Une rentrée sur le fil. « Avant le Covid, chaque rentrée on achetait les fournitures, les cartables, les enfants allaient dormir de bonne heure. Maintenant ce n’est plus pareil, c’est un autre rythme », relate Shella* 41 ans. La mère de famille vit dans une caravane sur un terrain, un peu à l’écart des autres, qu’elle loue près de Montpellier. Shella est mère de cinq enfants, et déjà grand-mère, ce qui la réjouit au plus haut point.

La maman gitane confie avoir perdu son mari dix ans auparavant, l’âge de sa petite dernière. Elle évoque les difficultés de sa fille à l’école, les moqueries des autres élèves sur son physique, son isolement, mais aussi son asthme, qui a convaincu Shella de garder son enfant près d’elle et d’opter pour l’école à la maison. Mais pour de nombreux enfants, ce n’est plus d’école du tout.

100 000 enfants privés d’école

Selon le collectif Ecole Pour Tous, 100 000 enfants seraient privés d’école. À ce titre, Jean Castex vient d’annoncer une mission d’information ministérielle sur le sujet. En 2012, la Cour des comptes estimait que 60 000 enfants issus de la communauté des gens du voyage étaient concernés. Aujourd’hui, on estime entre 300 000 et 400 000 voyageurs en France.

La Commission nationale consultative des droits de l’homme définit la communauté, avec l’expression administrative controversée « gens du voyage », comme « des individus qui possèdent pour la très grande majorité la nationalité française et qui ont un mode de vie traditionnel fondé à l’origine sur la mobilité et le voyage, même si nombre d’entre eux sont aujourd’hui sédentaires. »

Le terme est loin de représenter la diversité du groupe désigné. Les gens du voyage peuvent être d’origines ethniques distinctes (Gitans, Manouches, Yéniches, etc.), avec des catégories socioprofessionnelles et économiques diverses.

Le Covid a été un coup de massue alors qu’on avançait petit à petit pour que les enfants des gens du voyage puissent aller à l’école.

Pourtant, les voyageurs connaissent, pour la plupart, des difficultés d’accès à l’école. Les parents de ces enfants ont suivi une scolarité durant le primaire, voire au collège pour certains d’entre eux, mais rarement jusqu’au lycée et plus.

De la crainte de se mélanger à des inconnus, de confier ses enfants à un étranger, aux conditions de vie compliquées, jusqu’aux possibles blocages administratifs de certains élus ou directeurs d’établissements, étudier et s’instruire peut être une véritable épreuve souvent décourageante. En septembre 2020, le collectif Ecole pour Tous, avait dû déposer un recours devant la justice, pour que soit ordonnée au maire Azzedine Taïbi, la scolarisation d’une enfant rom de 7 ans.

Une grande peur de la maladie qui éloigne des établissements

La peur du covid a aussi conduit à un retrait massif de l’école, qu’il soit total ou par intermittence. « Les voyageurs ont eu très peur de la pandémie, cela a créé énormément d’angoisse. Le Covid a été un coup de massue alors qu’on avançait petit à petit pour que les enfants des gens du voyage puissent aller à l’école. Ici, dès décembre 2019, lorsqu’on avait à peine commencé à évoquer le virus, des parents avaient déjà retiré les enfants », relate Sophie Fréville, référente scolarité et famille au sein de l’Association Des Gens du Voyage en Essonne, ADGVE 91, qui leur apporte un soutien social, administratif et culturel.

En cas d’épidémie, les voyageurs ont le réflexe de s’auto-confiner et de ne pas compter uniquement sur le médecin.

« ADGVE 91 cheminait d’années en années, il faut presque tout recommencer. L’école en présentiel c’est vraiment important pour le développement des enfants. C’est un cadre où ils peuvent se socialiser, apprendre des règles, développer des fonctions cognitives, et d’autres choses », affirme Sophie Fréville, qui soutient des dossiers d’inscription de la maternelle au primaire.

