« Quand on est arrivé, on s’est fait une réflexion : le pire, ce serait qu’il ne se passe rien. On n’y croyait pas, mais c’est bien le pire qui est en train de se produire ». Céline, des Midis du MIE, résume en une phrase l’état d’esprit qui règne sur le campement ce jeudi soir de juillet. Au fil des jours, les rires innocents et les parties de pétanque se sont estompés derrière une valse des regards silencieuse de plus en plus pesante.

Sous les arbres, une poignée d’adolescents s’affronte au ping-pong. Quelques mètres plus loin, d’autres s’affairent à la préparation des sandwiches pour l’encas du soir. À l’écart seul sur un banc, Amadou n’a pas le cœur à rire. Le jeune guinéen de 16 ans vient d’arriver par le train à Paris après un court séjour au Mans. Reconnu mineur suite à son examen avec le Dispositif d’évaluation des mineurs isolés étrangers (Demie) à Paris, il a ensuite été envoyé par l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) dans la Sarthe.

Les jeunes et les bénévoles jouent au ping-pong dans le square Jules-Ferry

Le département a décidé de l’évaluer une seconde fois, et a cette fois estimé qu’il était majeur. Sept mois après son arrivée sur le sol français, le retour à la case départ est un coup de massue. « Je ne comprends pas comment un système comme ça peut exister en France. On reconnaît que je suis mineur puis ensuite on décide que je suis majeur pour me renvoyer à la rue ? Ce n’est pas humain de jouer comme ça avec la vie des gens. »

Coup de téléphone. La maman d’Amadou, prévenue hier par son fils, s’inquiète. « C’est normal, je suis son seul fils ! », dit-il en raccrochant. « Avant il y avait mon frère, mais il est parti avec moi… » Comme plus de 20 000 personnes depuis 2014, il n’a pas survécu à la traversée en canot de la Méditerranée. C’est donc seul qu’Amadou a découvert l’Europe, à travers la campagne milanaise, qu’il a quitté car son hébergeur l’exploitait aux champs, puis l’Allemagne et enfin la France.

L’urgence : un logement et de la nourriture, le rêve : l’école

Après 17 jours sur le campement, les corps fatiguent. Les adolescents se plaignent de moins bien dormir, tiraillés par les angoisses. De douleurs chroniques. La frustration n’a pas encore eu raison des plus optimistes, mais la lassitude s’installe. Ayoub, 17 ans, range avec soin une pile de tee-shirts fraîchement pliés dans sa tente, puis regagne sa chaise depuis laquelle il assiste en spectateur à une partie de bataille corse. « À quoi ça sert tous ces vêtements, pour cette vie-là ? », demande-t-il.

Sur le campement, on comprend vite que les questions sont plus fréquentes que les réponses. Ce sont d’ailleurs toujours les mêmes qui sont posés tous les soirs à 22 heures, lors de la réunion organisée pour les jeunes par les associations. Jeudi, les adolescents ont pris la décision collective de revoir leurs exigences à la baisse : d’abord un logement et de la nourriture. L’école, leur grand rêve, attendra. « On n’a pas franchement le choix si on veut qu’il se passe quelque chose », commente une bénévole.

Face à l’inertie des pouvoirs publics, tous craignent sur le camp que la situation ne s’enlise.

Présente jour et nuit quotidiennement sur le campement, les associations craignent pour les prochaines semaines. Après le temps de l’installation dans une relative insouciante, il a fallu se rendre à l’évidence : en l’absence de réponses satisfaisantes des pouvoirs publics, il va falloir rester. Alors elles ont monté les barnums. Puis organisé des ateliers, numéroté les tentes, créé un règlement intérieur. Début juillet, face à une interminable partie de marelle qui se poursuit jusque tard dans la nuit, une bénévole de l’association Timmy s’attendrit de la situation. « Il va presque me manquer, ce campement, quand on va partir. »

La semaine suivante, l’ambiance a changé : il faut réorganiser les plannings en vue des vacances, car la main d’œuvre commence à manquer. « On a déjà en partie délocalisé une de nos structures ici et les salariés font bénévolement des heures supplémentaires mais on ne peut pas se dédoubler, explique Caroline Douay, coordinatrice de projets MSF, en signant la demande de congés d’une employée. Les gens vont partir en vacances et cela va compliquer la situation. »

La gestion de l’Etat en question

Elles s’inquiètent également d’un éventuel gel des négociations avec les pouvoirs publics, moins actifs durant le mois d’août et jusqu’à présent déjà peu réactifs aux courriers. La lettre du maire du 11e arrondissement François Vauglin (PS), adressée le 3 juillet aux ministres, reste à ce jour sans réponse. Dominique Versini, adjointe à la maire de Paris en charge des droits de l’enfant et de la protection de l’enfance, a accepté de « prendre sa part de responsabilité », à condition que l’État et les autres départements lui emboîtent le pas.

