Dans la bibliothèque de mon grand-père, il y avait un imposant volume orange : « Le grand livre des proverbes créoles » de Raphaël Confiant (Eds. Presses du Châtelet, 2004). Je l’ouvrais au hasard et décortiquais les adages et leur signification. J’en étudiais la grammaire et la conjugaison, avec fascination.
Mon papi n’a jamais cherché à décourager mon intérêt, mais ne l’a pas entretenu non plus. Il ne m’a jamais parlé Créole. Ni à mon père d’ailleurs, qui est né en métropole. Quand lui et ma tante se disputent, elle me dit que mon père « de toute façon, ce n’est qu’un négropolitain ». Une manière de dire qu’il ne comprend rien aux affaires de là-bas.
Mon métissage m’a beaucoup apporté, sauf une autre langue. Et il n’y a, à ma connaissance, pas vraiment de cours de créole. Tu le parles ou tu ne le parles pas, c’est comme ça. Moi, je l’ai souvent entendu, donc je le comprends, mais ça s’arrête là. J’ai appris à l’écouter aussi par la musique, par le rap antillais et le dancehall.
Je me souviens d’avoir tanné mes amis de Guadeloupe pour qu’ils m’envoient les derniers morceaux à la mode, ceux qu’ils aimaient. D’une certaine manière, cela me permettait aussi de me sentir proche d’eux, même si loin.
Mon grand-père n’est plus de ce monde. Il nous a quittés l’année dernière. Je me rappelle que quand j’évoquais avec lui ce sujet, il restait très évasif. Comme sur tous les sujets en vérité, encore plus ceux qui pouvaient être personnels. Alors, j’en ai parlé à mon père. Lui aussi a appris sur le tas et regrette le fait qu’on ne lui ait pas transmis le Créole dès l’enfance.
Le Créole était considéré comme une sous-langue de petite-gens
Il y a différents éléments qui expliquent cela, selon lui. Premièrement, parler le créole du temps de mon grand-père, même en Guadeloupe, c’était assez mal vu… notamment à l’école ! Si tout le monde le parlait chez soi, et entre soi, il fallait s’exprimer en français dans l’école de la République, sous peine d’être réprimé. Le Créole était alors considéré comme un patois presque honteux, comme une sous-langue de petite-gens.
D’après les dires de l’un de mes plus chers amis, qui a grandi au Moule (Guadeloupe), ce fut aussi le cas dans sa génération. « Si tu voulais parler Créole avec l’un de tes camarades et que le prof t’entendait, il allait immédiatement t’ordonner d’arrêter », regrette-t-il. Il craint aussi que cette attitude se perpétue de nos jours, et tout particulièrement dans « tout ce qui est administration ».
« Mais pourquoi tu veux apprendre ça ? »
Des années de dénigrement systématique de sa langue maternelle ont sans doute eu raison de mon grand-père. Je me souviens qu’une des nombreuses fois où j’ai émis le désir d’apprendre le créole, il m’avait répondu : « Mais pourquoi tu veux apprendre ça ? ». Et je pense que la question était sincère.
Évidemment, je ne permettrai pas qu’on dise, ni même qu’on pense du mal de lui. C’était un grand homme à mes yeux, mais aussi le produit de son temps comme nous le sommes tous.
En plus de cela, c’est dans une France brutalement assimilationniste des années 50/60 que mon grand-père a émigré. Apprendre le créole à ses enfants eut été leur rajouter des bâtons dans les roues, là où le simple fait d’être Noir promettait une enfance, et plus généralement une vie, de racisme. Pour être un peu tranquille, il fallait bien présenter, bien parler français, être élégant et d’une politesse infinie. Et à bien des égards, c’est toujours le cas.
Peut-être a-t-il redouté que son enfant soit raillé dans la cour de récréation si une phrase en créole venait à lui échapper. Surtout quand on anticipe qu’il le sera déjà sans doute pour sa peau, ses cheveux, sa culture… Encore aujourd’hui, quand je dis que je suis d’origine antillaise, il arrive que mon interlocuteur tente d’imiter un “accent” antillais en enchaînant les clichés malheureux. Je n’imagine même pas ce qu’ont dû endurer nos aînés.
Le Créole, une langue à part entière
Le combat de nombreux intellectuels, auteurs et artistes antillais pour redonner au Créole ses lettres de noblesses et pour l’élever au rang de langue à part entière est aussi passé par là. J’ai pu acheter des livres bilingues Créole-Français, lire de la poésie en Créole, et je continue à l’entendre grâce à ma famille et mes amis.
Mon grand-père, jusqu’à la fin de sa vie, il ne parlait pas un français tout à fait correct. Beaucoup de choses dans son usage de la langue découlait directement du créole. Tant d’efforts pour ne pas le parler, et il le parlait malgré lui.
Il ne nous a peut-être pas transmis son idiome, mais il nous a transmis (peut-être malgré lui) l’amour de notre culture et une curiosité sans fin. J’ai aussi des amis qui me poussent à parler Créole avec eux, malgré mon accent terriblement sec et mes nombreuses erreurs. Et une gratitude infinie.
Ambre Couvin