BB : On vous disait « coupable de solidarité » : vous êtes aujourd’hui relaxé. Est-ce que vous avez toujours envie de continuer votre combat, ou au contraire d’ arrêter là après des années de lutte judiciaire ?

Cedric Herrou : La question n’est pas de savoir s’il faut arrêter ou continuer, mais plutôt de savoir s’il y a nécessité de le faire. Vu de l’extérieur, on a l’impression que l’on se mêle d’une mission, mais ce n’est pas le cas. On habite à la frontière, des personnes sont bloquées par l’État français, dont des gamins, des familles. L’État français nous demande d’arrêter de les prendre en charge, et on a juste eu l’avis de la justice. A savoir si c’est légal ou si ça ne l’est pas. On savait depuis le départ que ce que l’on faisait, c’était juste. Même si j’avais été condamné, j’aurai continué quand même, et pendant mon procès, je n’ai jamais arrêté de le faire. Je n’attends pas après la justice pour valider mes actions, mais juste de savoir comment elle se positionne par rapport à mes actions.

Selon vous, en quoi votre immunité humanitaire, obtenue en 2016, a-t-elle été la clé de votre victoire ?

Elle l’est d’un point de vue du pénal. On a fait évoluer le droit, la loi, grâce au principe de fraternité promis dans la Constitution. C’est aussi grâce à ça que j’ai été relaxé, c’est évident. On a dépassé le stade de savoir ce qui est légal ou illégal : on s’est juste demandé si c’était constitutionnel. La Constitution, c’est les fondamentaux de la République française. Elle fait écho à la loi Daladier, qui était faite pour incriminer les passeurs de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. On n’appelait pas « réfugiés » ceux qui étaient aidés par les Justes, mais la loi a désormais évolué. Alors, « l’immunité humanitaire » a été établie.

Il s’agit de reconnaître le fait de fournir de l’aide sans percevoir de rémunération, que ce soit par moi ou quelqu’un de la famille. Je pense que la justice savait dès le départ que j’allais gagner, mais elle s’est servie de mon procès pour faire un nuage de fumée, dans le but de dissimuler ce que fait l’État français contre les personnes en migration.

Je pense qu’il y a une volonté réelle de la part du gouvernement et de l’État français de nuire aux personnes en migration, quitte à bafouer la loi.

J’ai été jugé pour passage aux frontières en transportant des gamins, des hommes, des familles. Le Préfet des Alpes-Maritimes, lui, a été condamné à plusieurs reprises pour avoir fait passer la frontière de la France à l’Italie à des personnes qui étaient en migration, dont des mineurs isolés donc des enfants. Ce qui amène à des faits d’abandon de mineurs isolés, et du coup de séquestration : ils enfermaient des gamins dans des gares SNCF à Menton (Alpes-Maritimes), pour les reconduire illégalement en Italie. Ce que fait l’État est bien plus grave que ce que peuvent faire des militants comme moi, ou des Briançonnais. Le gouvernement et l’État se sont servis de la justice pour faire un écran de fumée : est-ce que c’est si grave que ça d’aller prendre sa bagnole et d’emmener chez toi des personnes ?

Après une crise mondiale, c’est malheureux que des gens éprouvent le besoin de partir de chez eux. C’est une erreur de se dire pro-migrant, on ne souhaite pas que les gens quittent leur pays ou soient séparés de leurs familles.

On parle de la « crise des migrants », mais finalement, la « crise » ne serait-elle pas du côté du gouvernement dans sa gestion et sa façon de les traiter ?

Quand il y a un problème de gestion politique, la crise vient des gestionnaires. À un moment donné, le rôle du politicien, c’est d’être adaptable, d’un point de vue pragmatique, à des crises politiques. Je pense que la migration est un fait politique, et si ça se passe mal, c’est une histoire de gestion. Forcément, après une crise mondiale, c’est malheureux que des gens éprouvent le besoin de partir de chez eux. C’est une erreur de se dire pro-migrant, on ne souhaite pas que les gens quittent leur pays ou soient séparés de leurs familles.

Il faut savoir aussi que les fameuses personnes qui sont contre l’immigration ou l’accueil sont aussi contre le traitement que l’ont fait aux personnes en migration. Normalement, l’État possède le devoir de préserver les demandeurs d’asile et les mineurs isolés, ce qui est loin d’être le cas. On le voit à Paris ou à Calais, et mis à part lacérer des tentes et dégager les gens de leurs places, on ne peut pas appeler ça de l’accueil.

Ce que l’on demande, ce n’est pas d’inventer de nouvelles choses. Nous voulons que l’État français respecte la loi.

Selon vous, la politique migratoire manque de souplesse ?

