Se perdre pour mieux se retrouver. C’est le projet de Sinan Benlakhdar, né à Paris, d’une mère française et d’un père marocain. Son père ne lui a malheureusement pas appris sa langue maternelle, la darija, ce qui a longtemps été source de frustration pour ce jeune diplômé en communication. Un manque qui l’empêchait de discuter avec sa famille paternelle.

Mais Sinan, « tout aussi fier d’être Français que Marocain », est déterminé à « embrasser la totalité de (s)on identité ». Il s’est accordé une année sabatique pour aller vivre au Maroc et se rapprocher de sa culture d’origine. Un voyage « extrêmement bouleversant d’un point de vue identitaire », qu’il documente chaque jour sur ses réseaux sociaux. Interview.

Peux-tu nous parler de tes origines et de ton rapport à celles-ci ?

Du côté maternel, ma famille est française. Et du côté paternel, je suis d’origine marocaine et algérienne. En fait, je dirais qu’on est des Marocains d’Algérie, mes arrière-grands-parents, qui étaient des Marocains d’Oujda (ville à la frontière algéro-marocaine, ndlr), ont immigré en Algérie pendant la colonisation française parce qu’il y avait plus de boulot. Mon grand-père puis mon père sont donc nés en Algérie, et une grande partie de ma famille paternelle y vit toujours. Mais pour des raisons administratives, une grande partie d’entre eux n’ont que la nationalité marocaine. Mon histoire personnelle est donc surtout liée au Maroc.

J’ai développé un vrai complexe, je ne pouvais parler à personne

Moi, je suis né et j’ai grandi à Paris, mais j’allais presque tous les étés au Maroc avec ma famille. Par contre, j’avais du mal à m’y sentir vraiment chez moi. Le problème, c’est que mon père ne m’a jamais parlé arabe, sauf pour me mettre des coups de pression (rires). J’ai développé un vrai complexe, je ne pouvais parler à personne. Avec ma famille, quand on s’asseyait à table pour manger, il n’y avait que mon père qui discutait. Moi, j’étais juste là, comme un pion. Et c’est super frustrant de ne pas pouvoir échanger avec sa famille, parce que ce n’est pas l’envie qui manque, juste les mots.

Est-ce que tu as eu des discussions avec ton père à ce sujet ?

Je lui ai toujours reproché de ne pas m’avoir appris sa langue maternelle. La langue, c’est ce qui te permet d’avoir des relations avec les gens, de faire communauté. C’est très difficile à vivre quand on ne parle pas celle de son pays d’origine parce qu’on se sent coupable.

Encore aujourd’hui, quand je lui demande pourquoi il ne m’a pas tout simplement parlé dans sa langue, il me répond par un silence. Mais bon, je n’ai pas envie de faire peser tout ça sur ses épaules. C’est la vie et il y a peut-être des raisons qui expliquent cela, surtout quand on sait qu’il a grandi en Algérie à l’époque de la colonisation, que l’école était uniquement en français. Et puis, il ne m’a certes pas transmis la langue, mais il m’a permis de créer un lien fort avec le Maroc parce qu’on y allait très souvent, et je lui en suis très reconnaissant.

Comment en es-tu venu à prendre la décision de te réapproprier cette langue et cette culture ?

Déjà, enfant, je faisais l’effort d’apprendre quelques mots d’arabe par-ci par-là. Mais je savais que pour vraiment me rapprocher de ma culture d’origine, il fallait que j’aille vivre temporairement au Maroc.

Avant que ce projet se concrétise, il y a eu des étapes clefs dans mon cheminement. L’an dernier, j’ai fait mon mémoire de master sur la construction identitaire des Français d’origines africaines. J’ai pu découvrir des associations, assister à des événements qui ont joué un rôle hyper important dans ma construction, comme le festival Felfel ou encore l’événement « Raconter le Maroc » du collectif Arabengers. Je pense aussi à la projection du court-métrage « Maghribna » (“Notre Maroc”, réalisé par Wafa Hait, ndlr), qui parle du rapport d’enfants d’immigrés marocains à leur pays d’origine, et qui m’a tout simplement mis les larmes aux yeux. Ces différents événements à Paris m’ont fait énormément de bien et m’ont aidé à me préparer mentalement avant mon départ.

Parlons plus concrètement de ton départ, comment t’es-tu organisé ?

