Il est 19 heures, dans la rue du Centenaire, à Montreuil, et le couvre-feu qui approche n’empêche pas le va-et-vient incessant de scooters vers une mystérieuse porte entrouverte : une dark kitchen appartenant au service de livraison Deliveroo s’active pour le service du soir. Derrière cette façade gris béton, une armada de cuistot’ préparent les plats qui vous seront livrés, si jamais votre choix s’est porté sur l’un des trente ‘restaurants’, qui n’ont pour certains pas d’autre existence matérielle ailleurs qu’entre ces quatres murs.

Difficile d’imaginer qu’il y a quelques années seulement, des travailleurs d’Afrique de l’Ouest vivaient au même endroit. D’octobre 1996 à décembre 2015, plusieurs centaines d’hommes ont en effet cohabité au foyer du 5 rue du Centenaire, au point d’y planter les germes de ce qui deviendra plus tard Le Restaurant du Nouveau Centenaire, ouvert à la fin de l’année 2016. La gentrification aura eu raison du premier emplacement de ce restaurant ouvert par des travailleurs immigrés, pas de leur histoire. Les exilés ont réussi malgré tout à trouver leur place un peu plus au nord de la ville. Une initiative unique en son genre.

Cuisine et formations dans la gentrification de Montreuil

« Ce fut un combat d’une vingtaine d’années, c’est pour cela qu’on a gardé le nom », explique Laurence Metivet, co-directrice du restaurant avec Azouz Gharbi, désormais situé au 45 avenue Pasteur. Ce restaurant ouvert à tous propose des plats typiques d’Afrique de l’Ouest.

« Le but est de détruire les préjugés et de désenclaver la ville », dont le processus de  gentrification va toujours bon train, expose Azouz Gharbi. Ou plutôt « Monsieur Azouz« , comme on l’appelle au sein des cuisines du restaurant. L’équipe d’une vingtaine de personnes est menée par Siga, la cheffe, et deux assistantes techniques. Toutes les trois forment des salariés en insertion. « A côté de ça, ils suivent des formations en français ou sur l’accès au numérique », développe le co-directeur. « On espère produire de la citoyenneté », lâche cet ancien du MIB (Mouvement Immigration et Banlieue).

Pendant le confinement, le Restaurant du Nouveau Centenaire a dû ranger chaises et tables pour se plier aux consignes sanitaires.

Une cantine autogérée pour les travailleurs immigrés

« C’est un restaurant important pour tout le monde. Il n’y en a pas deux comme ça en France. C’est comme pour la résidence », expose Amadi Traoré, le vice-président de l’association Nouvelle France, qui regroupe les résidents du foyer du Centenaire. Chapeau vissé sur la tête, Amadi Traoré a beau être arrivé en France en 2009, il connaît l’histoire de ses aînés par cœur.

Un restaurant unique en son genre né d’un besoin ouvrier. Les travailleurs qui officient dans le secteur du bâtiment ou dans la plonge, n’avaient pas les moyens financiers pour manger décemment pendant leur pause-déjeuner. Ils devaient apporter leurs gamelles, pour manger des plats souvent froids, dans des conditions de travail difficiles.

L’idée d’embaucher des personnes en insertion a toujours été là. 

Ainsi naît l’idée d’une cantine, pour eux et par eux, dans cette rue du Centenaire. « Ils ont développé des pratiques en collectif pour survivre et créer des conditions de vie adaptées à leur quotidien, pas imposées », analyse Tiphaine Bernard, anthropologue qui s’est intéressée à ce collectif lors de l’écriture de sa thèse en 2012, et qui fut pendant trois ans directrice du restaurant.

Avec Amadi et les autres, Tiphaine contribue à la création d’une association dédiée à l’idée de cette cantine autogérée, pour s’octroyer le droit à une alimentation goutue tout en restant fidèle à leurs principes et leur culture soninké (ethnie d’Afrique de l’Ouest, NDLR). « La première cantine informelle permettait aux travailleurs de se retrouver par province d’appartenance. Cela avait un esprit familial ». « L’idée d’embaucher des personnes en insertion, elle, a toujours été là, pour faire baisser les coûts bien sûr, mais aussi pour aider des gens éloignés du monde du travail », poursuit Azouz Gherbi.

C’est l’histoire d’une émancipation.

« J’adhère totalement à la philosophie de leur combat. C’est l’histoire d’une émancipation, de l’immigration post-coloniale qui a lutté pour avoir droit à des libertés fondamentales : bien se loger, bien se restaurer », raconte la chercheuse. A Montreuil, ces deux luttes sont fondamentalement liées. En même temps qu’on lutte contre la précarité alimentaire, on se bat également pour un logement approprié.

Les résidents, avec l’aide de l’association Pour loger, présentent à la mairie de Montreuil un modèle de future résidence, gérée autant par l’OPHM (Office publique des habitats Municipaux devenue Habitats-Est-Ensemble) que par ses résidents et soutiens, pour remplacer l’ancien foyer, situé dans la rue du centenaire, devenu trop insalubre. « On voulait un foyer, mais pas n’importe comment », résume Amadi Traoré, en faisant le tour des lieux.

De toute façon, on était autogéré depuis 40 ans.

Dans la résidence du Centenaire, à chaque étage, une cuisine et une salle commune où trône un canapé et un pot de sachets thé au citron Starling permettent aux résidents de se retrouver. Les couloirs adjacents mènent à des chambres partagées ou non. « C’était très important pour nous qu’il y ait des endroits calmes. Car il y a beaucoup de personnes âgées ici », précise Amadi Traoré. « On a suivi le projet du début jusqu’à la fin. On a travaillé avec les architectes; même les peintres, on a travaillé avec eux! De toute façon, on était autogéré depuis 40 ans », lâche-t-il. Le déménagement officiel, lui, a lieu le 22 décembre 2015.

