Nayan NK passe la porte des bureaux de la Fasti (Fédération des Associations de Solidarité avec Tou·te·s les Immigré·e·s), situés dans le nord de Paris. Il est ici chez lui, ou presque. Chaque week-end, le président de Solidarités Asie France (SAF) anime une permanence d’aide aux droits des exilés venus du Bangladesh, dont il est lui-même originaire.

Un an plus tôt, SAF réunissait des hommes tentant de faire venir leur famille en France. « Avant, c’était plus facile, maintenant, ils vérifient tout au peigne fin », explique Nayan. 1, 6 ou 7 ans : les procédures de réunification ou regroupement familial ont en commun d’être longues et éprouvantes. « Chacun a une histoire particulière. Mais tout le monde a surmonté des difficultés pour retrouver sa famille », témoigne Ali*, un journaliste et père de deux enfants, en exil depuis cinq ans et demi.

L’asphyxie de l’administration française

Comme Ali, les étrangers résidant en France peuvent faire venir leur conjoint et enfant. Deux types de procédures existent en fonction du statut des personnes requérantes. Les réfugiés, qui disposent du droit d’asile, sont accompagnés par l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides). Cette procédure dite de réunification familiale se veut plus courte que le regroupement familial, plus connue du grand public.

Le regroupement familial dépend de l’OFII (Office français de l’immigration et de l’intégration). Cette procédure ne peut être enclenchée qu’après avoir résidé en France pendant au moins 18 mois. Les demandeurs doivent alors justifier de ressources financières suffisantes et leur logement fait l’objet d’une inspection.

Cet état des lieux obligatoire est régulièrement remis en cause par les requérants et les avocats. Maître Pascale Taelman, avocate au barreau du Val-de-Marne, travaille depuis longtemps aux côtés de la communauté bangladaise. « Tout est lié au formalisme à la française », juge-t-elle. « À l’issue d’une visite, on reprochait à mon client l’absence d’une bouche d’aération pour le gaz », décrit l’avocate. « Ce qui était tout à fait normal, puisque tout était électrique », raille-t-elle.

Accompagné juridiquement, le client de Me Taelman a eu gain de cause devant le Tribunal administratif. « Mais la procédure a duré un an », précise-t-elle.

Les dossiers OFII sont marqués par l’absence de contact humain et une part d’arbitraire

« Le regroupement familial est une procédure particulièrement délicate », abonde Me El Haitem, avocate en droit des étrangers. « Les dossiers OFII sont marqués par l’absence de contact humain, un problème de transparence avec des consignes qui sont rarement traduites et une part d’arbitraire », tranche-t-elle.

Chemise bleue rayée, Hussain en a fait les frais. Il tente d’être rejoint par sa femme, Sukena, et leurs deux fils depuis 2019. Une première inspection de son logement a relevé « une installation électrique non conforme ». Le rejet de sa demande de visa ne lui a été notifiée que 13 mois après la visite de l’agent enquêteur de l’OFII. C’est moitié moins que sa seconde demande de regroupement familial, finalement acceptée six mois après l’état des lieux de son nouveau logement à Bobigny.

« Les difficultés sont de plusieurs ordres », analyse Me Taelman. « Les préfectures sont longues à prendre des décisions. Pendant ce temps-là, les gens continuent de vivre et les aléas font que les situations peuvent changer. Un requérant peut perdre son emploi et subir une perte de revenus. Ils peuvent faire des enfants [certains couples se retrouvent en Inde, NDLR]. Dans ces cas-là, les conditions de logements ne sont plus adéquates », égrène-t-elle. « Pour les gens, c’est dramatique ».

Finalement, Hussain reçoit en mai 2022 le feu vert de la préfecture de Seine-Saint-Denis. Le reste de la procédure est à présent entre les mains de l’ambassade française au Bangladesh qui doit entrer en contact avec sa famille. Mais depuis : silence radio. Une situation loin d’être inédite.

Le rôle de l’ambassade au Bangladesh

Sur son site, l’ambassade française à Dacca indique pourtant qu’à ce jour, « les familles dont l’accord de la préfecture a été obtenu au cours du 1ᵉʳ semestre 2022 (…) seront convoquées pour un entretien ».

« Les Bangladais se sentent discriminés », appuie Nayan. Pour dénoncer ces délais, la diaspora a envoyé en 2021 un courrier à l’ambassade. Co-signé par la députée, Danièle Obono, présidente à l’époque du groupe d’amitié France-Bangladesh à l’Assemblée nationale. Cette lettre souligne leur « grande détresse face aux difficultés bureaucratiques ».