Ce mémoire a en fait confirmé cette envie de départ que j’avais en moi. Toute l’année, j’y ai pensé. Une fois diplômé, je me suis dit : c’est le moment ! Le moment de partir pour apprendre ma langue et vivre des expériences incroyables dans mon pays d’origine.

Les derniers jours avant le départ, c’était un cataclysme d’émotions

Les derniers jours avant le départ, c’était un cataclysme d’émotions. J’étais sur le point de quitter ma famille, mes amis, mes repères. Et puis j’avais vraiment peur de ne pas me sentir à l’aise là-bas, de ne pas être accepté… C’était tellement dur émotionnellement que j’ai décidé de faire le voyage en train et en bateau, pour prendre le temps d’ouvrir cette nouvelle page de ma vie.

Ça me paraissait inconcevable de passer de Paris à Marrakech en deux heures et donc changer de quotidien aussi rapidement et brutalement. Au moins, là, j’ai pu faire une grosse introspection pendant le trajet. Et puis le moment mémorable, c’est quand le bateau a accosté à Tanger, que j’ai fait mes premiers pas sur le sol marocain, et que j’ai dit « Salam Alaykoum » au douanier. Là, j’étais en mode : ça y est, j’y suis.

Depuis, comment se passe ton apprentissage de la langue ?

Je suis d’abord allé à Marrakech où j’ai été hébergé par une tante, qui, détail important, ne parle pas français. Donc le premier soir, on mangeait notre repas en silence. J’ai essayé de meubler, je citais les prénoms de la famille pour prendre des nouvelles, mais je n’ai pas pu aller plus loin… Là, j’ai pris une grosse claque : « Voilà ton nouveau quotidien, t’es au niveau zéro et t’as un énorme chemin devant toi ».

Pour apprendre la langue, je prends des cours, c’est obligé pour avoir des bases. Et en plus de ça, j’ai toutes les petites interactions au quotidien, avec les commerçants, dans le taxi, etc. La difficulté, c’est qu’au Maroc, on peut très facilement switcher en français, donc je pourrais rester dans ma zone de confort, mais j’essaie vraiment de provoquer des conversations, de faire des efforts pour travailler mon arabe. Et je commence à sentir des progrès. D’ailleurs, récemment, un chauffeur de taxi m’a offert la course parce que j’ai réussi à tenir une assez longue discussion avec lui. C’est un petit geste, mais pour moi, c’est une grande étape dans l’affirmation de mon identité.

Au-delà de la langue, tu en profites aussi pour faire du tourisme et partager ton quotidien sur les réseaux sociaux.

Je veux aussi découvrir mon pays d’origine sous tous ses aspects. En décembre, j’ai beaucoup voyagé, notamment à Essaouira, Rabat, ou encore Ouarzazate. D’ailleurs, s’il y a un truc que je retiens de ces premiers mois ici, c’est l’hospitalité. Pendant mon séjour à Rabat par exemple, quelqu’un m’a hébergé alors que je ne le connaissais pas du tout et sa famille m’a accueilli comme un roi. Cette personne, Anas, a même pris trois jours de son temps pour me faire visiter la ville. Pas une après-midi ou une journée, trois jours !

On parle beaucoup de l’hospitalité marocaine et vraiment, à aucun moment, c’est abusé ou exagéré. C’est ce que je veux montrer sur les réseaux sociaux : la beauté de ce que je suis en train de vivre.

Ce que je partage sur les réseaux sociaux, c’est l’histoire d’un jeune tout aussi fier d’être Français que Marocain

Ce que je partage, c’est une histoire : celle d’un jeune tout aussi fier d’être Français que Marocain, qui est parti découvrir son pays d’origine, sans aucun sentiment anti-France derrière. Cette histoire, c’est la mienne, mais c’est aussi la nôtre. C’est-à-dire que tous les Français qui ont des origines étrangères peuvent s’y reconnaître.

Cette quête identitaire d’un Franco-Marocain parti se perdre pour mieux se retrouver, elle résonne chez plein de gens qui n’ont rien à voir avec le Maroc. Et tant mieux. Mon but, ce n’est pas d’inciter les Français d’origine marocaine à quitter la France pour le Maroc. C’est plus largement d’inspirer les jeunes, les pousser à aller au-delà de leurs peurs pour tenter des choses et vivre des expériences folles.

Propos recueilli par Ayoub Simour

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