Parmi les mineurs non accompagnés qui arrivent sur le territoire français, les filles sont sous-représentées. Selon un rapport dirigé par la direction de la Protection judiciaire de la jeunesse, les services de l’État ont accueilli 1 012 filles en 2022, soit 6,8 % à peine des mineurs arrivés seuls sur le territoire l’année dernière.

Cependant, ces chiffres concernent uniquement les profils pris en charge par les services sociaux. Le nombre d’enfants victimes des réseaux de traite humaine sur le territoire français reste impossible à quantifier.

Noémie Paté est sociologue et enseignante spécialisée dans les questions de migrations à l’Institut Catholique de Paris. Elle a notamment travaillé sur les migrations juvéniles. Pour le Bondy blog, elle revient sur la situation des mineures isolées. Interview.

Comment expliquer une part si faible de filles parmi les mineurs non accompagnés qui atteignent la France ?

Il y a plusieurs facteurs à prendre en compte. D’une part, il y a l’invisibilité des jeunes filles. Les filles sont plus susceptibles d’être prises dans des réseaux de traite d’êtres humains. Ce qui fait que nous n’avons pas connaissance de leur présence sur le territoire. La statistique officielle est potentiellement sous-estimée.

D’autre part, il y a la réalité des routes migratoires de ces mineurs. Ils prennent le même chemin que les adultes. On estime que 50 % des migrants adultes sont des femmes. La route est particulièrement dangereuse, il peut y avoir plus de réticences au niveau familial pour envoyer les jeunes filles.

Quand on regarde les profils migratoires, une partie importante des mineurs non accompagnés (MNA) sont les aînés de fratrie. Les familles considèrent la migration comme seule option suffisamment solide pour assurer la charge familiale qui repose sur eux en raison de leur sexe. Pour certains, ça explique leur projet migratoire. Donc cela exclut les jeunes filles, sur lesquelles ne reposent pas les mêmes attentes.

Remarque-t-on des différences notables dans les situations des filles et des garçons, dans leurs parcours migratoires ?

Tout mineur non accompagné vit plus ou moins les mêmes expériences de précarité, de violences, de situations administratives éprouvantes et longues. Pour les filles, ce qui se systématise, c’est la question des violences sexuelles et de l’exploitation. C’est présent aussi chez les garçons, mais chez les filles, c’est extrêmement fréquent.

On constate que les jeunes filles qui ont pris la route terrestre ont systématiquement été violées en France ou sur leur parcours migratoire. Depuis 2020, on observe une légère augmentation de la proportion des jeunes filles migrantes. Certaines ONG ont constaté l’augmentation du nombre de jeunes filles qui arrivent enceintes ou avec un bébé parce qu’elles sont passées par la Libye ou les centres de rétention d’Europe du Sud. Là-bas, les violences sexuelles sont parfois une réalité quotidienne.

Les MNA représentent une part très importante des mineures victimes de traite en France

Concernant l’exploitation par des réseaux de traite, le collectif « Ensemble contre la traite des êtres humains » a publié plusieurs rapports. Ils montrent bien que les MNA représentent une part très importante des mineures victimes de traite en France, et notamment dans les cas d’exploitation sexuelle et de servitude domestique.

Ce sont deux types d’exploitation où on trouve certes des garçons, mais une majorité de filles. C’est un phénomène de large ampleur, et on a du mal à le quantifier de façon précise. Je pense aux jeunes filles nigérianes qui sont un exemple emblématique de ces questions-là. Les garçons, eux, sont plus concernés par la délinquance forcée, le trafic d’organes, l’exploitation à la mendicité.

Ces violences sexuelles systématiques et l’emprise des réseaux de traite ont-elles un impact sur la prise en charge des filles ?

Oui, de plusieurs manières. Déjà, en les maintenant dans l’invisibilité, les jeunes filles ne sont pas prises en charge. Elles restent dans les marges des dispositifs. Et pour celles qui sont prises en charge, ça pose plusieurs questions. D’une part sur l’adhésion au projet de la prise en charge elle-même. Pour certaines, un éloignement géographique est nécessaire, puisqu’une mainmise des réseaux continue d’exister, notamment pour celles issues des réseaux de prostitution.

