« Mobilité sociale : l’ascension par la méritocratie ou la reproduction sociale par l’inégalité des chances pour les jeunes issus des quartiers populaires ? » Un intitulé digne d’un mémoire de fin d’étude. Pourtant, samedi soir à la MJC du Mée-sur-Seine (77), c’est aux habitants de l’agglomération melunaise que l’ADIC (Association dialogue et initiatives citoyennes) proposait de réfléchir à la problématique.

L’ADIC c’est une association comme on en voit beaucoup. Jusqu’ici, elle avait mené des opérations utiles mais pas vraiment innovantes de type récolte de fonds pour le Pakistan. Mais ce week-end, elle s’est distinguée en proposant un concept de « café-débat ». Le but, Atef, l’un des membres de l’association, le dit clairement : « Donner de l’écho aux voix des habitants des alentours, éveiller les consciences, offrir un support pour s’exprimer. Pas d’autre idée que de faire parler les gens, s’exprimer, échanger. »

Et pour une première édition, c’est un franc succès. Dans la MJC, les gens ont répondu à l’appel, si bien que l’on est même à l’étroit. Un succès d’autant plus appréciable que l’auditoire est à l’image de la France : divers et varié. Ce soir-là, participent au débat des habitants lambda, des jeunes, des moins jeunes, des surdiplômés, des élus locaux, des enfants, des profs, des étudiants, des chômeurs, toutes origines sociales et ethniques confondues.

L’ADIC n’a pas vu le débat au rabais. En première partie, l’invitée est Leyla Arslan, docteur en sciences politiques actuellement chargée d’études à l’Institut Montaigne. Elle est là pour présenter son ouvrage « Enfants d’Islam et de Marianne : des banlieues à l’université » (PUF, 320 pages). Le débat s’annonce intéressant.

Mais avant, Leyla Arslan explique son travail. Pour elle, la réflexion a commencé après 2005 et la mort, en octobre de cette année-là, de deux jeunes à Clichy-sous-Bois, et la grave blessure d’un troisième. Ce drame l’amène à un constat. Premièrement, ces trois adolescents font partie des trois grands groupes musulmans en France. Deuxièmement, la violence des mots qui ont découlé de ce fait divers, déclencheur des émeutes des banlieues, venait cibler toutes les identités de ces jeunes. Dès lors, elle s’interroge : « Comment ces jeunes peuvent-ils continuer à espérer une ascension sociale ? »

Dans les règles de l’enquête sociologique, elle décide alors de resserrer son échantillon d’étude sur les étudiants. Une enquête de terrain s’ensuit avec deux outils : l’interview et l’observation participante. La cible étudiée est française, née en France, a grandi dans les quartiers populaires de la petite couronne (essentiellement du 93) et a des parents issus de l’immigration. Dans son enquête elle se questionne sur la manière dont cet échantillon construit son identité dans les sphères privées et publiques. Elle dresse alors une typologie et émet rapidement l’idée d’une corrélation entre la plus ou moins grande ascension sociale et la grille d’analyse de la société.

Elle extrait alors quatre groupes, leur donne un nom. Le premier, c’est « les galériens », un groupe qui a souvent eu un parcours scolaire sinueux bien qu’il se soit accroché pour arriver à l’université. D’après son étude, ces « galériens » utiliseraient une grille ethnique et religieuse pour analyser la société. Elle dit avoir pu relever dans leur discours des expressions récurrentes comme « on ne nous aime pas » ou « race musulmane ».

Le deuxième groupe, elle les appelle « les critiques ». Leur discours tourne autour d’un consensus sur des promesses républicaines magnifiques mais qui dans les faits ne sont pas tenues. Politiquement, ce groupe tendrait vers l’extrême gauche ou se retrouverait dans des associations de type « Les Indigènes de la République ».

Le troisième groupe, ce sont « les intégrationnistes ». Un ensemble qui avance bien dans les études, qui n’a pas subi de traumatisme de l’orientation et qui, lui, se positionne en classe sociale. Dans la posture de ce groupe, tout ce qui relève de l’ethnie et de la religion est le seul problème au quotidien.

