Il y a quelques années, j’ai été hospitalisé. Oh, un truc tout bête. J’étais derrière le scooter de mon pote Alex et nous nous sommes cassés la figure. En apprenant la nouvelle, ma mère a complètement déraillé : « Ils l’ont eu comme Lady Di ». Pendant quelques minutes, une rumeur, selon laquelle j’étais tombé dans le coma, a même circulé dans le quartier, ce qui engendra un afflux massif de SMS sur mon téléphone. « Tu me dois un grec, crève pas maintenant », « Remets-toi vite !! Je ne te dis pas ça parce que je t’ai prêté ma banane Lacoste et 1,50 euros, je suis sincère » ou, plus insolite, « Je me souviendrais toujours quand on a joué au tennis et que mon revers a fini dans tes couilles ». Pour cette personne, j’étais visiblement déjà mort.

Mais là n’est pas mon propos. Ce soir-là, je reçus un message de Nadia : « Je t’aime Ramsès et je sais que tu vas t’en tirer ». Une fille pas moche – qui habitait dans le quartier voisin- me balançait un truc comme ça, sans menaces verbales, ni physiques de ma part : c’était La consécration. Putain, ça valait le coup d’attendre 21 ans. Alex, qui était dans l’autre chambre, m’envoya dans le même temps un texto pour me faire partager sa douleur et sa détresse : « J’ai mal, ils parlent de m’amputer ». Moi, je planais : « J’en ai rien à foutre bâtard ». Bâtard, c’était gratuit. L’émotion.

A ma sortie de l’hosto, je sollicitai donc une rencontre auprès de la demoiselle, qui me refroidit illico : « Pourquoi tu veux me voir, lol ? » Premier doute dans mon esprit, que je tentai de vite dissiper : « Ben on a des trucs à se dire, tu crois pas ? » A la hollywoodienne.  Genre mec calme et posé, sûr de sa force. Sans les cheveux l’Oréal évidemment : à l’époque, je m’étais laissé pousser les cheveux longs. Un bide : j’avais une dégaine de Gipsy Kings, croisé avec Khaled dans le clip Aïcha.

Nadia resta muette en dépit de mes relances. Je décidai donc d’insister. Fortement. Elle m’appela : « Ce que je t’ai dit dans mon message, c’était une blague. Je croyais que t’allais mourir. Je t’aime beaucoup, mais voilà, tu es rien pour moi. » Réaction sanguine immédiate. A la maghrébine (le côté Khaled) : « Tu crois que t’es qui ? Hein ? Je rigolais moi aussi. T’es plus que rien pour moi. Des meufs comme toi, j’en serre quand je veux ». Ce qui est faux, bien entendu.

Perdu pour perdu, je me dis qu’il me fallait sortir la tête vraiment haute. Ultime message, aux allures de roquette : « Sale connasse va ». 21 ans, pas de meuf et la blessure sanguinolente du « Je t’aime » ouverte, en train d’être dévorée par les moustiques. Comment pouvait-on utiliser cette formule magnifique pour rigoler, même dans un contexte aussi particulier ? Merde, à un moment, il y a un cœur à l’intérieur de ce corps dégueulasse.

Durant mon adolescence, je m’étais essayé à dire « je t’aime ». A ma mère d’abord, après un épisode de Hartley cœurs à vifs. Elle en eut les larmes aux yeux. Un truc si émouvant, qu’elle me demanda dès lors de l’accompagner aux réunions de femmes : « Il n’est pas comme les autres, il est doux lui ».

Le « doux » tomba dans les oreilles de l’un de mes cousins : « Fais voir ton téléphone, faut que je vérifie un truc ». Il fouilla le répertoire. Une centaine de testicules et pas l’ombre d’une meuf : « Tu aimes bien la gym ? Quand tu vois un homme dans un jean serré, tu transpires ? Tes émotions prennent le dessus dans le vestiaire au foot ? Tranquille, je te juge pas mais c’est chaud pour ta gueule mec ».

Puis à mon père. Il était assis près de la fenêtre, vêtu de son long burnous. Il me racontait une histoire. Elle était magnifique. Un truc avec des orphelins, des tantes mégères, des chiottes ( ?) : « Tu as de la chance d’avoir tes parents, tu t’en rends compte de ça ? ». Je hochai la tête, puis me lançai : « Je t’aime baba ». Il se retourna vers moi et me demanda d’approcher.  Pour un câlin pensai-je : « Tiens, ramène-moi mes chaussettes, il fait froid. »

Voilà l’ampleur de mon traumatisme. Ça aurait pu être pire. Hicham, un voisin, était encore plus sentimental que moi.  A l’âge de 17 ans, il aurait dit « je t’aime » à son père, comme ça, en rentrant, sans même se préparer le terrain.  Un cinglé. Sauf que son daron, ne partageant pas tout à fait ce point de vue, l’aurait méchamment rembarré : « Ben c’est bien, t’as le droit ». C’était en 2002.

Hicham vit aujourd’hui au Canada. De Montréal, il envoya il y a quelques mois une longue lettre à son paternel, qui l’avait élevé seul. Lorsqu’il revint à Paris, Hicham évoqua son courrier à son père : « Alors Papa ? Tu en as pensé quoi ? » Silence, puis séquence-vérité : « Hicham, mon fils, je t’ai menti toutes ces années. Je ne sais pas lire. Le journal dans les mains, c’était pour t’impressionner toi et tes frères. »

Ils me font marrer. Ceux qui, par exemple, via Facebook, s’envoient des cœurs et sous une photo, se balancent des « je t’aime » à tire larigot, comme cette fille que j’ai épinglée l’autre fois : « Tu te rends compte de ce que tu dis sale conne ? Tu serais prêt à faire ça pour elle ? A mourriiiiiiiiirrrr ? Hein ? HEIN ? Je suis sûr que non. Alors trouve d’autres formules ! On veut pas de ça ici ».

La conversation ne s’est jamais terminée, puisqu’elle m’effaça quelques minutes plus tard de ses amis, non sans m’envoyer un message privé : « Ça se voit que tu souffres et que t’as pas de meuf. Tête de con va ! » Je me suis donc rabattu sur la page perso d’un pote, à qui sa copine avait fait une super déclaration publique : « Elle va te quitter. Tiens, incha’Allah elle te quitte. Ça t’apprendra toi aussi. »

J’ai perdu une copine à cause de ça. En 2008. Nous étions au cinéma. Je faisais semblant d’aller chercher des places au guichet, alors que j’en avais des gratuites. Pour l’impressionner. En revenant, elle me sauta au cou : « Je t’aime Ramsès ». C’est quoi ces conneries. J’ai commencé à paniquer. Elle m’avait tendu un guet-apens. Il me fallait une issue, d’autant plus qu’elle insistait lourdement : « Tu dis rien ? Mais dis quelque chose au moins, n’importe quoi ! » J’étais contraint et forcé de répondre. Alors je me suis lancé : « Tiens, ramène-moi mes chaussettes, il fait froid. »

Ramsès Kefi

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