Ensuite, pour celles qui arrivent enceintes, la construction du projet d’autonomie doit prendre en compte la réalité de la grossesse ou de l’enfant. Mais j’ai constaté sur le terrain que les jeunes filles qui demandent une protection ou qui sont repérées par les dispositifs sont plus systématiquement prises en charge et accompagnées que les garçons à cause de cette vulnérabilité particulière qui vient convoquer des réactions plus protectrices.

Ces réactions protectrices ont-elles des conséquences sur traitement entre les mineurs ?

Absolument, car il y a une tension entre la figure du vulnérable et celle de l’autonome. Tout l’enjeu, pour les travailleurs sociaux, est de réussir à penser les deux ensemble. Ces jeunes sont à la fois très vulnérables et très autonomes, très débrouillards. Ils sortent de plusieurs mois de routes migratoires où ils ont su mobiliser des ressources.

Quand un jeune est perçu comme plus vulnérable selon les critères occidentaux, ça adoucit la prise en charge et renforce le côté protecteur de la prise en charge. La fille et la femme sont généralement perçues comme plus vulnérables, à tort ou à raison, et donc convoquent plus généralement des réactions bienveillantes.

Quand le jeune garçon convoque des sentiments d’insécurité forts qui reposent sur l’image du migrant dangereux, la jeune femme migrante convoque tout à fait autre chose.

Il est essentiel de mettre en lumière le cumul des violences qui pèsent sur les mineures, mais il est important de ne pas les catégoriser uniquement comme des sujets vulnérables

Les femmes migrantes souffrent d’une double invisibilité, à la fois parce qu’elles sont femmes et qu’elles sont migrantes. Elles ont longtemps été ignorées, alors que les femmes ont toujours migré, comme les hommes. Une fois repérées, on les a traitées uniquement comme des sujets passifs, vulnérables, sujettes à discrimination. L’accent est mis sur les violences subies.

Mais depuis les années 2000, la féminisation du regard porté sur les migrantes les montre comme actrices de leur migration, indépendantes, pas simplement migrantes dans la conjugalité. Il est essentiel de mettre en lumière le cumul des violences qui pèsent sur les mineures, mais il est important de ne pas les catégoriser uniquement comme des sujets vulnérables.

Le type d’hébergement dans lesquels les MNA sont mis à l’abri, comme les hôtels sociaux, influe-t-il sur leur adhésion aux projets d’autonomie ?

Bien sûr. Sur les garçons et les filles. Les hôtels sociaux, par exemple, ne sont pas des espaces permettant le développement d’un mineur. Ce sont des espaces qui produisent de l’insécurité, des violences, qui sont souvent dégradés, avec des situations de violence… Une jeune fille en hôtel social peut rapidement être récupérée par les réseaux de traite, surtout si elle en a déjà été victime. De manière générale, un mineur n’a pas sa place dans un hôtel social.

Sur la question épineuse de l’évaluation de l’âge, fait-on face aux mêmes problématiques quand on est garçon ou fille ?

Sur une évaluation différenciée selon le genre, ce que j’ai observé, c’est que le taux de reconnaissance de minorité pour les jeunes filles est plus élevé, à peu près 90-95 %, alors qu’on est entre 40 et 50 % pour les garçons.

Cela sous-entend que la procédure est moins sévère pour les jeunes filles et cela se traduit de différentes manières. Même s’il y a eu des tentatives d’harmonisation par l’État, chaque département utilise les outils qu’il veut utiliser, une évaluation physique, sociale, ou une évaluation des documents d’état civil.

En fonction des départements, on peut estimer que pour une jeune fille, l’évaluation sociale ne sera pas aussi poussée que celle des garçons. Il y a ce critère de vulnérabilité qui vient compenser des informations manquantes, là où pour un garçon, si c’est manquant, cela lui sera reproché.

Qu’en est-il du principe de présomption de minorité, qui implique une considération par défaut de la personne comme mineure sans preuve tangible du contraire ?

