« Tu ne peux pas mettre mon prénom, ni le quartier d’où je viens », insiste Hakim*. « Parmi les comédiens, il n’y en a pas 6 000 à venir d’ici », croît-il bon de préciser. Dans la famille du cinéma français, une bonne réputation vaut de l’or. Devenir lanceur d’alerte ferait tache sur son C.V.

Pourtant, nombre de comédiens ont des histoires à raconter, à l’image d’Hakim qui réside dans un quartier populaire de Seine-Saint-Denis (93). Le jeune homme officie dans le milieu du cinéma depuis cinq ans et cumule plusieurs expériences de figurant.

Pour les jeunes comédiens, la figuration se présente souvent comme une étape nécessaire pour faire ses gammes en attendant d’obtenir un rôle important. À l’écran, les figurants apparaissent partout : passant dans la rue ou foule massive, sans ou avec deux lignes de dialogue tout au plus. Cinéma, clip, publicité ou séries télés : tout y passe.

Des prestations non rémunérées

Derrière la caméra, la réalité fait moins rêver. « J’ai vécu ma plus grande désillusion, il y a deux ans, sur le tournage d’un clip de rap », raconte Hakim. « Au moment du tournage, mon visage est apparu à l’écran. J’aurais dû être augmenté en conséquence », décrit-il.

Quelques semaines plus tard, Hakim se rend compte qu’il a été coupé au montage. Il ne sera jamais rémunéré. « Bien évidemment, dans la cité, je m’étais vanté d’apparaître dans un clip. Finalement, tout le monde m’a traité de menteur. Ça, c’est dur », souffle-t-il.

Maintenant, je refuse de faire des clips de rap. Sauf si je connais personnellement le réalisateur

« Être comédien, c’est un état d’esprit », estime le jeune homme. « Peu importe que tu n’ais pas encore obtenu le rôle de ta vie. Pendant longtemps, ma mère priait pour que je n’y arrive pas », s’esclaffe-t-il. Et de préciser qu’elle préférerait pour lui une réussite financière et un emploi stable.

Une économie de moyen sur le dos des figurants

Dans le milieu de l’audiovisuel, on parle de « cachet » pour désigner le salaire perçu pour une journée de tournage qui peut s’étendre de 8 heures du matin jusqu’en pleine nuit. Les tarifs actuels – en attente de revalorisation – s’échelonnent de 85 euros pour de la simple figuration à une centaine d’euros pour une apparition face caméra avec quelques lignes de dialogue dans un téléfilm ou une série.

Le cinéma rémunère mieux. Les grandes plateformes de streaming, quant à elles, ont fixé leurs tarifs sur le modèle de la TV malgré leur audience mondiale. « Les grosses boîtes de productions ont de l’argent, mais vont toujours donner le moins pour les figurants. Surtout pour les jeunes de cité. Ils nous donnent un billet en pensant que cela va nous rendre ouf », assène Fatima Reddad, agent artistique basée à Sevran-Beaudottes (93).

À tout juste 22 ans, Fatima Reddad a lancé son agence Red Agency, il y a un an. Elle représente aujourd’hui une dizaine de jeunes comédiens et comédiennes originaires de Sevran. Un succès qu’elle estime dû à une « tendance banlieue ». 

Les directeurs de casting sont à la recherche de talent brut. Pour eux, les quartiers sont une véritable mine d’or 

Les jeunes de quartiers populaires sont souvent recrutés lors de casting sauvage. Non représentés par un agent, ils ne connaissent pas toujours leurs droits. « C’est avec les jeunes de cité que les boîtes de productions font des économies. Elles pensent que l’on n’a pas les savoirs nécessaires », avance Fatima Reddad.

« Il faut se battre pour tout, même pour un simple défraiement de trajet », poursuit-elle les yeux rivés sur son téléphone. « Les cachets peuvent donner l’impression que la figuration est bien rémunérée, mais quand on voit les conditions de travail, cela ne les vaut pas », estime-t-elle. Après de mauvaises expériences, la jeune femme refuse désormais « d’envoyer [ses acteurs] au casse-pipe ».