Les plans de la résidence ont été réalisés en concertation avec ses habitants.

« La résidence Nouvelle France (le surnom de la résidence du Centenaire, en référence à l’association des résidents, NDLR) est très différente des autres foyers de ce type au niveau architectural », confirme Tiphaine Bernard. « Il y a beaucoup d’espaces partagés qui permettent de retrouver le modèle des cantons, ou tout simplement un esprit familial. Généralement, dans les résidences pour travailleurs, on a plus l’habitude de retrouver des studettes. D’ailleurs, pendant le processus de création, tout a été fait pour diminuer le champ d’influence des résidents. On voulait les cantonner au choix des peintures sur les murs. Les espaces partagés permettent plus facilement de se regrouper, voire de revendiquer des choses. Il faut donc éviter que ce modèle se multiplie », décrypte-t-elle. De fait, la résidence Nouvelle France est unique dans le paysage montreuillois. « On nous a toujours expliqué que cela ne serait pas reproductible », dénonce l’anthropologue.

Une histoire de résistance des travailleurs immigrés face aux expulsions

Les résidents aussi se sont constitués en association car « avant ça, on avait un faible rapport de force », explique Amadi Traoré, qui en est le vice-président depuis 2013. De salons en salons, les résidents peuvent désormais savourer leur havre de paix, arraché après des années d’errance et d’expulsions.

L’histoire débute en 1980 lorsque des travailleurs d’Afrique de l’Ouest résident au foyer vétuste Léon Gaumont, situé Porte de Montreuil à Paris sont expulsés. Une première évacuation des lieux survient au petit matin « quand tout le monde était déjà parti travailler », se rappelle Soukaouma Dijimé, à présent à la retraite. « On leur a proposé des logements, mais dispatchés dans toute l’Ile-de-France. La majorité a préféré rester ensemble », narre Amadi Traoré, qui s’est fait raconter l’histoire par son père.

J’ai connu le temps où les 35 heures n’existaient pas encore.

La mairie les reloge donc dans des préfabriqués situés rue de la Nouvelle France à Montreuil. « Le maire avait promis que cela ne durerait que deux ans », expose Amadi Traoré. Mais ce provisoire va durer 15 ans. « J’ai connu le temps où les 35 heures n’existaient pas encore », hallucine Soukouama Dijimé quand il repense au temps écoulé.

A l’époque, il fait la plonge dans un bar près de Neuilly (Hauts-de-Seine). Doukouré Bakary, qui vient de la ville de Kayes à l’Ouest du Mali, lui, enchaîne les jobs : « dans la peinture, la manutention, le ménage ou en tant que plongeur », égrène-t-il. « On n’avait pas beaucoup d’argent mais au moins, on était ensemble », souffle-t-il. Jusqu’à une seconde expulsion en mars 1995.

Pendant plusieurs mois, les travailleurs se retrouvent une nouvelle fois sans toit, vivant dans des tentes à droite à gauche -parfois en face de l’hôtel de ville de Montreuil- pour alerter sur leur situation. « La mairie ne nous laissait même pas utiliser leur W.C. J’ai même été hébergé par le gérant d’un bar de la Croix de Chavaux », se rappelle avec émotion Soukouama.

En octobre 1996, ils échouent rue du Centenaire, dans un bâtiment pourtant impropre à la cohabitation, et se constituent en association de résidents, ce qui fait aujourd’hui leur force et qui a contribué à la construction de ce qui va devenir la nouvelle résidence du Centenaire.

 Le cliché du jour de l’inauguration a été gardé précieusement.

La lutte contre les expulsions d’hier remplacée par celle contre la gentrification

« Le déménagement n’a pas été de tout repos », confie néanmoins Tiphaine Bernard. « Il y a eu un incendie à l’entrepôt du Centenaire quelques jours avant. Et puis, l’Office public de l’habitat Montreuillois (OPHM) a demandé aux résidents de faire la liste des habitants du futur foyer sous prétexte qu’il n’y aurait pas de place pour tout le monde. C’était une nouvelle manière de fragiliser le collectif », dénonce-t-elle.

Vous avez l’histoire face à vous.

Aujourd’hui, 193 personnes cohabitent au sein du foyer du Centenaire. Le doyen passe et salue Amadi Traoré : il a 72 ans. « Je connais tout le monde », précise avec entrain le vice-président. Sur les photos qui tapissent les murs, son visage apparaît au premier plan sur celle de l’inauguration de la résidence en 2015. Une autre, juste à côté -en noir et blanc cette fois-ci- illustre l’expulsion de 1995. L’association des résidents Nouvelle France a pris soin de tout conserver : brochures de presse, photographies d’archive et même les plans de construction. « Vous avez l’histoire face à vous », glisse-t-on.

Et malgré les années qui passent, la lutte pour exister continue : en mars 2020, les résidents avaient manifesté contre le bailleur Habitat-Est-Ensemble qui demande un loyer en déconnexion avec les revenus générés par les activités du restaurant. Une nouvelle procédure d’expulsion a été engagée au tribunal de Bobigny, contre laquelle se sont battus les résidents.

En juin 2020, ils ont finalement eu gain de cause, face à une nouvelle tentative de déstabilisation. Malgré la réalité sociale du projet, la gentrification menace toujours les résidents et travailleurs du restaurant du Nouveau Centenaire.

« Les anciens ont beaucoup souffert à Montreuil », précise Amadi Traoré. « C’est pour cela qu’il était important de garder une trace ». L’homme se charge à présent de raconter, à qui veut l’entendre, leurs histoires. Pour ne pas oublier et pour inspirer les futures générations des nouveaux centenaires à venir.

Meline Escrihuela

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