Une vague brune a déferlé sur l’Assemblée nationale ce mardi. 349 députés ont voté de concert une loi immigration qui fait la part belle aux idées d’extrême droite. Parmi eux, les 88 députés du Rassemblement National ont exprimé leur accord avec le projet du gouvernement. Leur cheffe de file, Marine Le Pen, a même évoqué « une victoire idéologique. » Un baiser de la mort au “en même temps” macroniste.

Dans un texte largement durci en Commission mixte paritaire (CMP) pour remporter l’adhésion des Républicains. On retrouve pêle-mêle le rétablissement du délit de séjour irrégulier ou encore l’introduction d’un principe de préférence nationale qui fait distinction dans l’accès aux aides sociales entre Français et étrangers.

Des mesures qui soulèvent nombre de questions tant sur leur intérêt que sur le plan juridique. Tania Racho est docteure en droit européen, spécialisée sur les questions d’asile. Elle est également consultante pour l’association, dont Desinfox Migration, dont l’objectif est de lutter contre la désinformation sur les questions migratoires. Nous sommes revenus avec elle sur les intérêts de ces mesures et sur la désinformation sur laquelle elles semblent être construites. Interview.

Sur le plan du droit, un certain nombre de mesures du projet de loi Immigration posent question. La Première ministre admet elle-même que certaines ne sont peut-être pas constitutionnelles…

Il y a un paquet de mesures dans le projet de loi tel qu’il a été adopté hier qui n’est pas conforme à la Constitution, pas conforme aux droits de l’Union Européenne. L’inutilité de ces mesures a été soulevée par le Conseil d’État. Leur dangerosité a été soulevée par le défenseur des droits et la commission nationale consultative des droits de l’homme. Le milieu de la recherche ne comprend pas l’intérêt, le milieu associatif y est fermement opposé. Qui reste-t-il ? Il reste des personnalités politiques vivant dans un petit monde, entre elles, et qui pensent que c’était urgent et pertinent.

Visiblement, nous en sommes arrivés à un stade où l’État de droit en France est optionnel. Nous avons un ministre de l’Intérieur qui revendique de pas prendre en considération les décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme ou du conseil d’État. C’est très inquiétant.

La loi semble bâtie sur une thèse à l’origine d’extrême droite, mais qui est aujourd’hui reprise à son compte par le gouvernement : la submersion migratoire.

On ne constate pas du tout une submersion migratoire à l’échelle française ou européenne, loin de là. La première constatation est que les migrations internationales dans le monde augmentent de façon générale. Mais on sait aussi que les migrations et les déplacements forcés se font à 80 % proches du lieu géographique, soit en interne d’un pays, soit dans les pays limitrophes.

Il y a aussi des flux migratoires qui partent de l’Europe. Il ne faut pas les oublier ceux-là. En France, on peut dire qu’il y a 5 millions de Français immigrés, hors de l’hexagone. Pour les flux entrants, si on prend l’Afrique par exemple, sur les 80 millions de déplacés du continent, seulement 4 % se dirigent vers l’Europe.

L’année dernière, Frontex a détecté 330 000 passages irréguliers des frontières européennes. Mais une personne peut être détectée dix fois si elle est refoulée. Donc, on a peut-être 300 000 personnes à la louche à l’échelle de l’UE. Sur 500 millions d’Européens, on est loin de la submersion. Il y a une évolution, oui, mais elle n’est pas excessive.

Il faut également rappeler que la France n’est pas le premier pays de destination. On le voit avec les Ukrainiens. Fin 2022, il y avait environ 120 000 Ukrainiens sur le territoire français, alors qu’il y avait déjà 7 millions d’Ukrainiens exilés en Europe.

Autre thèse qui a largement contribué au débat autour de cette loi : l’appel d’air. C’est-à-dire, l’idée que des mesures favorables aux étrangers entraîneraient davantage d’immigration. Est-ce qu’elle a un quelconque fondement ?

