Rares sont les mots en -ard à la connotation positive. « Blédard » n’échappe pas à la règle. Après un aller-retour entre les deux côtés de la Méditerranée (il a servi à désigner un soldat français déployé au Maghreb, puis un Maghrébin immigré en France), le mot décrit aujourd’hui toute une série de stéréotypes.

Un jeune harraga en claquettes qui répète « cigarettes, cigarettes » à la sortie du métro. Un chibani, veste d’un costume une taille trop grande, moustache grise et bonnet de travers. Une femme gouailleuse, trop vénère, trop présente. En général, une personne fraîchement arrivée en France, aux manières et à l’accent encore bruts.

L’accent blédard, justement, presque une langue à part entière. On reconnaîtrait ses sonorités entre mille. À son paroxysme, les « i » et les « é » se confondent, le « b » remplace le « p », le « r » rrroule contre le palais. Les expressions françaises désuètes y sont une éloquence. Ce parler là, pourtant, flatte rarement l’oreille. Si l’accent anglais incarne la classe, l’italien le charme et l’espagnol la sensualité, on attribue à celui du bled une forme de naïveté un peu rustre.

Les rires, les railleries, la condescendance même, ont sali sa grâce. Il n’en reste pas moins l’accent du courage : celui de quelqu’un qui ose parler une langue qui n’est pas la sienne. Les blédards l’ont tous, ce courage. Sans exception. C’est même leur seul vrai point commun, cette force d’avoir su un jour se déraciner d’une terre pour chercher à fleurir sur une autre.

Entre racisme et mépris de classe

« Est-ce que vous savez tous les sacrifices qu’on a dû faire pour venir ? Est-ce que vous connaissez cette douleur de laisser vos parents pleurer derrière vous à l’aéroport, en leur disant au revoir, ne sachant pas quand vous allez revenir ? » Dans sa vidéo postée sur ses réseaux, le créateur de contenu Iyas Begriche, ou Iyasoony, résume en une image la réalité déchirante, trop souvent oubliée, de ceux qu’on appelle blédards. Arrivé en France il y a sept ans, le jeune homme plaide pour un autre usage du mot. « Il n’y a rien de péjoratif en soi dans ce mot, tout est question de contexte. »

Lorsqu’il qualifie un accent ou des difficultés d’adaptation à la vie occidentale, il est utilisé pour humilier

Ce qu’il y perçoit parfois, une forme de mépris de classe, à la sauce raciale. Un dénigrement de ceux qui ne témoignent pas du supposé raffinement de la civilisation à l’européenne. « Lorsqu’il qualifie un accent ou des difficultés d’adaptation à la vie occidentale, il est utilisé pour humilier. » Il raconte alors sa propre confrontation au mot blédard. « On entend ça dès notre arrivée, de manière très crue et directe », décrit-il. « Au début, on en rigole, on se dit que c’est sur le ton de l’humour, mais on se rend vite compte que ça peut varier. Et on finit par apprendre à vivre avec. » 

Le mot « blédard » dissimule selon lui une réalité plus complexe qu’il n’y paraît, et une qualité. « Les blédards sont débrouillards par la force des choses », explique-t-il. « Ils arrivent d’un autre pays. Il faut avoir la force de surmonter les obstacles et il y en a beaucoup. » Toute une diversité de parcours se trouve essentialisée derrière ces quelques lettres. « On ne vient pas par hasard dans un pays étranger, on vient pour les études, pour se marier, pour travailler ou fuir quelque chose… Il y a des histoires derrière ce mot. »

Et des épreuves, jamais vécues, ni même envisagées par ceux qui utilisent le terme de manière péjorative. « Si tu es né en France et que tu as profité des efforts de tes parents ou de tes grands-parents, essaie au moins d’être indulgent avec les personnes qui sacrifient plein de choses pour venir ici, qui cherchent un meilleur avenir peut-être… », conclut Iyas dans sa vidéo.

Dans les commentaires, ça applaudit, ça confirme. Ça chouine aussi. « Bledar ce n’est pas une insulte ca veux juste dire qu’une personne vient de l’étranger pff sa ce victimise pour rien [sic] », se plaint un follower, quand une seconde offre une autre analyse. « C’est pas une insulte c’est comme nous quand on va au bled on nous appelle migria ». « Migria », ou « zmigri », dérivés du mot français « immigré », désignent au bled les Français d’origine maghrébine nés des premières vagues migratoires. Le mot « blédard » ne serait alors qu’une réponse. Ce sont eux qui auraient commencé.

De la honte à la fierté

Samir*, agent RATP parisien arrivé en France au début de l’adolescence, n’est pas d’accord. L’apparente légèreté du cliché masque d’après lui des dynamiques raciales complexes, spécifiquement liées aux premières générations de Français d’origine maghrébine. « Les premiers nord-africains qui sont venus travailler en France souffraient de racisme, de salaires de misère, de conditions déplorables », analyse-t-il.

« Leurs enfants les ont vus galérer, tout en bas de l’échelle sociale. Sauf qu’eux étaient Français, sans accent, avec la culture d’ici », continue-t-il, décrivant la position inconfortable de ces jeunes tiraillés entre les deux rives d’une identité nouvelle. « Pour s’élever du bas de l’échelle, il leur a fallu s’appuyer sur ce dernier barreau pour le dépasser. » Pas d’autre choix, alors, que de tourner en dérision les traits prêtés aux « blédards » pour mieux s’en détacher.

« Si la connotation négative persiste, c’est aussi de la faute des humoristes, surtout ceux des années 2000. Ils faisaient passer les blédards pour des illettrés qui disent des mots de travers », dénonce Samir. « L’accent était dans tous les sketches. Ils riaient de ce qui leur était familier, mais ils ont trop forcé le trait », estime-t-il, implacable. Car lui aussi, comme Iyas, n’a pas échappé au qualificatif. « À l’époque, c’était limite rabaissant de venir du bled. On pensait qu’on ne connaissait rien… » Il se remémore. « On me disait que j’étais un blédard, mais en Algérie ce mot désigne les campagnards. Moi, je venais d’Alger, donc je ne me sentais pas concerné », sourit-il.

Pourquoi une personne née en Australie ou aux États-Unis devrait être traitée avec considération, et pas nous ?

Avec le temps et la maturité, il décide d’en faire une force. « L’obtention de ma carte d’identité française a été le déclic : mon parcours est une fierté. Pourquoi une personne née en Australie ou aux États-Unis devrait être traitée avec considération, et pas nous ? », s’indigne-t-il. « Moi aussi, je viens d’un autre continent, d’un pays qui a une culture différente de celle d’ici. Double culture, double langue, double ouverture d’esprit. »

Iyas partage lui aussi ce sentiment. Fier de la ténacité, du courage, de l’audace de ceux qu’on appelle « blédards ». Il regrette malgré tout cette division entre individus de lignée maghrébine. « On a une culture en commun, nos parents aussi, peu importe notre lieu de naissance. Il n’y a pas de différence fondamentale entre nous », tient-il à rappeler. Il rit. « Et aux yeux de la société, on est tous des Arabes, de toute façon. »

Ramdan Bezine

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