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Paul Le Derff est chercheur en sciences politiques, à Sciences Po Bordeaux. En 2023, il soutient une thèse sur les interventions mortelles de la police en France. Entre 1990 et 2016, il recense 393 morts. Intitulée “Faire voir, faire parler, faire taire : la publicisation des faits policiers mortels en France (1990-2016)”, sa thèse interroge la non médiatisation des homicides policiers. Paul Le Derff travaille aujourd’hui sur la lutte anticorruption en France et au Québec. Entretien.

En 2023, vous avez soutenu une thèse sur la médiatisation des faits mortels policiers en France. Vous relevez une constante dans ces affaires..

Si on prend seulement les interventions de police, et sans revenir sur les difficultés à estimer l’origine migratoire des victimes, il y a sept à neuf fois plus de risques qu’une personne immigrée, descendante d’immigrée ou étrangère trouve la mort dans une intervention de police qu’une personne sans lien avec l’immigration, au regard de leur poids dans la population.

Qu’est-ce que cela dit du rapport des forces de l’ordre aux discriminations ?

Sur la question du racisme, la sociologie de la police a établi depuis longtemps, en tout cas en ce qui concerne la question du contrôle, que l’activité de la police se concentre relativement plus sur les personnes racisées, immigrées ou non nationales.

C’est tout le paradoxe des discriminations raciales dans l’activité policière. Ces résultats sont plutôt bien établis dans la sociologie de la  police et en criminologie, et pourtant il se maintient une forme de déni et de fausse surprise à chaque nouvelle étude dans le débat public. En revanche, sur la question spécifique des homicides policiers, la question des discriminations est bien moins évidente.

C’est-à-dire ?

Il est facile de montrer la surreprésentation des immigrés, des descendants d’immigrés ou des étrangers parmi les victimes des interventions policières mais cela ne suffit pas à montrer de biais discriminatoires. Si vous souhaitez le prouver statistiquement, il faut contrôler l’origine migratoire au regard d’autres facteurs. La personne était-elle armée, violente, avait-elle des troubles psychiques avérés, qui a attaqué le premier, la victime était-elle en train de commettre un délit ?

Ces analyses sont très difficiles à faire car, contrairement aux contrôles au faciès par exemple, les homicides policiers varient et ces variables contextuelles dépendent beaucoup du récit policier. Comme il n’y a souvent pas ou très peu de témoins, c’est le seul existant. Cela ne veut pas dire qu’il est forcément faux, mais les dissimulations policières existent. Et vous n’avez aucun moyen de les détecter.

La réaction politique à ces homicides policiers varie d’ailleurs énormément en fonction du profil de la victime.

C’est généralement lorsque les victimes sont sans lien avec l’immigration, qui ne sont pas le profil type des victimes, qu’on se dit qu’il y a quelque chose à réformer. La mort Cédric Chouviat, en 2020, entraîne l’interdiction de la clé d’étranglement. Et pourtant, il y avait déjà eu d’autres cas similaires : Abdelhakim Ajimi (2008) ou Amadou Koumé (2015).

En 2007, la Cour européenne des droits de l’homme a d’ailleurs condamné la France pour la mort de Mohamed Saoud. Le 20 novembre 1998, à Toulon. Ce jeune homme de 26 ans est mort à la suite d’une clé d’étranglement.

La parole de la police fait autorité dans beaucoup de médias, et est rarement remise en cause lors d’un homicide. Comment analysez-vous ce phénomène ?

La plupart des interventions policières mortelles ont lieu la nuit, à l’écart de la visibilité publique, à la périphérie des villes, sans témoins. Nécessairement, la parole des policiers impliqués vaut plus car c’est souvent la seule. Au cours de l’enquête préliminaire, c’est le procureur qui a la main sur la procédure. Ainsi, si les familles s’interrogent ou perçoivent des zones d’ombres, elles ne disposent d’aucun ou très peu d’éléments matériels sur lesquels s’appuyer pour étayer leur mise en doute.

Ce n’est que plus tard, si une information judiciaire est ouverte ou que la famille parvient à accéder au dossier après un classement sans suite que, peut-être, les éléments de l’enquête leur permettra d’appuyer leur mise en doute avec des faits.

