Quand trois jeunes de la ville demandent à Idir, attablé au kebab, des conseils pour aller au ski, tout le restaurant rigole. Le souvenir de ses prouesses sur les pistes est resté vivace. Un récit qui ne les a pourtant pas découragés.
Il y a trois petits jeunes dans le quartier où j’habite, ils ne sont pas comme nous. On ne sait pas ce qu’ils ont, mais ils ne font jamais rien comme les autres, ils doivent se retourner le crâne entre eux quand on a le dos tourné parce qu’ils ne veulent pas vivre comme nous autres les authentiques Bondynois. Et voilà que ça veut faire Science-Po, que ça veut voir le monde une semaine chaque été au Cap d’Agde… Et que « ma petite amie c’est une lady, elle a droit au menu Rapido chez Hippopotamus avec café + brownie »… N’importe quoi ! Avec ces trois-là, on a droit à une connerie par minute ! Mais moi j’ai toujours dit : la télé, les publicités, les séries américaines c’est pas bon pour la plèbe, le chiendent que nous sommes, ça donne des prétentions. « ‘Du pain, des jeux et le RSA » ça fait 2000 ans que les Romains ont trouvé le truc ! Les pauvres, ça veut vivre maintenant, la décadence commence.
Là par exemple, au lieu de passer l’hiver comme tout le monde Aux délices de Marmara, au fond de la salle à côté du chauffage, bien emmitouflé devant un Kebab double fromage-oignon grillé-sauce algérienne, ils nous ont sorti quoi Riri, Fifi et Loulou ? « On veut aller au ski ».
Quand ils sont venus nous voir, Abennour, Wang et moi, notre première réaction c’était de leur jeter des frites en visant les cheveux. On est des vieux de 30 ans bien tassés désormais, on a plus le temps pour toutes ces conneries. Certains d’entre nous ont des Cdd ; c’est pour vous dire comment ont est bien installés dans la vie. Wang, c’est celui qui a le moins de patience : il paye des impôts et doit faire charbonner ses quatre gosses le soir dans son resto de routier pour s’offrir un peu de bon temps avec les copains.
« Va au ski avec papa maman ! »
Finalement, on s’est dit qu’écouter la crotte qui sort de la bouche des petits jeunes ça pouvait nous inspirer niveau digestion. « Ben quoi ? On veut aller, au ski, il y a rien d’exceptionnel, pourquoi vous vous foutez de notre gueule?! ». Faut s’appeler Timothée, pour sortir des trucs comme ça à Bondy. Abdenour lui rétorqua « Toi encore ça va. T’es un Gwer, un Français de la France, va au ski avec papa maman ! »
« Oh le gros clicheton ! s’emporta Timothée, les Français, ça a des thunes pour aller au ski et ça fait pas d’économie, c’est ça ? Mais je t’emmerde gros porc ! Je suis le plus pauvre de la bande ! » C’est vrai que Timon (son surnom parce qu’il il est sec comme un suricate) c’est le plus indigent de ce côté-ci du canal de l’Ourcq. Au lieu de réparer des chauffages ou de vider des poubelles – des turbins où il y a toujours un petit billet à prendre – ses parents ont épousé la carrière d’instits. « Pauvre comme un professeur » dit un proverbe espagnol du XIXe siècle. Pour un couscous ils font réviser le brevet à votre petit. Dans l’échelle sociale ils sont entre le chômedu et le RMI, les m’skine.
Pour Timothée, on va dire que malgré les fins de mois difficiles aller au ski c’est culturel. Pour le deuxième de la bande, Honoré (son père voue un culte à Balzac depuis son enfance au Bénin où il a été le seul garçon du village à avoir eu son bac français), on peut expliquer son envie soudaine d’aller taquiner les pistes grâce au film La première étoile, qu’il a dû télécharger la veille. Dans cette production française, un Antillais emmène toute sa famille à la montagne, montrant ainsi au monde que les noirs pouvaient non seulement skier, mais qu’en plus ça pouvait être marrant à l’écran.
Mais pour le dernier jeune du trio, Stanejivasurianingamekamesh, jeune homme de 22 ans qui en fait 40, d’origine Indienne et seul Bondynois à ce jour à s’être pris une heure de colle, pour, je cite sa prof d’anglais « prénom imprononçable et falsification de date de naissance », sa volonté de rejoindre ses amis dans les Alpes est une énigme. Jamais dans l’histoire de l’humanité on a vu un Indien skier pas même dans un Bollywood, et j’en ai vu des tonnes. « Vos gueules bandes de vieux cons ! On a les plus hautes montagnes du monde ! Bien sûr que les Indiens ils savent skier ! ». Puis Stan rajouta hystérique à mon encontre : « Et une bonne fois pour toutes : c’est nous qui avons inventé le zéro!!!! Voleur de Bougnoules!!!! »
« T’emportes pas, rétorquais-je, c’est pas de ma faute, regarde, je viens de taper “Indien fait du ski sur Google, j’ai trouvé que des films de cul ». Devant l’écran de mon téléphone, StanéjeMachinTruc, perdit sa langue, car Google et Wikipedia sont à Bondy, ce que l’Oracle de Delphes et Socrate sont à la Grèce antique : ils ont toujours raison.