Elle veut ne pas le faire, et c’est tout le problème. Souvent, on essaye de changer les textes de loi ou de les modifier, mais c’est inutile. Ce que l’on demande, ce n’est pas d’inventer de nouvelles choses. Nous voulons que l’État français respecte la loi, et plus précisément la Convention de Genève. Celle-ci a été créée en 1951 par rapport au sort des Juifs, et plus largement des réfugiés. Maintenant, on a décidé de mettre en place une Convention internationale, et d’accueillir toutes les personnes demandeurs d’asile. Or, selon les accords de Schengen en Europe, un demandeur d’asile ne peut pas être reconnu en situation irrégulière. On constate clairement une volonté de cracher sur la Convention de Genève et sur les Droits de l’Homme. À ce moment-là, on a qu’à sortir de la Convention.

Quand les gamins sont ramenés en Italie par les flics, ces derniers ne se demandent pas où ils vont dormir, ni dans quelles conditions. Il y a clairement une mise en danger.

En fait, l’histoire de « délit de solidarité » est un prétexte, je l’ai compris assez longtemps après. Ce n’est pas le fait de ramener quelqu’un chez soi qui est grave. Ce qui l’est, c’est qu’on n’a pas mis les gens en danger, on les a sortis du danger. Quand les gamins sont ramenés en Italie par les flics, ces derniers ne se demandent pas où ils vont dormir, ni dans quelles conditions. Il y a clairement une mise en danger, et c’est ça qui est grave. Il n’existe pas de gestion pragmatique de l’immigration en France, mais une volonté pour que ça se passe mal. C’est peut-être un regard naïf que j’ai, mais j’ai l’impression que l’État fait tout pour faire empirer les choses.

Dans la ville de Calais, on le voit bien, il n’y aucune intégration possible tellement les gens sont maltraités. Comment les migrants, en se faisant maltraiter, pourraient s’intégrer ? S’intégrer à quoi, au juste ? Je pense qu’il y a une volonté réelle de la part du gouvernement et de l’État français de nuire aux personnes en migration, quitte à bafouer la loi, et à ne pas l’accepter.

Avez-vous l’impression que, de nos jours, aider les personnes issues de l’immigration est devenu mission impossible ?

Je ne pense pas que ce soit le cas. C’est énorme le nombre de gens qui aident, et pas forcément les personnes en migration. Je l’ai bien vu quand on a présenté le film Libre avec Michel Toesca, qu’on a tourné ensemble en 2019. Je ne m’attendais pas du tout à un accueil comme celui dont nous avons bénéficié pour ce film, et surtout pas à rencontrer autant d’associations d’individus. Le nombre de gens qui oeuvrent en faveur des personnes en exil est assez conséquent. Dans notre vallée, au moins une quinzaine d’associations s’organisent toute l’année pour servir des repas à Vintimille, en Italie.

En fait, la maltraitance que l’on fait subir aux migrants, c’est celle qu’on fait aux pauvres. Je pense que les gens de la migration incarnent la pauvreté, c’est pour ça qu’il y a du mépris.

23 novembre 2020, Place de la République : la police chasse de façon violente les migrants et lacère les tentes installées par des associations devant les caméras du pays et du monde entier. Pour vous c’est la preuve d’un manque de considération envers ce problème ?

Je pense qu’il y a une volonté gouvernementale de montrer et de médiatiser le fait que le gouvernement restera intransigeant, violent et méprisant, envers les personnes en immigration. C’est très simple, ce que veulent les associations, c’est que les migrants et la précarité en générale soient visibles aux yeux de tous, tandis que le gouvernement fait tout pour qu’ils soient invisibles. Pour moi, la migration incarne la pauvreté. Je m’en rappelle, il y a une quinzaine d’années, la Mairie de Nice prenait tous les SDF et les montaient au Mont Chauve, une montagne un peu plus haut et les laissait en vrac dans la nature. Ils mettaient deux jours à redescendre à pieds. Tout ça, c’était pour les dégager. En fait, la maltraitance que l’on fait subir aux migrants, c’est celle qu’on fait aux pauvres.

C’est quand même fou : on interdit aux SDF, d’être SDF. On leur demande de se cacher.

On parle souvent de « racisme d’État », j’ignore s’il existe. Mais, ce qui est inéluctable, c’est le racisme vis-à-vis du niveau social des personnes. Je pense que les gens de la migration incarnent la pauvreté, c’est pour ça qu’il y a du mépris. Il y a même des arrêtés de mendicités ! C’est quand même fou : on interdit aux SDF, d’être SDF. On leur demande de se cacher, ce qui a rapidement été annulé par le Tribunal administratif, considérant que ces arrêtés allaient à l’encontre du principe de fraternité établie dans la Constitution.

On a souvent vu ces images de policiers, qui désinstallent des camps et commettent des violences aujourd’hui, c’est devenu la norme ?