L’ambassade, qui leur a répondu, justifiait alors ces délais par « la pandémie de Covid 19 qui a considérablement retardé la réception et l’instruction des demandes de visa ».

Par définition, les Bangladais sont suspectés de produire des faux actes d’état civil

Ce même courrier souligne « l’importante fraude documentaire dans le pays ». Contactée, l’ambassade à Dacca nous a renvoyé vers le service presse du ministère de l’Intérieur. Ce dernier n’a pas répondu à nos sollicitations.

« Par définition, les Bangladais sont suspectés de produire des faux actes d’état civil », fulmine Me Taelman. L’accusation de fraude documentaire n’est pas réservée à la diaspora bangladaise. Les modèles des différents actes d’état civil (acte de naissance, de mariage) sont fournis par la Division de l’Expertise en fraude documentaire et à l’identité, qui travaille sous contrôle de la police aux frontières. Mais impossible pour les avocats spécialisés en droit des étrangers d’y avoir accès. « Au Bangladesh, il y a quatre types de mariage religieux différents », précise Me Taelman. « C’est très différent de ce que l’on retrouve en France », poursuit l’avocate.

Surtout, dans certains pays, l’obligation de déclarer son enfant à la naissance est une démarche récente. Au Bangladesh, le système d’état civil a connu plusieurs mutations jusqu’en 2004. Depuis, la loi sur la déclaration des naissances et actes de décès, chaque citoyen possède un identifiant unique rendant l’usurpation d’identité impossible. « L’idée qu’une personne puisse s’inscrire plus d’une fois est une idée fausse », explique Ariful Islam, avocat à Dacca. « Pour récupérer ces documents, plusieurs étapes de vérification doivent être franchies. Auparavant, le processus était très simple, mais maintenant, c’est très complexe », assure l’avocat.

Les administrations butent sur des erreurs de virgule alors même que d’autres éléments viennent prouver l’existence d’un lien entre un époux et sa femme

Pourtant, l’ambassade française au Bangladesh poursuit ses efforts dans la lutte contre la fraude documentaire. Parmi ses attributions, l’institution réalise des enquêtes dans les villes d’origine pour prouver l’identité des requérants au regroupement familial. Sauf que, « au Bangladesh, il y a un usage assez fréquent de surnom. Les enquêteurs se retrouvent à poser des questions sur une personne dont même les connaissances proches ne connaissent pas le prénom à l’état civil », contextualise Me Taelman.

« Les administrations butent sur des erreurs de virgule alors même que d’autres éléments viennent prouver l’existence d’un lien entre un époux et sa femme », remarque l’avocate. « Le tribunal administratif lui-même conteste régulièrement la fiabilité de ces enquêtes de terrain », soulève-t-elle. L’invalidation des actes civils est « une manière de faire traîner les procédures pour contrôler les flux migratoires, même s’ils savent qu’à la fin les demandes de visas vont être acceptées », note un avocat parisien.

Divorce, scolarisation : l’impact de l’attente

Hussain s’emporte. « Pourquoi l’ambassade prend autant de temps ? » Il dit connaître une dizaine de couples qui ont fini par divorcer, las d’attendre. « Pour les membres de la famille qui sont restés au Bangladesh, c’est l’incompréhension la plus totale », admet Nayan. « Cela amène souvent à des séparations. Il existe une pression mentale et morale pour la personne réfugiée en France », explique-t-il.

Ceux qui subissent le plus cette politique, ce sont les enfants

Dans les cabinets d’avocats également, ces difficultés conjugales trouvent écho. Les requérants, une majorité d’hommes, se confient. « Mais ceux qui subissent le plus cette politique, ce sont les enfants », rappelle Me El Haitem. « À cause du retard dans le traitement des demandes de visa, les enfants n’ont pas droit à l’éducation qu’ils pourraient avoir. On se retrouve avec des adolescents qui ne parlent pas un mot de français alors qu’ils auraient pu l’apprendre plus tôt », observe sa consœur.

Une attente et une absence de lien familial difficile à exprimer depuis Paris. « Certains exilés sont partis avant que leur enfant naisse. Comment faire comprendre à un enfant de 5 ans que cet inconnu est son père? ».

Méline Escrihuela

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