce sens d’un « stupéfiant retour du réel » qui impose de repenser notre rapport à notre « environnement », c’est-à-dire à la Terre, c’est-à-dire à nous-mêmes, en fin de compte, à nos modes de vie au sein du modèle économique en vigueur : modèle productiviste et consumériste, axé sur l’augmentation et sur l’accumulation infinie des profits et de la croissance qui les génèrent, ainsi que sur la concentration profondément inégalitaire des richesses ainsi créées.

Profiter du moment pour penser

Repenser notre rapport  au monde et à nous-mêmes, cela veut dire, selon moi, s’extraire d’un autre confinement : celui d’un hors-sol, d’une bulle virtuelle en mouvement permanent, celui d’une frénésie de mobilité récréative sans but tangible autre que l’envie d’ « en profiter », de le faire savoir et de le et de se faire voir, et celui, aussi, d’une contrainte de mobilité incessante – pourtant dite aussi libre que ne l’est le libre-échange commercial – à laquelle nous assignent les modes d’organisation de l’économie, de la production, de l’emploi et du travail « modernes ».

Ces traits, aux implications bien concrètes dans nos vies, sont en fait pour nous des abstractions, des impensés quotidiens.  Ce sont eux qu’il nous faut repenser. A l’instar de ce que l’on nous dit être constitutif de la « modernité » qui fait l’évidence de chaque geste de chaque jour. S’il est utile de penser à ce qui a fait la modernité depuis l’avènement de l’ère moderne, au sens historique, c’est surtout la « modernisation », récente, de la modernité qu’il nous faut re-penser, ainsi que ses effets tantôt soulageants, tantôt toxiques,

Or, penser est devenu un luxe en cet âge de « circulation libre et sans entrave des flux d’information et de données » (élément de définition de la « société de l’information » et de « l’économie de la connaissance » portées sur les fonts baptismaux en 1995, à Bruxelles, par le G7 mondial en présence de représentants  de grandes entreprises de l’informatique, de l’électronique et des technologies du futur).

La suspension des activités économiques, professionnelles, sociales et éducatives dans leurs formes ordinaires nous offre aujourd’hui l’opportunité de nous saisir de ce luxe.

C’est ce à quoi je vous invite dès aujourd’hui, de façon infinie et avec détermination. Penser, on en fait chacun l’expérience, exige d’abord de savoir, de connaitre et reconnaitre, de confronter, d’apprendre. C’est le sens même de la relation qui nous unit, vous et moi, vous et nous, vos professeurs, depuis que vous êtes entrés dans le cycle de l’enseignement.

Le climat ambiant, évoqué plus haut, j’en suis conscient est peu stimulant. Il peut même être un frein. Moi-même, j’éprouve moins la peur ou l’angoisse qu’une tristesse, diffuse elle aussi. C’est elle qui m’amène à penser que l’on peut difficilement poursuivre nos enseignements, en les plaçant simplement « à distance », comme si de rien n’était, comme s’il ne se passait rien « à l’extérieur » de cette nouvelle bulle, plus protégée que protectrice. Or, l’enseignement, au sens non institutionnel du terme, ici, se doit d’être protecteur, comme il est émancipateur.

J’ai l’intuition, plus que la conviction ou l’expérience en cette époque incertaine, que des évaluations comme  un test d’actualité, que je vous proposais, hier encore, de passer  « en vous et nous adaptant » à la situation, sont, en ce moment au moins, des exercices inappropriés. Ne serait-ce que parce qu’ils représentent  une forme de contrainte supplémentaire. De ce point de vue, ils risquent, à mon sens, d’être contreproductifs. On n’apprend pas dans un contexte de contrainte. On n’apprend que parce qu’on le choisit librement. Et les conditions sociales de ce choix libre ne sont pas ou plus réunies aujourd’hui.

C’est en ce sens que les mots que je vous adresse ici se veulent recréateurs, certes partiels, des conditions de cette liberté. Lisez, consultez, creusez, bifurquez, apprenez, notamment à partir (mais pas seulement) des ressources que je mets à votre disposition sur cette plateforme. Apprenez ce qu’a été le passé, pour comprendre ce qu’est le présent, et pour contribuer en meilleure connaissance de cause à construire, qui sait, un autre futur.

Dans la mythologie grecque, les deux parents de Mars, Zeus et Héra symbolisent les changements atmosphériques et la fureur de la nature…

Avec beaucoup d’affection,

Marc SINNAEVE

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