Je pense vraiment que la migration incarne la société et le mépris qu’à le gouvernement face aux classes populaires ainsi qu’aux pauvres. La police est violente avec les migrants, les Gilets jaunes, les jeunes. On a jamais vu autant de violences commises par la police que ces derniers temps. Je ne me considère pas comme Gilet jaune, mais il y a des idées qui étaient favorables aux miennes, d’autres pour lesquelles j’étais moi-même favorable. Mais, ce n’est pas la question. Aujourd’hui, il y a un sérieux problème de violence.

Certains ont perdu la vue, des membres, la vie. Je pense que si ce phénomène ne s’était pas produit dans d’autres pays, la France, qui a un grand oral sur les pays étrangers pour dire « vous ne respectez pas les droits de l’Homme », aurait réagi différemment. La police maltraite, c’est une évidence. Mais, il ne faut pas en faire une généralité, je connais beaucoup de policiers qui sont intègres et respectueux.

On place des gens qui ne sont pas formés avec des flingues et des matraques. Il y a moins de diplômes pour un CAP peinture que pour être flic.

Quand les policiers crient à l’aide et dénoncent leurs manques de moyens, la France dit « oui », en leur fournissant des matraques, des flashballs et des grenades de désencerclement. Alors qu’en réalité, ils entendent par « manque de moyens » davantage d’effectifs, de formations. La formation pour les policiers est quand même très limite. Certains policiers ne savent même pas ce que signifie un « contrôle d’identité ». On place des gens qui ne sont pas formés avec des flingues et des matraques. Il y a moins de diplômes pour un CAP peinture que pour être flic. Il faut quand même réaliser qu’on a une arme entre les mains.

Vous agissez au nom de ces personnes, vous faites de la politique. Cela ne fait pas de vous un politicien pour autant. Mais, vous êtes un symbole et toute la France connaît votre parcours, en raison de sa forte médiatisation. Avez-vous réfléchi à l’idée de mieux lutter en étant soutenu par un parti ?

Je ne pense pas. Je crois beaucoup en la démocratie, bien que l’on fasse croire aux gens que la démocratie représentative revient simplement à poser un bulletin de vote et se faire représenter par quelqu’un. Honnêtement, j’ignore qui pourrait représenter ce que je vis, à savoir l’agriculture, l’humanisme. Je pense que la démocratie représentative devrait aussi représenter les dynamiques politiques de terrain, par conséquent ce qui est fait par les associations. Pendant les élections, le type qui reste dans son divan à manger des Chocapic et à regarder CNews et BFM TV à longueur de temps et qui se crée une opinion, à partir de ce qu’il entend dans les médias, n’ont pas le même niveau !

On m’a proposé de rejoindre des partis politiques, mais mon travail, c’est de mener ma vie de paysan dans ma vallée, c’est ce que j’aime faire.

La démocratie, ce n’est pas que ça justement. A un moment donné, il faut discerner démocratie représentative et populisme. Défendre ses idées politiques dans la rue correspond pour moi au meilleur moyen de le faire, parce qu’il y a aucun compromis. Là, je n’ai pas besoin d’être élu pour savoir ce que je fais, je gère ma dynamique politique comme je l’entends, enfin comme nous l’entendons au sein de notre association. C’est pour nous un élément crucial. Faire de la politique, ce n’est pas forcément en passant à la télé ou en écrivant un bouquin. Grand nombre de gens sont sur le terrain. On m’a proposé de rejoindre des partis politiques, mais mon travail, c’est de mener ma vie de paysan dans ma vallée, c’est ce que j’aime faire. Je n’ai pas du tout envie de faire le guignol à Strasbourg, peut-être quand je serai vieux  (rires) !

Sans être dans un parti, vous continuez à critiquer l’État. Selon vos dires, vous considérez que l’État, envers les exilés , est dans l’illégalité la plus totale : à quels niveaux ?

Dans la maltraitance, premièrement. Elle est dans l’obligation de l’hébergement, dans l’obligation de la prise en charge des mineurs isolés, et surtout tenue de respecter les droits de l’Homme. Il ne faut pas oublier que nous sommes signataires de la DDHC. Il serait temps qu’ils commencent à respecter la base des fondamentaux.

Quand je dis que l’État est dans l’illégalité, ils ne le supportent pas. Le gouvernement se sert de la justice pour faire taire un contre-pouvoir.

Le Préfet des Alpes-Maritimes, qu’on a fait condamner entre 2017 et 2018, plus de 4-5 fois sur ce genre d’affaires possède une volonté flagrante de nuire. Est-ce que c’est légitime qu’un gouvernement se serve de la justice pour faire taire des opinions distinctes ? Alors que c’est tout simplement du contre-pouvoir ! Parce qu’un militant, c’est quoi ? Dans une démocratie, on les appelle « militants », mais dans un pays un peu plus autoritaire, on dit « dissident politique ».

