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« Fusillade à Villejean, encore, il y a une heure. » « On est abandonnés à notre sort. » Ces deux SMS reçus samedi en début de soirée en disent long sur le sentiment qui traverse Régine Komokoli. Cette élue départementale (sans étiquette) s’est installée dans le quartier de Villejean au début des années 2000. Depuis, elle est devenue « la première femme arrivée sans papiers en France à [être] élue de la République », précise-t-elle.

Nous la rencontrions seulement deux jours plus tôt, pour évoquer les fusillades à répétition qui émaillent le quotidien des habitant·es depuis plusieurs mois. Elle évoquait alors sa certitude de voir ces violences se répéter à nouveau. Ça n’a pas manqué.

Jeudi 1er mai, Régine Komokoli choisit un petit square à l’écart pour échanger « plus discrètement ». « C’est compliqué en ce moment », confie cette mère de trois enfants, en expliquant avoir reçu des menaces de la part des dealers, qui lui reprochent son engagement contre le trafic dans le quartier et les violences qui en découlent.

Illustration 1Régine Komokoli, élue du canton et conseillère départementale déléguée à la protection maternelle et infantile, à la petite enfance et à la parentalité. © Névil Gagnepain

Depuis le mois d’octobre 2024, six fusillades ont secoué Villejean. Les deux dernières, le 17 avril et le 3 mai, ont eu lieu en plein après-midi, la première pendant les vacances scolaires et la seconde un samedi. Les deux fois, les tirs ont fait plusieurs blessés et les auteurs ont été interpellés dans les heures qui ont suivi. Des hommes très jeunes, venus des six coins de l’Hexagone.

Si la violence est certainement aussi vieille que le narcotrafic, sa forme et son intensité ont changé ces dernières années. « Ça arrivait avant qu’il y ait des règlements de comptes au couteau, mais tirer à l’arme de guerre en pleine journée, ça, c’est assez nouveau », désespère Régine.

Abandon du quartier, essor du trafic

À Villejean, il se raconte que la fusillade résulte de la volonté d’un réseau parisien de faire main basse sur le terrain. Ça avait déjà été le cas à Maurepas, autre quartier populaire de la ville, quelques mois plus tôt, entraînant là aussi une longue série de fusillades. Un enfant de 5 ans avait été grièvement blessé à la tête.

« On a constaté un changement depuis 2015. Puis, la période covid a marqué un gros virage dans les pratiques liées au trafic. Il faut engranger de l’argent le plus facilement et rapidement possible », décrit Pierre de Person, membre de l’association Breizh Insertion Sport. Cet éducateur de terrain du quartier Villejean a l’habitude d’aller à la rencontre des jeunes pris dans le trafic. Il est en première ligne pour constater ces évolutions.

« On voit une population qui se précarise. Ce qui fait qu’il y a plus de main-d’œuvre, plus de consommateurs aussi parce que les gens ont besoin de se soulager. Depuis 2015, les connexions entre les villes ont explosé. N’importe quel gamin de 17 ans va aller bosser dans une autre ville quand il est grillé chez lui », déplore-t-il. 

Pour lui, la souffrance psychologique chez certains jeunes de quartiers populaires est en constante augmentation. « Suite aux fusillades, la ville a mis en place une cellule psychologique. Sauf que moi, ça fait des années que je dis que c’est nécessaire au quotidien », rappelle-t-il.

Illustration 2Le Subway à l’entrée de la dalle Kennedy où a eu lieu la fusillade du 17 avril. ©Névil Gagnepain

À la suite d’une fusillade début janvier, le collectif Kune, cofondé par Régine Komokoli, décide de se mobiliser. Tous les mercredis, ces mamans qui organisent la solidarité dans le quartier occupent la dalle Kennedy – centre commerçant de Villejean – avec leurs poussettes.

Pour l’élue, la situation qui s’aggrave semaine après semaine est symptomatique de l’abandon du quartier par les pouvoirs publics. « Le problème, c’est l’absence d’une réponse politique. Le préfet est passé, a promis qu’il y aura des moyens. Mais quelques semaines plus tard, ça reprend de plus belle et rien ne bouge », explique-t-elle, lassée.

Après un tel événement, les jours qui suivent se ressemblent inlassablement. Le lendemain, le quartier est quadrillé par les forces de l’ordre, le balai des caméras de télévision filme en boucle le snack Subway de la dalle Kennedy, théâtre de l’événement le 17 avril. Les politiques aussi sont de passage.

À Maurepas, en novembre, le ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, dans une grande opération de communication, était venu marteler son plan anti-« narco-racailles ». Nathalie Appéré, maire socialiste de Rennes, s’est rendue à de nombreuses reprises à Villejean, pour appeler à des renforts de police. Mais pour les habitant·es, rien ne change vraiment et la réponse sécuritaire est même à double tranchant.