L’appel d’air est une théorie qui n’a jamais été prouvée, au contraire. Il n’y a aucun élément scientifique en faveur de cette théorie. À l’inverse, on sait que toutes les raisons de départ se situent dans les pays d’origine et non dans les pays d’arrivée. Le parcours de l’exil n’est pas clair. La plupart du temps, le pays de destination se dessine au fur et à mesure, ou alors parce qu’il y a de la communauté de même nationalité, de la famille dans le pays d’arrivée.

Par exemple, en Espagne, il y a eu 600 000 régularisations de travailleurs en 2005. Ça n’a pas entraîné de pic d’arrivées sur le territoire.

Donc la volonté de priver les étrangers d’aides sociales n’est fondée sur rien de concret ?

C’est même contre-productif. Si on regarde l’Allemagne, elle ne propose pas de protection sociale telle que l’AME (aide médicale d’État, ndlr). Pourtant, elle est davantage attractive et accueille plus que la France. On sait aussi que la suppression de l’AME aurait des effets néfastes pour la population française. Les médecins sont les premiers à le dire. Plus on tarde à soigner quelqu’un, plus le coût de la prise en charge sera lourd. Ça peut avoir aussi un impact sur la santé publique globale.

Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, fait régulièrement le lien entre immigration, délinquance et insécurité. Que dit la recherche sur cette question ?

Contrairement aux idées reçues, la délinquance en France est majoritairement nationale. Sur le lien entre délinquance et immigration, le CEPII a publié une étude réalisée par un journal allemand. Ils avaient décidé de préciser la nationalité des délinquants systématiquement, y compris si c’étaient des Allemands. Ils ont fait une comparaison avant-après. Avant, les personnes sondées semblent être assez proches des idées de l’extrême droite et avoir peur de l’immigration.

Par la suite, le sondage démontre qu’il y a un recul de l’adhésion aux idées d’extrême droite, il y a un recul de la peur de l’immigration. Il y a, en revanche, une progression de la peur générale, parce qu’on se rend compte que la délinquance est principalement nationale.

Il est vrai que les délinquants étrangers sont surreprésentés dans les condamnations, à hauteur de 15 % contre 7 % d’immigration réelle. Mais ce que montre aussi cette étude du CEPII, c’est qu’il y a des biais tout au long de la chaîne pénale et que les étrangers sont, de toute façon, davantage condamnés et plus lourdement que les Français.

Il y a aussi d’autres facteurs qui sont significatifs comme la précarité. De manière générale, la population criminelle est une population précaire quelle que soit la nationalité. Et les populations étrangères sont pour partie dans la précarité. Une meilleure intégration par le travail ferait baisser cette délinquance, qui est surtout liée à des délits en rapport avec le travail irrégulier.

Comment expliquer que le débat public qui amène à légiférer sur les questions migratoires soit polarisé sur de la désinformation et des thèmes d’extrême droite ?

Globalement, ce qu’on peut dire, c’est que les questions de migration s’évoquent sur un registre de la peur, de la colère, de la haine. Le registre de l’extrême droite. C’est un registre, comme la désinformation, de façon générale, qui permet d’emporter une sorte d’adhésion des personnes. On est dans une ère où, si on simplifie les questions, déjà, ça apporte une meilleure adhésion. Et si on crée la colère ou la haine, les personnes vont avoir tendance à vouloir écouter le discours. C’est comme ça que fonctionne le Front National depuis le début.

La réalité est qu’il y a 30 à 40 % de la population française qui n’a pas d’avis sur les questions de migration et qui s’y intéresse très peu. Il y a aussi plein de sondages qui montrent que la question de la migration n’est pas une priorité. Il y en a d’autres telles que l’éducation, le pouvoir d’achat, la précarité. Donc ce projet de loi est difficilement compréhensible.

Propos recueillis par Névil Gagnepain

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