Mais si la réaction des parents est aussi radicale, les associations savent que ce n’est pas sans raison. « En cas d’épidémie, les voyageurs ont le réflexe de s’auto-confiner et de ne pas compter uniquement sur le médecin », explique Christophe Angebault, 45 ans, professeur de français et militant à l’ADVOG 95 (Association Départementale Voyageurs-Gadjé et Tsigane du Val d’Oise).

« Ce n’est pas irrationnel, car ils circulent beaucoup entre eux, plus généralement c’est un brassage entre les familles nombreuses, le risque de contagion augmente. Ils vivent avec plusieurs générations, ça crée une crainte pour les anciens. Leurs conditions de vie les fragilisent énormément, il y a beaucoup de personnes atteintes de maladies chroniques par exemple. Le fait qu’ils se tiennent à distance leur a mis un coup au moral », relate le référent EFIV (dispositif scolaire pour le soutien et le suivi des enfants de familles itinérantes et de voyageurs) au contact d’une soixantaine de familles. Alors pour tenter de parer au manque d’instruction, les parents se tournent vers le CNED et l’école à la maison, non sans mal.

CNED et école à la maison : des dispositifs inadaptés pour les voyageurs

Mais pour Shella à Montpellier, comme pour d’autres parents voyageurs partout en France, ce dispositif va se révéler difficile en pratique. « En réalité, le CNED peut convenir à certaines familles, mais il est vrai que les cours ne sont pas adaptés pour les voyageurs que nous avons rencontrés. Une partie d’entre eux ne sait pas ou peu lire, les énoncés peuvent se révéler complexes, même pour des lettrés, ça demande une méthode et une organisation particulière, et puis ça ne s’improvise pas d’être prof », constate Sophie Fréville.

« J’ai fait une demande à la mairie et à l’académie pour faire l’école à la maison et ça a été accepté. Je sais compter, mais je ne sais pas lire, même si je me débrouille un peu, alors heureusement, ma belle-fille m’aide », raconte Shella.  Mais la mère n’est pas au bout de ses galères. Difficile d’assumer complètement le rôle de professeur pour sa fille. Elle trouve un plan pour une professeure pour 10€ de l’heure, finalement éloignée par le Covid.

Aujourd’hui, on est obligé de savoir lire et écrire pour s’en sortir. Moi ce que je veux, c’est le meilleur pour mes enfants, je veux qu’ils aient une meilleure vie que moi.

Puis elle se retrouve peu à peu isolée, alors elle compte sur ses proches « puisqu’il n’y a personne ici, pas d’associations, on se débrouille seuls. » Mais difficile de rester concentrée quand l’épidémie arrive. Des personnes de la famille et des amis étant contaminés, Shella avoue avoir d’autant plus peur. « On connaît les dégâts. J’ai accompagné mon petit-fils à la rentrée, car il avait déjà été contaminé, mais ma fille va faire l’école à distance ». 

Heureux coup du hasard, la mère de famille rencontre une dame, qui promet d’aider sa fille dans ses devoirs à partir d’octobre prochain. Elle espère que sa fille pourra aller de l’avant et faire « mieux qu’elle ». « A mon époque, on ne mélangeait pas les Gitans et les Français dans les classes. Nous, on faisait du coloriage, on ne s’occupait pas de nous, puis après j’ai arrêté l’école. Aujourd’hui, on est obligé de savoir lire et écrire pour s’en sortir. Moi ce que je veux, c’est le meilleur pour mes enfants, je veux qu’ils aient une meilleure vie que moi », conclut Shella.

Créer du lien à l’épreuve des variants

« Franchement, à la maison, c’était un peu compliqué et ça l’est encore plus pour ceux qui voyagent. Ma femme sait lire, elle a fait comme elle a pu, on a  essayé mais on a fini par lâcher l’affaire. Ça m’inquiète que mes fils aient pris du retard à l’école. » A Montmagny (Val-d’Oise), Badou, 34 ans, gitan sédentarisé, est père de deux enfants de 8 et 12 ans, et vit sur un terrain entouré de sa famille et de ses amis. Il est « on peut dire ferrailleur ».