Les jeunes pris entre deux feux

Mercredi 30 avril au soir, dans le parc de Villejean, séparé des tours du quartier par la rocade rennaise, une trentaine de personnes se sont rassemblées autour d’un barbecue organisé par Rennes Commune. Cette association citoyenne qui prépare les élections municipales, et présidée par Ulysse Rabaté, membre de la France Insoumise, entend donner une voix aux habitant·es des quartiers populaires dans la politique locale.

C’est un des premiers événements publics depuis la fusillade du 17 avril. « On veut montrer que dans des contextes comme ça, on doit continuer à faire de la politique »,explique Ulysse Rabaté, enseignant-chercheur à l’université Rennes 1. Pour lui, la réponse des pouvoirs publics n’est pas à la hauteur.

Comme lors des révoltes urbaines en 2023, les parents sont pointés du doigt. « Il y a un discours d’hyper-responsabilisation des familles. Ce discours l’a complètement emporté dans le débat public. La responsabilité de l’État ? C’est une hérésie d’en parler », analyse Ulysse Rabaté.

Qu’est-ce qui nous dit que juste au faciès, ceux qui ont tiré n’auraient pas pensé qu’on faisait partie de ceux de la drogue ?

Quelques mètres plus loin, Ifta vide la dernière gorgée de son verre en carton avant de soulever le couvercle de la poubelle pour s’en débarrasser. « Je viens de faire mes demandes de logement social, j’ai demandé que des endroits à l’extérieur du quartier, et même de la ville », avoue-t-il. Maillot de foot palestinien sur le dos, coupe afro, son ton calme et mature tranche avec ses traits juvéniles.

Le jeune homme de 19 ans va devenir papa pour la première fois dans un mois et demi. Et il veut élever son enfant « là où il ne se passe rien ». « Une balle perdue, ça peut arriver, je ne suis pas trop inquiet pour moi, mais si j’étais mère de famille, je le serais probablement, abonde son ami Swann. Même quand tu n’es pas dans le trafic, tu te dis que ça peut te tomber dessus. Si Ifta ou moi, on était passés devant le Subway à ce moment-là, qu’est-ce qui nous dit que juste au faciès, ceux qui ont tiré n’auraient pas pensé qu’on faisait partie de ceux de la drogue ? », craint le jeune homme.

Pour eux, la situation est inquiétante. L’image d’un quartier en guerre, relayée par les médias lors de ces événements, l’est tout autant. Le simple fait d’être un jeune homme et de venir de Villejean suffit pour être assimilé à ces violences.

Des initiatives pour rester solidaires

« Pourtant, on est solidaires, on essaie de donner une bonne image du quartier, par exemple en organisant des activités pour les plus petits, mais quand ça tire, les gens ne parlent que de ça », déplore Ifta.

« C’est la double peine pour les jeunes du quartier, déplore Ulysse Rabaté, ils sont stigmatisés et assimilés aux dealers et ils se font contrôler à répétition par les CRS. » Une réquisition du procureur dans ce contexte d’urgence permet aux forces de l’ordre de procéder à des contrôles d’identité et à des fouilles préventives. La compagnie de CRS 82, déployée après la fusillade du 17 avril, s’était peu à peu retirée du quartier, jusqu’à ce samedi 3 mai où un nouveau drame est survenu.

C’est tout le paradoxe de la présence policière accrue. Les habitant·es réclament d’une seule voix la tranquillité et la sécurité, mais la réponse sécuritaire et répressive, qui plus est limitée dans le temps, paraît pour beaucoup contre-productive.

Parfois même, les contrôles tournent mal. C’est ce qui est arrivé à Ibe*, jeune Rennais de 22 ans, qui a vu la situation dégénérer lorsque des CRS l’ont contrôlé alors qu’il était avec un groupe d’amis. Dans la foulée, Ibe passe quarante-huit heures en garde à vue le week-end du 27 avril. Il est relâché sous contrôle judiciaire et doit passer devant le juge en juin pour violences sur personne dépositaire de l’autorité publique, alors qu’il assure n’avoir eu « aucun geste violent ».

Il n’y a pas que des tirs, il y a aussi des moments de joie, les gens sont encore là, font encore des choses

Pourtant, le jeune homme est de ceux qui refusent de se résigner au stigmate qui leur est assigné à cause des fusillades à répétition. « La majorité des jeunes ici veulent s’en sortir, notamment en donnant une autre image du quartier », martèle-t-il. C’est dans cet objectif qu’Ibe et des amis ont organisé un match de foot à Villejean au début du mois d’avril, avant la fusillade du 17.