Un militant, c’est un dissident politique. La démocratie attribue un pouvoir et un contre-pouvoir, qui se doivent respect mutuel. Ce n’est pas parce que je suis contre les actions de l’État, que cela fait de moi un anti-étatique. Je n’ai pas envie de mettre un tacle à l’État, mais seulement de dire « là, tu fais de la merde, arrête de faire de la merde ». Malgré tout cela, le gouvernement et l’État se servent de la justice pour faire taire des dissidents politiques.

A mon procès, on m’a dit que je me servais du militantisme pour passer à la télé. En fait, ce qui les dérange ce n’est pas tant le fait que je sois médiatisé, mais plutôt ce que je disais sur les plateaux ou à la radio.

On le voit bien, ceux qui sont incriminés, sont les personnes médiatisées. Énormément de passeurs se font arrêter, mais ne sont pas poursuivis. Ça m’a été reproché. A mon procès, on m’a dit que je me servais du militantisme pour passer à la télé. En fait, ce qui les dérange ce n’est pas tant le fait que je sois médiatisé, mais plutôt ce que je disais sur les plateaux ou à la radio. Quand je dis que l’État est dans l’illégalité, ils ne le supportent pas. Le gouvernement se sert de la justice pour faire taire un contre-pouvoir. Ce n’est pas une question de pro migrant ou anti migrant, ça relève pleinement de la démocratie. Le harcèlement que j’ai subi de la part de policiers ne doit pas interroger les « pro migrants », elle doit interroger la société sur ce que ça veut dire la démocratie.

La démocratie, c’est le fait de tolérer les divergences d’opinion. Alors pour ce qui est de mon cas, entre le harcèlement policier que j’ai subi, les multiples gardes à vues et les perquisitions, les voitures mises sous balises GPS, les contrôles jours et nuits autour de chez moi pendant 2 ans… Ce n’est pas simplement une question de migrants. Ça relève de la démocratie et du respect de son territoire.

La migration, c’est dans la génétique et dans l’Histoire de l’humanité. On l’a oublié, quand on est parti faire mumuse en Afrique ou quand on est allé découvrir les terres de l’avenir.

Actuellement, quelle est la situation à la frontière franco-italienne ?

Pour les distributions de repas, entre 250 et 300 personnes sont mobilisées. Ce qui est très étrange à la frontière, et c’est le cas depuis le départ, c’est que les personnes passent parce qu’elles y arrivent, que ce soit en France ou ailleurs, mais ça crée un espèce d’entonnoir. Le contrôle aux frontières, de toute évidence, ralentit le flux migratoire, mais ne l’empêche pas. Les nationalités sont très diverses, on a même eu des Vietnamiens.

La migration, c’est dans la génétique et dans l’Histoire de l’humanité. On l’a oublié, quand on est parti faire mumuse en Afrique ou quand on est allé découvrir les terres de l’avenir. Rien n’a changé : maintenant, on va sur Mars. C’est dans le code génétique de l’Homme. On ne peut pas lutter contre l’immigration ou la migration, se positionner contre n’a aucun sens.

Lutter contre l’immigration est complètement idéologique, et absolument pas pragmatique. Il faut encadrer et savoir à tout prix qui arrive sur le territoire, puis gérer.

La politique sert aussi à gérer les choses justement parce qu’elles existent. Lutter contre l’immigration est complètement idéologique, et absolument pas pragmatique. Il faut encadrer et savoir à tout prix qui arrive sur le territoire, puis gérer. Le problème est que maintenant, les personnes se mettent dans des situations d’extrême dangerosité pour rentrer en France.

Demain, on pourrait très bien demander qui, parmi ces gens qui sont à Vintimille, veut rentrer en France, Angleterre, Belgique ou en Allemagne. Au moins, on saurait qui rentre sur le territoire, de manière encadrée. La réalité est toute autre : tout est établit en mobilisant des passeurs, en cachant, sans savoir qui rentre. Cette gestion de l’immigration totalement contre-productive, coûte vraiment cher, et détruit les gens qui resteront de toutes manières sur le pays. C’est totalement stupide.

J’ai l’impression qu’on prend les gens pour des cons, et que l’on se sert des contrôles de flics pour faire beau. A Calais, l’utilisation des matraques, ou a Paris, c’est dans le débilisme de l’amateurisme profond. Je ne pense pas qu’un Préfet ou un Ministre de l’Intérieur soit inculte ou ignare, mais dans la gestion pragmatique, au fond, c’est dangereux. La façon dont sont traités les migrants est grave et problématique.

Syrin Souissi

Articles liés