Quand Emna* ouvre la porte de chez elle, c’est tout sourire. Une légère brise entre par la fenêtre ouverte, le rideau flotte au vent. Sur la table, elle a disposé avec soin des gâteaux et des briques de jus de fruits. « J’essaye d’avoir le charme d’une maison, pour que ça ne ressemble pas à une chambre d’hôtel », expose la trentenaire, installée sur son lit aux draps fleuris qui sert également de canapé.

Mes enfants sont nés et ont grandi ici, donc pour eux c’est peut-être ça une maison ? 

Elle ajoute en riant : « D’ailleurs mon fils, il parle toujours de « la maison ». À l’école, il dit à ses copains « moi, ma chambre, elle est au deuxième étage ! » alors qu’il dort juste dans ce lit superposé ». Le 8 mars 2023, ça fera 7 ans qu’Emna réside avec son mari et ses deux enfants – 4 et 6 ans – dans cette petite chambre de 9m2, située le long de l’avenue Henri-Barbusse à Bobigny. « Mes enfants sont nés et ont grandi ici, donc pour eux c’est peut-être ça une maison ? »

90% de l’hébergement d’urgence constitué de nuitées hôtelières

Comme Emna, 12 500 personnes sont mises à l’abri à l’hôtel en Seine-Saint-Denis via le 115. 90% de l’hébergement d’urgence dans le département est d’ailleurs constitué de nuitées hôtelières. « C’est la solution la plus rapide et la moins engageante que l’État a trouvé pour faire face à l’accroissement du nombre de personnes à la rue : pas besoin de foncier ni de former une équipe de travailleurs sociaux, il suffit de contractualiser avec des hôteliers », expose Valérie Puvilland, la directrice d’Interlogement 93.

Quand on était juste trois personnes ça allait, mais quand j’ai accouché de ma fille, c’est devenu difficile 

Le fils d’Emna a 40 jours quand la famille pose ses valises dans l’hôtel Arim : « Quand on était juste trois personnes ça allait, mais quand j’ai accouché de ma fille, c’est devenu difficile », admet-elle. Pourtant, la famille n’ose pas demander une chambre plus grande. « Quand ils te donnent un hébergement, tu n’as pas le droit de refuser. Et s’ils nous envoyaient dans une ville super loin ou dans un village perdu ? Je me dis qu’il y a toujours pire », lâche Emna, dont les deux enfants sont scolarisés à Bobigny

Et pour cause, la scolarisation des enfants n’est pas un critère prioritaire pour les équipes de DELTA, l’opérateur de gestion de l’offre hôtelière à vocation sociale en Île-de-France. « Un enfant jusqu’en primaire, voire au collège, on considère qu’on peut le déplacer sans que ça ne pose trop de problèmes », explique Laure Dupuis, coordinatrice pour la Plateforme d’accompagnement des ménages à l’hôtel (Pash 93).

Des voisins de paliers « là depuis 10 ans »  

Comme Emna, Saadia* vit avec sa famille dans une chambre d’hébergement d’urgence. La jeune femme était professeure d’anglais en Algérie avant d’arriver en France en 2020. Depuis un an et demi, elle réside à l’Ibis hôtel de Bobigny, avec ses deux enfants de 3 et 4 ans, et son mari. « Au début, j’ai cru que c’était temporaire, qu’on serait relogés comme des gens normaux, mais en fait non. Je sais qu’on est condamnés à vivre ici pendant encore longtemps », déplore celle dont les voisins de palier « sont ici depuis 10 ans ! ».

Le dispositif est saturé parce qu’une grande majorité de ces personnes sont en situation irrégulière   

En Seine-Saint-Denis, les familles restent en moyenne 5,6 ans à l’hôtel, selon le rapport annuel du Samu Social de Paris. « Le dispositif est bloqué parce qu’une grande majorité de ces personnes sont en situation irrégulière. Elles n’ont pas la possibilité d’accéder à un logement social et se retrouvent donc sans solution de sortie », développe Fanny Plançon, chargée de projet hébergement et logement au sein du Secours catholique.

Des étagères installées en cachette

Alors, quand l’hébergement d’urgence devient pérenne, la vie au quotidien doit s’organiser. Au début, Emna range les affaires de chacun dans des valises glissées sous le lit. « Quand a vu qu’on compris qu’on resterait dans cette situation, j’ai acheté des étagères et mon mari les a installées en cachette », reconnaît la mère de famille, en soulevant le rideau du placard

À cause des cafards, ma fille débarque toutes les nuits dans notre lit

Arrivée d’Algérie en 2010, Emna a connu les foyers d’hébergement d’urgence avant d’être placée à l’hôtel : « À Drancy, c’était vraiment horrible, ici c’est mieux même s’il y a encore des problèmes ». Comme pour appuyer ses dires, une blatte fait irruption sur les draps fleuris du lit-canapé. Elle s’empresse de l’écraser avec un mouchoir et soupire : « À cause des cafards, ma fille, qui dort normalement sur un petit matelas par terre, débarque toutes les nuits dans notre lit. » Dans les couloirs de l’hôtel Arim, des feuilles A4 indiquent que la désinfection de l’établissement aura lieu dans la semaine.