« Quand tu es figurant, tu es du bétail »

Il y a quelques semaines, Hakim a poussé un coup de gueule sur ses réseaux sociaux. En ouvrant sa boîte mail, il est tombé sur une proposition d’emploi. Problème : le tournage débute une heure plus tard. « Cela ne leur est même pas venu à l’idée qu’il pouvait y avoir des problèmes sur le RER », ricane amer le jeune homme. « La prestation n’était même pas rémunérée. Certains directeurs de casting méprisent la figuration, car c’est considéré comme une chance », analyse-t-il.

Un gamin présent au bon moment, au bon endroit, une réalisatrice qui tombe sous le charme et lui offre le rôle de sa vie : dans le monde du cinéma, ces scènes qui ressemblent à un conte de fée peuvent arriver. C’est en tout cas le rêve vendu aux figurants.

Ce petit miracle est arrivé à Hakim quelques mois plus tôt sur le tournage d’une série où il ne devait être qu’une silhouette muette. La réalisatrice lui propose finalement un petit rôle. Dans son cas, les choses ont été faites dans les règles, mais « certains jeunes passent de la figuration à interprète sans que leur contrat ne soit modifié », assure-t-il.

« En figuration, tu restes des heures sans rien faire, souvent de 8 heures à 18 heures, jusqu’à ce qu’on te dise que c’est ton moment. Avec de l’audace, tu peux taper dans l’œil du réalisateur », expliquent Hakim et Farid. « Le reste du temps, c’est beaucoup de patience et aucune considération. Quand tu es figurant, tu es du bétail », pour ses deux comédiens.

« On sent bien que le problème vient de ceux qui prennent les décisions »

« Tous les tournages ne se déroulent pas de cette manière », nuance Farid. « Certains acteurs connus prennent même le temps de nous rencontrer pour nous encourager sur cette voie », poursuit-il. « On sent bien que le problème vient de ceux qui prennent les décisions. »

Les coupes dans les budgets se font aux dépens du bien-être des figurants. « Certains doivent croire que les figurants se nourrissent exclusivement de concombre », plaisante Hakim.

Sur les plateaux de tournage télévisés, les figurants « doivent avoir un traitement égal à celui du reste de l’équipe » lors des pauses repas. Ils font cependant l’objet d’un traitement différencié dans le Cinéma. Les pauses déjeuners en sont l’illustration : le repas des acteurs d’un côté, le repas des figurants de l’autre. « C’est tellement dévalorisant », souffle Farid.

« C’est compliqué d’expliquer à des comédiens, parfois des enfants, pourquoi ils n’ont pas droit au même traitement », poursuit Fatima Ferrad.

Inclusivité : les progrès se font attendre

Précarité oblige, certains ne peuvent se permettre de refuser des cachets. Pour les comédiens racisés, les offres d’emploi restent rares en 2022. « Les autres comédiens ont une palette de rôles plus large », pointe Farid. « Dans certains registres de film, les directeurs de casting embauchent uniquement des personnes blanches », explique-t-il.  

En France, tu ne verras jamais un rebeu faire de la figuration dans un film historique ou fantastique

« Quand tu deviens une grande star, on a l’impression que les stéréotypes raciaux se gomment. Ce n’est pas la même histoire pour les figurants », constate le jeune homme. « Les clichés racistes sont plus tolérés dans le cinéma que dans le reste de la société ». Les rôles attribués aux personnes non blanches sont encore trop souvent construits sur des stéréotypes racistes.

Selon l’étude du collectif 50/50 analysant les films français sortis en 2019, les comédiens et comédiennes racisés ont « presque trois fois plus de probabilité de commettre un crime qu’un personnage vu comme blanc ». L’étude indique aussi que l’immense majorité des rôles sont interprétés par des personnes perçues comme blanches (78%). Malgré cela, Farid et Hakim croient en l’avenir. Ils espèrent de grands rôles et une palette de jeu plus large.

Méline Escrihuela

*Les prénoms ont été modifiés

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