« L’idée était de faire un événement festif pour répondre aux fusillades du mois de janvier. On a réuni des artistes du quartier, des danseuses, des rappeurs. On a monté des stands, il y avait des photographes, ça s’est super bien passé. L’objectif, c’est de dire : il n’y a pas que des tirs, il y a aussi des moments de joie, les gens sont encore là, font encore des choses », égraine Ibe.

Une analyse partagée par Anne*, éducatrice à Villejean. « Avec les 16 ans et plus, on a eu des temps d’échange suite aux événements du 17 avril, se souvient-elle. Ils sont conscients des effets terribles que ça a pour eux. Sur ton CV, quand il y a une adresse de Villejean, qu’est-ce que ça représente ? Ça peut clairement être un frein à l’emploi. »

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La dalle Kennedy, centre commerçant de Villejean. ©Névil Gagnepain

« Donc la question qui se pose, c’est quelles sont les armes pour lutter contre ça ? »,questionne Anne. Pour elle, la première réponse portée par les jeunes est d’organiser des moments de solidarité, pour répondre à des besoins concrets des habitant·es les plus précaires, pour créer du lien et pour tenter de redorer le blason de Villejean.

« C’était l’objectif du match de foot. Mais des choses comme ça sont organisées tout au long de l’année, comme des récupérations de fringues ou des maraudes. Il y a une bonne dynamique, ils sont déters [déterminés – ndlr] et ils ont une capacité de rassembler les gens, les familles, les enfants. »

Un quartier à deux visages

Villejean n’est pas à première vue un quartier enclavé. Deux stations de la ligne A de métro le traversent et le relient au centre-ville en une poignée de minutes. Quelque 15 500 âmes y habitent, plus de cinquante nationalités s’y côtoient et donnent vie à ce grand ensemble dont l’essentiel est sorti de terre dans les années 1970. Surtout, Villejean a la particularité d’être un quartier populaire partagé entre les tours de logements HLM et l’université de Rennes 2, qui accueille plus de 18 000 étudiant·es.

« Pourtant, beaucoup de jeunes de Villejean sont empêchés d’aller à la fac à cause du système éducatif de reproduction sociale, assure Alex Delusier, professeur de français à Rennes, qui a enseigné plusieurs années au collège Rosa-Parks dans le quartier. Pour des gamins qui ont grandi ici, la fac, qui est juste à côté, c’est simplement un autre monde. »

Dans le quartier, habitants et étudiants se croisent au quotidien. Une mixité d’apparence, qui ne reflète pas les difficultés sociales rencontrées par bon nombre de Villejeannais. « Il y a une frontière invisible, mais bien réelle, affirme Régine Komokoli. La vérité, c’est que les gens sont en grande souffrance. Il y a une grande pauvreté dans le quartier et on manque de moyens à tous les niveaux. On a besoin de moyens pour la rénovation urbaine. On a besoin de plus de moyens associatifs et d’éducation aussi pour accompagner les jeunes. »

Pour elle, la mixité sociale n’est que de façade : « Ça ne va que dans un sens, c’est-à-dire qu’on demande aux collégiens de partir dans des écoles en centre-ville. Là-bas, les enfants de Villejean font finalement des petites communautés, mais en fait, il n’y a pas de lien. Nos gamins arrivent là-bas, sont vus comme de l’exotisme, ils vivent du racisme. »

Sans concertation des habitants, on éclate et on vide Villejean

Cette ségrégation invisible, c’est aussi ce que décrit une autre figure du quartier. La discrète entrée du local de l’association Mosaïque-Bretagne-Maroc se trouve juste en face du Subway, théâtre de la fusillade du 17 avril. Lahcen Bouhssini, son président, est une mémoire vivante de Villejean. Il habite le quartier depuis 1979. Assis devant son ordinateur portable dans la salle principale du local, basse de plafond, il raconte l’évolution du quartier avec lucidité.

« Il fut un temps où il y avait trois collèges à Villejean, bientôt, il n’y en aura plus aucun », s’agace-t-il. À la suite d’un redécoupage de la carte scolaire, le département d’Ille-et-Vilaine a en effet annoncé la fermeture prochaine du collège Rosa-Parks, qui accueille plus de 500 élèves du quartier. Un nouvel établissement doit ouvrir ses portes à Beauregard, quartier limitrophe plus au nord. « Sans concertation des habitants, on éclate et on vide Villejean. On a besoin de proximité sur l’éducatif, c’est la clé du travail et de la réussite à surmonter l’échec scolaire », martèle l’associatif.

Sans des investissements massifs de l’État en services publics pour résorber la fracture sociale qui sépare les quartiers comme Villejean des centres urbains, la bataille contre les trafics de stupéfiants est perdue d’avance. Et les habitants qui en sont les premières victimes sont condamnés à voir ces cycles de violences se répéter mois après mois.

Nevil Gagnepain

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