Elle souhaiterait encourager une réforme du système d’évaluation de la minorité. « Certes, mais elle a également proposé après le confinement aux mineurs des solutions d’hébergement réservées aux adultes. En sachant très bien que s’ils acceptent, ils sortiront des circuits puisqu’ils sont considérés comme majeurs », nuance une bénévole.

Depuis des années, l’accueil des mineurs non accompagnés (ex-mineurs isolés étrangers) est un point de crispation récurrent entre les départements et l’État. Les MNA relèvent de la protection de l’enfance, qui est une compétence départementale, mais les départements demandent davantage de moyens pour répondre au flux croissant de mineurs étrangers qui arrive chaque année, jusqu’à représenter aujourd’hui plus de 10% du public pris en charge par l’ASE.

Une partie de foot sur le campement

La prise en charge d’un mineur isolé étranger coûte 50 000 euros par an selon l’ADP, soit un total estimé entre un et deux milliards d’euros par an à la charge des départements. Résultat, les services sont engorgés, les évaluations bâclées et les procédures ralenties. Les associations comme les directeurs de départements, qui estiment que les MNA relèvent du domaine régalien, souhaiteraient également une réforme structurelle du dispositif d’accueil, notamment autour de la question de l’évaluation de la minorité.

C’est ce point précis qu’aborde Esther Benbassa, sénatrice EELV du Val-de-Marne, dans une question écrite au ministre de la Santé et des Solidarités publiée le 17 juillet. Elle demande une réécriture de l’article R221-11 du Code de l’action sociale et des familles afin que jeunes « en recours » puissent bénéficier la présomption de minorité jusqu’à la décision définitive du juge.

Découragés, certains mineurs sont partis

Pour une grande partie des MNA (près de 80 % selon les associations, avec une importante dispersion du taux de reconnaissance de minorités selon les départements) « déboutés » suite à l’entretien, la procédure de recours peut s’étendre sur plusieurs mois. Durant cette période, les adolescents, ni mineurs ni majeurs, sont livrés à eux-mêmes. C’est ce qui les mènent aujourd’hui au square Jules Ferry, après des mois, parfois des années d’errance, à peine soulagés par le travail des associations.

Pour tous ces jeunes, ce sont elles qui payent les hôtels, démarchent les hébergeurs citoyens et organisent les actions de plaidoyer. En s’installant près de la place de la République, en plein cœur de Paris, elles pensaient frapper fort. Après près de trois semaines de « siège », le collectif, s’il refuse de courber l’échine, reconnaît que la situation devient préoccupante.

Découragés, certains mineurs ont quitté le campement. « C’est comme ça : quand rien ne bouge on fait n’importe quoi pour que ça change, explique Céline des Midis du MIE. Ils sont tous épuisés par leur parcours et prêts à tout, et comme ce sont encore des adolescents ils sont très influençables. Lorsqu’on perd leur trace, on sait qu’on ne les reverra peut-être jamais. »

Pour les autres, il ne reste que l’espoir. « L’origine géographique des arrivants (majoritairement la Guinée-Conakry, la Côte d’Ivoire et le Mali, ndlr) suggère que le facteur économique et linguistique joue un rôle important dans les motifs qui conduisent un jeune à s’exiler pour rejoindre la France », indiquait le rapport de la mission bipartite de réflexion sur les mineurs non accompagnés en 2018. Traduction : ils n’auront que peu de chance d’obtenir un statut de réfugié une fois majeurs. Moins de 10% des demandeurs maliens ont obtenu l’asile en 2019, à peine plus pour les Guinéens. « Plus on reste dans la rue, moins il y a d’espérance, dit M*. Quand je passerai devant le juge je serai peut-être déjà majeur. Alors, tout sera fini pour moi. »

Julie DELEANT

*Les prénoms ont été modifiés

Articles liés