Le moment le plus stratégique pour intervenir médiatiquement se situe dès les premiers jours des faits, à condition bien sûr que ceux-ci bénéficient déjà d’une certaine couverture. Mais, c’est aussi la période où les familles sont les plus démunies : encore sous le choc, en plein deuil, et sans accès à des éléments matériels susceptibles d’étayer leurs doutes, si elles en ont.

De plus, le besoin d’accéder à l’espace médiatique, pour porter des revendications, mobiliser et trouver des alliés, émerge souvent lorsque la confiance dans les institutions et procédures judiciaires commence à s’éroder.

Malgré les mobilisations, les interventions policières mortels peinent à se transformer en débat public. Vous l’expliquez en trois points : l’invisibilisation, la fabrique du doute et l’inaction.

L’enjeu de cette thèse était de comprendre pourquoi, malgré des mobilisations ou des scandales, les interventions policières mortelles peinent à se transformer en problème public. On peut identifier trois grandes logiques à l’œuvre. L’invisibilisation, qui renvoie à la faible reprise médiatique de ces affaires, ou encore à la difficulté pour les familles de trouver des relais ou des soutiens.

La fabrique du doute, qui vise à désamorcer les dénonciations, via des dissimulations policières, la stigmatisation des victimes (présentées comme « défavorablement connues par la police »), ou encore le recours à des cadres justificatifs comme celui de la « légitime défense », même lorsque celui-ci peut être questionner.

L’inaction, qui passe par l’absence de suites judiciaires (classements sans suite, non-lieux), la répression de certaines mobilisations, ou des procédés judiciaires où les rôles s’inversent – la victime se retrouvant sur le banc des accusés. Elle inclut aussi l’usage de procédures-bâillons contre des militants ou collectifs.

Cette absence de débat au sein de la société vient-il aussi du peu de données disponibles concernant l’action des forces de l’ordre ? (L’IGPN ne publie les affaires mortels seulement depuis 2018)

Un manque de données n’aide pas à faire émerger un débat. Pour autant, vous pourriez apporter toutes les preuves que vous voulez, l’inaction politique ou l’indifférence peuvent malgré tout persister.  Il est important de rappeler que la France reste un pays à faible taux d’homicide policier, comparé à d’autres pays comme le Canada, les États-Unis et d’autres pays d’Amérique Latine. Ils restent une rareté statistique. De plus, ils touchent une population spécifique, souvent des jeunes hommes immigrés, ou descendants d’immigrés, issus de milieux populaires, deux éléments qui expliquent en grande partie la forte indifférence à ces enjeux.

En guise de comparaison, je cite souvent le travail du chercheur Emmanuel Henry sur l’amiante. L’amiante est passée d’une maladie professionnelle à un problème de santé publique majeur seulement lorsqu’on s’est rendu compte qu’il n’allait pas seulement toucher les ouvriers mais potentiellement toutes les couches de la population.

Étant donné que les homicides policiers ne touchent pas n’importe qui dans la population, il est difficile de recruter des alliés dans les mobilisations, au-delà des groupes traditionnellement mobilisés contre les violences policières, et forcer l’accès aux arènes décisionnelles pour changer des lois, des pratiques, ou un encadrement de la force… De plus, il y a une distance sociale entre les journalistes et les proches des victimes qui est généralement très forte.

Vous venez de publier une nouvelle étude sur les refus d’obtempérer pour compléter celle de 2022 – qui note une multiplication par cinq des refus d’obtempérer mortel, les cinq années qui suivent l’entrée en vigueur de la loi Cazeneuve. Quelles sont vos conclusions ?

L’idée de cette étude – qui compare les tirs policiers mortels de la gendarmerie et de la police française à celles de la Belgique et de l’Allemagne – c’était de savoir si dans des pays frontaliers similaires à la France, il existait un phénomène identique.

Dans ces pays où il n’y a pas eu de changement de loi, on voit que les taux de tirs mortels sur les véhicules en mouvement restent stables. Tandis qu’en France, il y a ce changement de loi et on constate juste après une hausse des tirs mortels contre des véhicules en mouvement.

Là encore, des contre-hypothèses ont été testées afin de vérifier si cette hausse pouvait être liée à une augmentation des refus d’obtempérer ou des violences envers les forces de l’ordre – mesurées notamment par le nombre d’agents tués en service durant la période – ce qui ne semble pas être le cas.

Propos recueillis par Lilian Ripert

Photo : Marie-Mène Mekaoui



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