Il n’a pas de diplôme, mais en réalité, ses aptitudes dépassent la ferraillerie. Grand débrouillard, il touche à tout ce qui est manuel, de la manutention à la mécanique. « Aujourd’hui la ferraille c’est fini. Pour leur avenir, il faut que les enfants apprennent à lire et à compter. J’espère qu’ils vont trouver du travail », s’inquiète le père de famille.

Faire des cours personnalisés n’est pas forcément gérable, de plus, le travail numérique n’est pas réaliste car c’est un public éloigné du digital.

Ce jour-là, Christophe Angebault, l’enseignant et militant à l’ADVOG 95, prend place dans le petit chalet tout près de la caravane pour discuter. Les deux hommes s’envoient des taquineries comme des vieux frères. « Moi je sais un peu lire, mais compter… zéro ! Je suis sûr que si je m’y mets pendant un mois je peux progresser », lance Badou.

« Tu es capable de réparer des moteurs, tu seras capable d’apprendre à lire », l’encourage son ami enseignant.  Les deux se sont rencontrés il y a quelques années au moment où Christophe a soutenu la scolarisation de ses fils. Le plus jeune, en Ulis (Unités localisées pour l’inclusion scolaire), a longtemps été éloigné de l’école pour des raisons médicales. Le second souffrait d’une phobie scolaire.

Christophe fait partie de la famille, je lui fais confiance. Et heureusement qu’il était là pendant le Covid. C’était le seul qui venait nous voir.

En plus du Covid, la difficulté à déployer des moyens, la baisse des volontaires permanents engendrent une désertion sur le terrain, également des travailleurs sociaux. « Christophe fait partie de la famille, je lui fais confiance. Et heureusement qu’il était là pendant le Covid. C’était le seul qui venait nous voir », atteste Badou.

Sur ce constat Christophe Angebault et certains de ses collègues ont tenté de limiter la casse. « De nombreuses demandes au CNED ont été refusées, alors, on a donné quelques cours. Mais faire des cours personnalisés n’est pas forcément gérable, de plus, le travail numérique n’est pas réaliste car c’est un public éloigné du digital. J’ai donc proposé de faire un groupe dans une salle du collège, désinfectée et en horaires décalés tout le premier trimestre. Ça a été un succès. On a poursuivi comme on a pu, et donné du travail à distance avec les collègues », relate le professeur-militant.

C’est ce travail qui lui vaut aujourd’hui des appels téléphoniques : « Est-ce que tu peux prendre ma fille, ou mon fils? ». Le professeur commente. « Aller sur le terrain et tisser des liens facilitent les choses. Ça a vraiment mis les familles en confiance. Et j’ai le même retour de mes collègues du primaire. »

Avec les actions menées l’année dernière, les parents ont eu confiance alors on me contacte pour inscrire les enfants. Mais tout est incertain car on ne sait pas comment la situation sanitaire va évoluer.

« Pour le moment, on reçoit majoritairement des demandes d’inscriptions pour le CNED. C’est ce qu’on voit ici, des familles qu’on rencontre. Nous ne pouvons pas faire de généralités dans tous les départements et puis, nous attendons vraiment que la rentrée soit passée. L’objectif reste l’école en présentiel », éclaire Sophie Fréville.

De son côté, Christophe Angebault constate une augmentation des demandes d’inscription  dans son collège. « Avec les actions menées l’année dernière, les parents ont eu confiance alors on me contacte pour inscrire les enfants. Avec le contexte du variant Delta, ça m’a étonné. Mais je suis partagé car on ne sait pas comment la situation sanitaire va évoluer, sans compter, de la part de certaines familles, la réticence pour la vaccination pour les enfants qui émerge. On s’adapte au jour le jour », assume le professeur et militant, bien décidé à vouloir préserver les liens.

Néanmoins, Badou affirme ne pas hésiter à retirer les enfants de l’école en cas d’une nouvelle vague et semble exprimer la pensée de nombreux parents. « Au fond ce qui compte c’est le bonheur de mes enfants, qu’ils soient en terrain ou en caravane. »

*Les prénoms ont été modifiés

Amina Lahmar

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