Ma fratrie est divisée en deux : les plus âgés ont grandi à la campagne, et les deux derniers garçons ont passé leur enfance dans un quartier populaire. Les premiers s’en sortent bien en arabe, les seconds, un peu moins. « Nous, on a appris naturellement, en écoutant Papa. On a ça dans le sang », m’a dit ma sœur, issue des aînés. À la maison, mon père parlait son dialecte natal et ma mère français. Chez nous, comme chez tous les Algériens, semble-t-il, les deux langues ont toujours été liées.

L’arabe de mon père en était la version ouest-algérienne typique. Le français de ma mère : un mélange d’héritage historique et d’adaptation à la vie rurale. « Pendant la colonisation, notre grand-mère avait dû travailler comme femme de ménage chez un médecin français », m’a raconté ma sœur. « Elle y a appris la langue, et c’est sans doute elle qui l’a transmis à notre mère. Une fois en France, Papa travaillait à l’usine avec des collègues arabes et Maman restait au village ».

Arabes des villes, arabes des champs

Dans ce bled loin du Bled, pas de ghettoïsation, mais une majorité de Français pour une poignée d’immigrés italiens ou algériens. Pour s’y implanter, donc, pas d’autre choix que de parler local. « Il y avait très peu de familles arabes. Il fallait s’intégrer, ne pas faire de vagues. Mais ce n’était pas explicite, c’était comme ça. Et ça passait d’abord par la langue ». Mon grand frère confirme. « Dans les années 80, et surtout à la campagne, on n’était pas dans la revendication des origines comme ça peut être le cas maintenant ».

« Tonton du Bled », pour moi, c’est de la fiction

Les enfants se sont vite retrouvés en supériorité numérique. Le français de l’école a supplanté l’arabe du patriarche, à l’oral et à l’écrit. « C’est nous qui lisions le courrier aux parents. Ça nous arrivait d’arnaquer une phrase ou deux sur un bulletin », m’a confié mon frère.« Ils étaient dans un processus d’intégration, mais on n’a jamais été forcés à parler en français à la maison. Il s’est imposé naturellement ».

Conséquence logique : chez nous, plus on est jeunes, moins on maîtrise la langue de nos ancêtres. Et le plus jeune, c’est moi. Mon niveau d’arabe est donc le plus faible de ma famille. Les raisons : une configuration familiale singulière, et des rapports compliqués avec l’Algérie. Je n’y ai passé aucun été de mon enfance. « Tonton du Bled », pour moi, c’est de la fiction.

Répondre « Bonjour » à un « Salam »

Pour mon frère et moi, qui avons grandi à la Côte des Roses (un contrat tacite avec la rue m’oblige à citer ma cité), le rapport à la langue a été plus complexe que pour le reste de la famille. Le français avait définitivement grand-remplacé l’arabe à la maison. « Quand j’avais 13, 14 ans, tout le monde parlait arabe au quartier, et moi je ne captais rien. J’en avais presque honte », m’a-t-il glissé.

Les voisins causaient dans leurs langues d’origine, nous, non. Cette précarité langagière a été, pour nous deux, matière à complexes. La honte qu’il évoque, je l’ai ressentie moi aussi. Comme une instabilité, un pilier manquant à mes fondations. Dans les années 2000, j’avais plus ou moins la dégaine classique du maghrébin de quartier. Les cheveux frisés et le dégradé à blanc : check. La peau ambrée, les yeux marron : check. Le jogging Lacoste de mon frère dans mes chaussettes : check.

Les vendeuses qui me pistaient aux Galeries me le confirmaient, j’avais une gueule d’Arabe. Mais ma langue demeurait irrémédiablement française. Dans ma tête, j’étais bilingue, mais dans ma gorge, blocage. « Désolé, je ne parle pas arabe », je répondais, les yeux baissés. « Désolé », un euphémisme. Ce que je ressentais tenait plutôt du déshonneur. Chaque jour me rappelait mes lacunes avec plus ou moins d’ardeur. Une formule de politesse incomprise, une parole religieuse opaque, la langue arabe m’entourait et m’échappait.

Je ne me sentais tout simplement pas à la hauteur de mon arabité

Aller faire des achats à la boucherie, par exemple : l’angoisse. Je savais d’avance que le boucher allait s’adresser à moi en arabe, et moi en français. Sur le chemin, j’imaginais des scènes insensées. Il me dirait « Salam » et je lui soufflerais un timide « bonjour ». Il continuerait dans sa langue, et je serais obligé d’admettre à voix haute mon handicap verbal devant les clients médusés. Je me voyais soudain tout petit, en contre-plongée, tous les yeux rivés sur moi. « Il est arabe et il ne parle pas la langue ? Hchouma ! » La honte, humilié au milieu des merguez.

Cette scène, évidemment, n’a jamais eu lieu autre part que dans ma tête. Aucun enfant n’a jamais été rabaissé dans une boucherie halal parce qu’il a parlé français. Mais dans mon imagination fertile, ma langue morte prenait du haut de mes 13 ans l’apparence d’une trahison à mes origines. Je ne me sentais tout simplement pas à la hauteur de mon arabité. Pas légitime en tant qu’Arabe.

Apprendre par amour, pas par contrainte

Ce sentiment d’imposture a persisté toute mon adolescence. Je voyais mon identité ethnique comme une suite de cases à cocher, dont celle de la langue. La multiplicité des manières de vivre ses origines ne m’était pas parvenue. Je n’avais que le quartier et la télé pour me dire comment incarner ce que j’étais supposé être. Inconsciemment, j’avais internalisé cette essentialisation creuse qui niait toute la richesse de ma culture.

Il m’a fallu réfléchir, lire, grandir, pour enfin me débarrasser de ces injonctions (intra et extracommunautaires) à être comme il faut. Pour pouvoir enfin juste être, et me rendre compte que ce n’est pas la langue, ni une quelconque autre caractéristique qui définit mon identité. J’ai pu alors faire la seule chose qu’il aurait fallu faire depuis toujours. Apprendre. Mais apprendre pour la bonne raison : par Amour, et non par convention.

L’arabe algérien, c’est uniquement par le contact qu’il s’apprend. Par capillarité. Par la confrontation à la rue, à la famille

Si à l’époque la technologie ne pouvait pas m’apporter d’aide (je vous parle d’un temps que les utilisateurs de Tiktok ne peuvent pas connaître). Aujourd’hui, elle est une source inépuisable pour qui (se) cherche. Je lui dois mes premières syllabes tremblotantes en arabe littéraire. Entre applications dédiées, cours sur les réseaux ou formations gratuites, les voies vers la connaissance sont nombreuses. Mais l’arabe algérien, c’est uniquement par le contact qu’il s’apprend. Par capillarité. Par la confrontation à la rue, à la famille, à l’embarras causé par un accent trop français. Il s’enseigne par la rencontre avec l’Autre, et avec soi.

Aucun de mes frères et sœurs n’a transmis la langue arabe à ses enfants. Mais eux aussi finiront par vouloir se réapproprier leurs racines « Regarde, tes neveux et nièces essaient quand même tous de tisser des liens avec leur culture, d’une manière ou d’une autre », positive mon frère. C’est vrai. Alors peut-être que comme moi, ils finiront par vouloir adopter les mots de leurs ancêtres. Sans doute qu’ils vont tâtonner, galérer, user leurs gorges avec le « kha », le « Ha » et le « qa ». Et sûrement qu’à ce moment-là, ce sera moi qui serai en mesure de leur léguer quelques phrases. Au moins de quoi aller à la boucherie l’esprit tranquille, in sha Allah.

Ramdan Bezine

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