« Allez raconte là encore ça faisait longtemps »
« Bon bref, vous voulez vous geler le gland au ski, qu’est-ce qu’on en a à foutre bande de mal poli ? » demanda Wang. Et là c’est encore sur ma pomme que c’est tombé. « Ben on se demandait question budget et équipement, ce qu’il nous fallait, ont est venus prendre conseil comme qui dirait. Il parait qu’Idir il est allé au ski quand il avait notre âge ». À peine Honoré avait-il fini de répondre à ce Chinois de l’usine que tous les gens au Kebab – qui nous écoutaient d’une oreille visiblement – ont arrêté de s’intéresser à leur assiette pour se taper une grande barre de rire. Le patron turc, lui aussi hilare, a quitté son comptoir pour retourner la pancarte coté fermée sur la porte d’entrée. Il a ensuite éteint la télé -pourtant il avait Ligue des Champions sur beIN Sports – puis il m’a ordonné toujours souriant : « Allez raconte là encore ça faisait longtemps qu’on l’a pas entendu ! »
Ah qu’est ce que je ferais pas pour un kebab gratos avec la boisson… J’avais 24 ans la première fois que je suis allé au ski. C’est Vuu-san, un Chinois de l’usine, qui avait trouvé le bon plan. Seul son père est originaire de l’Empire du Milieu, sa mère est savoyarde, mais pour nous tous, c’est un Chinois parce qu’il est bridé. Après tout, quand on mélange du jaune d’œuf avec du blanc d’œuf, c’est le jaune d’œuf qui ressort le mieux…
Il m’avait dit : « Viens, on va squatter un chalet chez ma tante, tu payeras rien sale crevard, j’ai de la vieille sape de montagne pour toi, tu lâches juste un peu l’essence, le remonte-pente et la location des skis. Pour la bouffe, je ramène une caisse de thon à la Catalane et huit baguettes congelées, tout coûte un bras là-haut ». Face à ses arguments de poids, je suis parti vers l’aventure des pistes, avec Vuu-San, sa meuf et Coco, un noir qui avait appris à skier dans l’année, mais qui avait tellement kiffé le concept qu’il a rempilé pour un tour. Comme quoi les clichés, des fois, c’est bien de la merde.
Mais j’ai dit oui avant tout parce que la tomme de Savoie c’est mon fromage préféré. En plus je pensais que je n’aurais aucun problème pour skier, je suis Kabyle, j’ai un bonus racial en montagne. Une fois arrivés sur place, on s’est posé un moment dans le chalet, j’ai fait un sort à 4 kilos de frometon, puis je me suis enfilé la panoplie du skieur sapé par Emmaüs direction les grands espaces et la belle poudreuse.
Suivant les conseils de mes amis je me suis dirigé vers la piste qu’il m’ont indiqué : « Tranquille au début, fais pas le fou, va sur la piste rouge ». Comme tous mes amis skiaient avant d’apprendre à nager, ils n’avaient aucune conscience de la difficulté d’apprentissage d’un skieur débutant sur la descente la plus compliquée à gérer après la piste noire. Ou bien, et c’est le plus probable, ils voulaient juste se payer ma bonne poire pour la durée du séjour. C’était réussi. Le premier jour, je n’ai fait que deux choses : tomber et me relever. Le deuxième j’ai un peu évolué : je tombais, je me relevais, je tombais et j’écrivais des insultes dans la neige en maudissant ce loisir de débile.
Je rentrais trempé, j’avais les doigts de pied tout bleus et aujourd’hui encore, j’ai mal au poignet à force de chutes à répétition dans la neige verglacée. Le troisième jour on a eu pitié de moi. Un couple d’Allemands et venu me remorquer jusqu’au remonte-pente et m’a dit de suivre leur petite fille de 8 ans jusqu’à la piste Jeannot Lapin. Hildergarde et son copain Rudolphe, un petit-suisse un peu fridolin sur les bords, m’apprirent patiemment la technique du chasse-neige. Pendant tout le reste du séjour, j’ai pu descendre en boucle la piste rose bonbon avec mes petits camarades exposés aux moqueries du tout venant qui faisait des détours pour admirer la grâce de mon piqué de bâton. Le soir au restaurant de la station, je mangeais ma raclette à la table des petits, car ici haut, votre valeur en tant qu’être humain se décide par vos compétences au ski.
Le grade de flocon d’avoine
Comme je crois en en la valeur des diplômes, le dernier jour, j’ai passé avec mes petits camarades l’examen dit de la première étoile. J’ai skié comme une boule de neige portée par une avalanche. Par générosité, le moniteur qui m’a fait passer l’épreuve m’a quand même donné un petit quelque chose : le grade de flocon d’avoine inventé pour l’occasion. J’étais fier de moi et voulu faire un dernier tout de piste avant de rentrer à Bondy quand le tire-fesse de la piste Jeannot Lapin, n’en faisant qu’à sa tête, emporta vers les sommets mon pantalon de ski me laissant affalé, en bas, le cul à l’air dans la neige.