Une quarantaine d’employés pour inspecter les 880 hôtels partenaires

« Les coupures de chauffage ou d’eau chaude, la prolifération de cafards ou de maladies sont fréquentes dans ces établissements », reconnaît Fanny Plançon du Secours catholique. L’association est régulièrement informée par les familles de ces dysfonctionnements. Elle dispose de formulaires à envoyer à DELTA, qui gère également le contrôle de la qualité des hébergements en Île-de-France. Mais DELTA se heurte à un manque d’effectif : une quarantaine d’employés pour inspecter les 880 hôtels partenaires.

On n’a pas le droit aux visites, ni aux plaques électriques, ni aux multiprises

Plus que les problèmes sanitaires, ce sont les nombreuses règles imposées par les hôteliers qui rendent difficile la vie de ces familles. « On n’a pas le droit aux visites, ni aux plaques électriques, ni aux multiprises. On n’a pas le droit de laisser des choses pendre aux fenêtres, d’accrocher des cadres ou de la décoration. Les enfants n’ont pas le droit de jouer dans les couloirs, ni de prendre l’ascenseur tout seuls », énumère Saadia, comme si, depuis toutes ces années, elle avait appris le règlement par cœur.

Vivre dans la peur d’être « jetée à la rue à tout moment » 

« Les responsables de l’hôtel ont les clés de chaque chambre. Ils viennent nous contrôler tous les deux ou trois mois », témoigne Emna, qui se souvient de sa dernière mise en garde : « J’avais accroché des dessins au-dessus du lit de mon fils, ils les ont vus et m’ont dit : “c’est pas à toi les murs !” Alors je les ai décrochés ». Comme Saadia, Emna dit vivre dans la peur d’être « jetée à la rue à tout moment ». Elle croit savoir que c’est déjà arrivé à des familles du 4e étage.

Pour accéder à un logement, Emna sait qu’elle doit obtenir un titre de séjour. Sa dernière demande a pourtant fait l’objet d’un refus : « Ils ont dit que je n’avais pas assez prouvé mon intégration en France. Mais si j’avais un appartement, je serais plus stable, j’aurais le temps de m’insérer ». Son emploi du temps est pour l’heure rythmé par les tâches ménagères : cuisine sur une plaque défaillante, courses deux fois par semaine faute de place pour stocker, lessive à la main tous les jours faute de laverie à proximité.

Le système est engorgé aussi parce qu’il n’y a pas de travailleurs sociaux qui aident ces personnes dans leurs démarches 

Le reste du temps, Emna se démène avec ses « trois sacs remplis de papiers », pour essayer de gérer sa situation administrative. « Le système est engorgé aussi parce qu’il n’y a pas assez de travailleurs sociaux qui aident ces personnes dans leurs démarches », pointe Clément Étienne, coordinateur du programme Bidonvilles de Médecins du Monde.

Au sein de la PASH 93, 20 travailleurs sociaux suivent chacun entre 30 et 40 ménages, soit l’équivalent de 600 foyers sur les 4000 résidant dans les hôtels du département. « C’est carrément pas suffisant, il faudrait que l’on soit beaucoup plus que le double », concède Laure Dupuis, coordinatrice sur le dispositif. Emna, elle, dit ne pas se souvenir d’avoir déjà reçu la visite d’une assistante sociale ces six dernières années.

Une forme de relégation à tous les étages

Également en situation irrégulière, le mari d’Emna travaille sur les marchés la journée et fait des livraisons le soir, de quoi gagner 500 euros par mois, à peine. « Ces ménages cumulent des difficultés financières, administratives, sanitaires mais aussi sociales. Elles peuvent également développer des troubles psychiques. Tout cela impacte évidemment leur insertion. C’est une forme de relégation à tous les étages », juge Fanny Plançon du Secours catholique.

« Le seul vrai levier serait de régulariser ces familles », plaide le Secours catholique. « Il faudrait aussi réhabiliter des lieux, transformer d’anciens bureaux en habitations pour sortir de la pénurie de logements sociaux », estime Eric Constantin, le directeur de l’agence Île-de-France de la Fondation Abbé Pierre. Dans le 93, le délai médian d’attente pour obtenir un logement social avoisine les 3 ans.

Au moins nous on a un toit ! C’est mieux que les gens qui dorment dans la rue ! 

Plus les années passent et plus la situation se complique pour Emna. Son fils commence à grandir et à réaliser : « Il est invité à des anniversaires et me demande pourquoi lui n’a pas le droit d’inviter ses amis ? Alors je lui dit : “Selim*, ce n’est pas grave, au moins nous on a un toit ! C’est mieux que les gens qui dorment dans la rue !” »

Pour tenir le coup, Emna essaye de se projeter dans l’après : « C’est une situation provisoire. L’hôtel, c’est mieux que la rue mais ce n’est pas une vie. Il nous faut une solution pour les enfants ». Elle rêve d’un petit studio, de pouvoir leur acheter des jouets et de rattraper « ce temps perdu ». Comme les petits d’Emna, ils sont plus de 7000 enfants**, dans le département, à grandir entre les quatre murs d’une chambre numérotée.

Margaux Dzuilka et Névil Gagnepain 

Illustration : Maya Gering 

* Les prénoms ont été modifiés à la demande.
** D’après les chiffres d’Interlogement 93.

Articles liés