Enfin, il y a « les grimpeurs », un groupe minoritaire selon elle, qui a fait de très grandes études et qui a très bien compris l’apparition de la notion de diversité, de sa montée en puissance et qui surfe sur cette vague en mettant en valeur ses origines. Mais il y a une limite : la religion. D’après elle, ce groupe sait que ce dernier élément peut être handicapant.

Dans ses travaux, Leyla Arslan part aussi du constat de l’apparition de nombreux débats sur la religion et la place des origines pour poser une autre question : « Comment se fait-il qu’en France il n’y ait pas de grands rassemblements de jeunes contre les discriminations comme on peut en trouver ailleurs dans le monde ? » Elle y répond en partie en expliquant qu’il existe en France un consensus sur la volonté de ne pas se faire assigner dans des identités fermées. Et pour illustrer cette idée, elle évoque la méfiance des gens face au concept de discrimination positive. Pas de grand rassemblement donc pour ne pas être « mis dans des cases ». Aussi, d’après elle, si le rapport aux origines ne s’établit pas dans la sphère publique, il s’établit davantage dans la sphère privée (musique, vêtements traditionnels…).

Après avoir nous exposé tout cela, un micro se balade dans la salle pour donner la parole à ceux qui ont fait le déplacement. Le débat était censé comprendre deux parties. La première devait ouvrir sur des questions directement liées au livre de Leyla Arslan, la seconde sur des questions plus larges. Mais le « café-débat » est victime de son succès. Quand on n’a pas souvent la parole, c’est le risque. Parmi les interventions, il y a celle de Karim qui rebondit sur la comparaison entre les différentes immigrations : « Il y a deux grandes différences entre l’immigration des Italiens et celle des Maghrébins. Premièrement, nous, nos parents n’avaient pas en tête l’idée de rester. Ils étaient censés repartir. Deuxièmement, la grosse différence, c’est la religion. »

Leyla Arslan, aussi là pour apporter son point de vue, nuance le propos et pense que les différences ne sont pas si grandes. « La virulence à l’égard des Italiens a été très grande. Des études montrent que le même vocabulaire était employé à leur encontre. Ensuite, pour ce qui est de la religion, les Italiens étaient catholiques, certes, mais ils avaient une pratique de la religion tout à fait différente de celle des Français. »

Le micro passe de main en main : « Doit-on tout attendre des politiques ? N’est-on pas acteur et responsable de son propre quartier ? » ; « Avant de savoir ce que l’on peut attendre des politiques, ne doit-on pas réfléchir à la démocratie que l’on souhaite ? Sommes-nous une nation ou un peuple ? La nation sous-entend une unicité que nous n’avons pas en France, en revanche, nous avons un peuple » ; « La responsabilité des élus locaux n’est-elle pas d’anticiper les besoins des habitants ? » ; « Moi, je suis né en France, mais à l’école, pendant les cours d’histoire je savais que j’allais passer un sale quart d’heure. Tout commence avec l’histoire de l’Afrique. Dans le programme scolaire, ça se traduit par l’étude de l’esclavage. Je m’interroge : il n’y avait pas d’Africains avant l’esclavage ? C’est une vraie destruction mentale. Et puis, pourquoi est-ce qu’en France, alors que je suis né ici, on me demande « T’es français mais tu viens d’où ? » ? Pourquoi aussi quand je mets un costume et que je suis dans un magasin on me demande où est le sucre, pensant que je suis le vigile ? »

» Pourquoi le communautarisme est-il forcément quelque chose de négatif ? » ; « L’important c’est l’éducation, la bonne vieille méthode à l’ancienne, moi mon père ne me laissait pas sortir dehors le soir à 8 ans, c’est la responsabilité des parents » ; « Moi dans la rue, personne me demande quelle est ma religion… » Et plein d’autres questions encore qui sont autant de témoignages.

Ce soir-là, on n’a pas refait le monde, et ce n’était pas le  but. Des gens qui se croisent pour acheter leur baguette de pain mais qui ne se parlent jamais ont pu échanger en toute correction sur un sujet pas forcément consensuel. Au Mée-sur-Seine, il semblerait qu’on en ait finit de marmonner tout seul dans son coin et de pester devant sa télévision en regardant des débats trop souvent éloignés des réalités du terrain. L’assemblée réclame un deuxième « café-débat ».

Joanna Yakin

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