« Voilà les jeunes, l’histoire est finie. Mon premier conseil : mettez deux pantalons. Mon deuxième conseil : restez à Bondy, le pays où le ridicule ne vous gèle pas les couilles ». Comme je suis meilleur conteur à l’oral qu’à l’écrit, les gens attablés au kebab ont bien rigolé à la fin de mon récit ce qui n’avança pas les affaires de mes trois petits amis : « Tu sers à rien Père Castor » dirent-ils en cœur. « Minute Timon, Pumba et Mowgli », je leurs répondis, « J’appelle le Vuu ». Un coup de fil plus tard, Vuu-San débarqua dans le grec.
Après avoir apporté quelques détails croustillants que j’ai sciemment omis de raconter dans ma version de l’histoire, le meilleur skieur du comté s’occupa du problème de nos trois louveteaux : « Vous avez pas de sous bande de chiens de la casse, mais pour aller au ski il faut du minimum pour pas crever de froid, surtout vous deux, les enfants du soleil ». « Ma grand-mère est d’origine maltaise » se crut obligé de préciser Timothée qui se voyait exclu de la conversation. « Ta gueule le bleuet on a pas le temps ! » lui répondit avec l’autorité de l’âge le Vuu.
À la montagne la mort vient par les pieds
Après un moment de réflexion, ce dernier finit par sortir un crayon de sa poche et nota sur un emballage de kebab la liste des fournitures qu’il énonça de vive voix : « La base syndicale c’est un manteau coupe-vent imperméable, un pull en dessous pour tenir la chaleur, et un maillot de corps étanche en première couche. Ensuite des gants, des sous-gants, un bonnet, des lunettes anti-UV, un cache-col, un pantalon étanche, un jogging en coton dessous et le plus important : de grosses chaussettes de ski mis par dessus une première paire avec les chaussures après ski en prime. À la montagne la mort vient par les pieds. Voilà ! Il y a des soldes en ce moment à Décathlon, vous en avez, d’après mes calculs pour 168 euros chacun. C’est quoi votre budget ? Si ça peut aider, je peux lâcher un truc ou deux à celui qui paye mon grec ».
Timon répondit le premier : « 50 euros ». « Vous voulez allez vous saper pour le ski avec 50 euros par personne?!! » s’étouffa le Vuu. « Non on veut aller au ski pour 50 euros. En tout, séjour compris… ». Pour une fois c’est le coté Savoyard du Vuu qui prit le dessus sur sa chinoiserie : « Bon les gars salut, merci pour la bonne blague. » Puis il partit, en colère, sans payer son grec. Rien de ce qu’on a pu dire aux trois bizuts ne leur a fait changer d’avis. Ils voulaient entrer dans la grande histoire des rats de Bondy, experts dans l’art de profiter des prodigalités qu’offre la vie à moindre prix. « Mais les temps ont changé » leur dis-je « à mon époque, on faisait un dossier à la mairie et on avait 2000 francs par tête en chèques vacances. On tchatché un peu la bourgeoise en vacances et on avait le logement et le chauffage à l’œil. On vivait d’eau croupie et de pelures d’abricot. Maintenant, c’est les Roumains qui sont sur ce créneau ! On fait plus le poids ! »
Ils ne nous ont pas écoutés, ils sont quand même partis au ski. Pour ça ils ont vendu des gâteaux et des crêpes à la sortie des centres aérés. Timon a même écrit à François Hollande pour financer leur moyen de locomotion. Ils ont gratté partout où il pouvaient, ils avaient plus d’ongles à force de racler. On raconte même qu’ils ont vendu des calendriers de prières à la sortie de Rosny 2 et qu’ils ont faits fifty-fifty avec l’imam de la mosquée. Tout ça a porté ses fruits.
Au ski avec 15 euros en poche
Un beau jour, j’ai reçu un SMS de ces jeunes débrouillards, tout trois fièrement dressés en haut d’une piste avec les sommets alpins pour seul horizon. Ils avaient réussi à partir au ski en mettant 15 euros chacun de leur poche. Et ils ont fait ça dans l’honnête, sans trucs chelous, ils sont partis le casier vierge. Ici, aux Délices de Marmara on était pas peu fiers de nos petits. Bon sur les photos qu’ils nous ont envoyées, deux trois trucs nous ont interpellés. On pense qu’une grande partie de l’expérience du ski leur a échappé même s’ils sont sus habilement adapter la salopette marron en velours et les Reebook Pump aux contraintes de la haute montagne. Utiliser un sac-poubelle en plastique en guise de luge pour économiser la location était également digne de l’épisode 2 de Mc Gyver.
Mais peu importe le flacon, pourvu qu’il y ait l’ivresse, ces trois jeunes nous ont donné une bonne leçon : on s’est embourgeoisés, l’avenir c’est eux. Comme dirait Appolo Creed dans Rocky III : « C’est con de vieillir ».
Idir Hocini

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