2005-2015 : SOUVIENS-TOI ? Les blogueurs se rappellent de leur octobre et novembre 2005. 
Le calcul est simple. Il y a 10 ans, j’avais 10 ans. J’étais en CM2 et c’était les vacances de la Toussaint. Tout au long de l’année, la simple évocation du mot « vacances » provoquait chez mes camarades et moi-même une euphorie inexplicable. La seule exception à cette règle : la Toussaint. Effectivement, mise à part offrir le luxe de dormir quelques heures supplémentaires, ces vacances ne suscitaient pas une excitation aussi grande que les autres ; que celles de Noël, par exemple, qui s’annonçaient féériques, magiques. A la Toussaint rien de tout ça : il commence à faire froid, on passe à l’heure d’hiver. On a appris un jour à l’école qu’il s’agissait d’une fête catholique qui honore les défunts. Qu’on pratique ou non cette religion, cette signification en dit long sur l’ambiance morose de cette période de l’année.
Cette année-là, j’avais passé une bonne partie de mes congés chez mes grands-parents. Contrairement à ma camarade Margot, moi je n’allais pas dans le fin fond de la France, mais seulement à quelques minutes de voiture : à Bondy. Mes grands-parents étaient fièrement propriétaires d’une maison entre la gare et la cité Blanqui, résultat d’une vie à l’usine Renault pour Gédé (grand-père). Je me souviens d’un midi. On déjeunait dans la cuisine devant le poste de télévision qui était réglé, comme d’habitude, sur France 2. On attendait le début du JT, en attaquant notre entrée. Ce jour-là, lorsqu’il a démarré, le premier sujet évoqué dans le sommaire : les banlieues.
En CE2, en géographie on avait appris ce qu’était une zone périurbaine, un département et à travers ces chapitres nous avions évoqué le fait que nous, nous habitions en banlieue. Et puis, dans la bouche des adultes, le mot « banlieue » revenait souvent. Avec le temps, j’avais donc bien compris que je vivais en banlieue. Ce constat n’avait rien de négatif, c’était un fait. Je vivais — et je vis encore — dans une ville située en banlieue parisienne, et ensuite ? De la même manière qu’un Rouennais vit en Seine-Maritime, moi je vis en Seine-Saint-Denis, en quoi ce fait pouvait-il bien poser problème ? Et pourtant, je me doutais bien qu’il y avait un problème quelque part pour que mon lieu de résidence se retrouve en Une du journal télévisé.
Comment l’expliquer à un enfant ?
Le journaliste posait sa voix sur des images relativement violentes : des voitures qui brûlaient la nuit au pied des longues barres HLM, des groupes de jeunes garçons qui affrontaient, munis de pierres, des policiers armés. Pour la première fois au cours de ma petite existence, je voyais mon environnement quotidien à la télévision. Seulement, ce que je voyais dans le petit écran ne correspondait pas à ce que je vivais. Jamais je n’avais vu de mes propres yeux des voitures en feu ou des jeunes se battre avec des CRS.
Quelques jours après ce déjeuner riche en questionnements, je suis en voiture avec ma mère, nous sommes en route pour aller chez mes grands-parents. Comme d’habitude, on passe par la cité voisine. Ce jour-là, sur le parking, j’aperçois la carcasse d’une voiture cramée, carbonisée, ça existe donc en vrai ? Quelques mètres plus loin, on arrive à destination. En sortant de la voiture, une odeur de brûlé, de caoutchouc fondu nous envahit les narines, comme pour confirmer ce que j’avais vu quelques minutes auparavant.
Mais je ne comprenais pas. Je ne comprenais pas pourquoi, pourquoi des voitures étaient brûlées, pourquoi mes aînés étaient en colère, pourquoi les banlieues faisaient la Une des journaux. Alors j’ai demandé aux grands. On n’a pas su me répondre clairement. Comment expliquer de telles violences à un enfant ? Comment lui dire que deux gamins, âgés de quelques années de plus qu’elle ont trouvé la mort dans un transformateur EDF parce qu’ils ont voulu échapper à la police ? Comment lui expliquer qu’un couvre-feu a été instauré, comme si nous étions en temps de guerre ? Comment lui expliquer qu’elle vit dans une zone géographique qu’un ministre de la République veut nettoyer au Kärcher ? C’est si compliqué qu’on préfère laisser le temps faire, elle comprendra peut-être quand elle sera plus grande.
Sarah Ichou

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