La présomption de minorité est un principe extrêmement mis à mal dans la question du traitement des MNA. On estime que c’est au jeune de prouver sa minorité, alors que selon la loi, ce serait plutôt l’inverse. Dans un tel dispositif, il y a des critères qui font sauter cette présomption de majorité. Une jeune fille qui a été violée ou prise dans des réseaux de traite, peut faire passer l’importance de l’âge au second plan. Parce que la non prise en charge est perçue comme insoutenable.

Les mineures font-elles part spontanément de ces violences ?

Cela pose la question de l’injonction narrative. Les MNA sont mis dans l’obligation de se raconter, de se mettre à nu, d’apporter les bons indices pour accéder aux droits. Ça implique de manière générale qu’on attend de ces personnes-là, qu’elles soient capables de mettre en mots des séquences biographiques qui sont par définition indicibles, parce que ça vient convoquer quelque chose de l’ordre du traumatisme.

Il y a une situation de prise en étau entre cette obligation à se raconter et une difficulté énorme à mettre en récit ces parties de leur parcours. Il y a aussi un effet pervers à cette procédure : les MNA qui ont davantage souffert, qui convoquent de la compassion chez les professionnels de l’évaluation, sont davantage pris en charges et déclarés mineurs. Ce n’est pas explicite ou officiel, mais l’écoute se fait plus souple et protectrice face à une personne qui a souffert. Cela repose la question de la légitimité de la personne migrante en France, avec cette dichotomie entre migrant économique et réfugié politique.

Celui qui est légitime, acceptable, c’est celui qui peut prouver qu’il a souffert, et surtout qu’il a souffert de la bonne manière. Donc cela peut venir pervertir l’évaluation de l’âge qui, pour le coup, n’a rien à voir avec la souffrance.

Quelles améliorations possibles sont envisageables dans la prise en charge et l’accueil des MNA qui arrivent à atteindre les services d’aide ?

Il faudrait aussi repenser les dispositifs d’accueil à chaque étape, les repenser selon le principe de présomption de minorité. Jusqu’au bout du recours, le jeune doit être présumé mineur, donc mis à l’abri.

Aujourd’hui, dans 40 à 50 % des cas, en première instance, la présomption de minorité est refusée, mais acceptée lors du recours. Entre-temps, ces jeunes se retrouvent à la rue. À aucun moment, on accepterait qu’un jeune Français se retrouve à la rue, même temporairement. Il faut sécuriser le jeune à toutes les étapes des requêtes administratives, de manière systématique.

Il faut aussi repenser les outils sur la question de l’évaluation de l’âge. Ces outils sont instables et ne permettent pas de sortir de l’incertitude. Dans cette situation, la tendance est à la sévérité. Alors qu’on pourrait répondre que s’il y a incertitude, c’est qu’il y a doute. Et le doute devrait être au bénéfice de la personne.

On pourrait évoquer le travail sur les réseaux de traite. Aujourd’hui, très peu de sanctions sont prises à ce niveau parce qu’il est très compliqué d’avoir des investigations solides. Peut-être faudrait-il mettre plus de moyens sur les investigations et les sanctions prises à l’encontre de ces réseaux.

On est sur des moyens au rabais, qui par conséquent ne permettent pas une prise en charge adaptée

Il faudrait aussi plus de moyens sur la prise en charge elle-même. Le budget alloué par journée et par MNA est deux fois moins conséquent que le budget pour un mineur français pris en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance. On est sur des moyens au rabais, qui par conséquent ne permettent pas une prise en charge adaptée. À ce niveau, on peut parler de racisme institutionnel, car le facteur de l’extranéité vient primer sur les droits de l’enfant. Cela a des effets très concrets sur le quotidien des jeunes.

Et enfin la question de la régularisation. Pour ceux qui parviennent à être pris en charge, à avoir accès à la scolarisation, à une formation, pour eux c’est un peu la croix et la bannière pour obtenir un titre de séjour à leur majorité.

Propos recueillis par Ramdan Bezine

Articles liés