Édit : Après près de dix heures de négociations avec la mairie de Paris, les grévistes sont sortis victorieux du chantier aux alentours de 20 heures. Les organisateurs expliquent avoir signé des accords-cadres qui actent la régularisation de tous les salariés des sous-traitants travaillant ou ayant travaillé ces derniers mois pour les sociétés concernées.
Une réunion avec la ville de Paris est prévue mercredi pour la suite des négociations.
Leur lutte contre la loi Darmanin continue.

Sur les coups de sept heures, il fait encore nuit quand une centaine de personnes s’engouffre silencieusement, au pas de course, dans le corridor d’entrée du chantier de l’Adidas Arena à Porte de la Chapelle. Sous les lumières blafardes des spots, les vigiles protestent, tentent d’arrêter le mouvement, mais sont rapidement débordés par le nombre. Le premier groupe s’installe tranquillement à l’arrière du bâtiment et sort banderoles et drapeaux des Gilets Noirs et du syndicat de la CNT-SO. Quelques minutes plus tard, ils sont rejoints par deux autres groupes.

En tout, près de 200 personnes, travailleurs sans papiers, syndicalistes et soutiens prennent place sur le chantier. Parmi eux, une quinzaine d’ouvriers qui interviennent sur le site entrent en grève. Parallèlement et indépendamment de cette action, selon l’AFP, des centaines de travailleurs sans-papiers ont enclenché un mouvement de grève coordonné dans plus de 30 entreprises en Ile-de-France pour dénoncer leur “surexploitation” et réclamer leur régularisation.

À moins d’un an des Jeux olympiques et paralympique, la colère monte. Les grévistes comptent forcer les patrons et les pouvoirs publics à s’asseoir à la table des négociations pour faire cesser l’exploitation des travailleurs sans-papiers, indispensables à la réalisation des méga-chantiers.

l’Arena Porte de la Chapelle est le plus grand équipement sportif en termes de capacité, construit spécialement pour les Jeux.  ©NévilGagnepain

Nous dénonçons ce système dans son intégralité qui organise notre exploitation

Dans un communiqué, les collectifs de sans-papiers (Gilets Noirs, Droits Devant CSPM et CSP75) et syndicats organisateurs de l’action à porte de la Chapelle expliquent : «  Nous dénonçons ce système dans son intégralité qui organise notre exploitation par un mille-feuille qui permet aux grosses boîtes donneurs d’ordres sur les chantiers de se laver les mains tout en profitant allègrement de notre force de travail. » Ils ciblent ainsi les quelques multinationales du BTP – Bouygues, Vinci, Eiffage – en charge de réaliser la quasi-totalité des chantiers de construction du Grand Paris Express et des sites olympiques. Des boîtes qui recourent à des entreprises sous-traitantes pour une grande partie des taches, qui elles-mêmes sous-traitent.

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Ce système en cascade peut parfois atteindre une dizaine de niveaux de responsabilités. En bas de la chaîne, les petites entreprises et boîtes d’intérim recrutent massivement des travailleurs sans-papiers, sous-payés et corvéables à merci. « Certaines de ces boîtes sont faites sur-mesure pour employer des sans-papiers, elles vivent de notre exploitation », déplore Mamadou, travailleur du bâtiment et militant des Gilets Noirs. « On n’a déjà pas de logement décent, on vit dans des foyers indignes, on est en plus exploités 60 heures par semaines », ajoute-t-il.

Il décrit un système d’exploitation tel, que même dans des postes à responsabilités, on retrouve des travailleurs en situation irrégulière. « Même des chefs de chantier sont en situation irrégulière. Des agences de sécu surveillent l’entrée des chantiers, contrôlent nos badges pour savoir si l’on est bien habilités à travailler ici, mais eux-mêmes sont sans-papiers », sourit-il, amer. Mais les organisateurs indiquent « tenir le donneur d’ordre pour responsable de tout le système d’exploitation. » 

Cadences infernales, salaires indignes

« Il faut que toutes ces galères s’arrêtent », lance Gaye. Ce gréviste travaille pour une boîte de peinture sous-traitante qui intervient sur le chantier. « On veut travailler dans des conditions normales, on veut avoir des papiers, on les mérite, c’est nous qui construisons les sites pour les Jeux Olympiques ! », ajoute-t-il. En plus de leur situation précaire, ils dénoncent des conditions de travail délétères.

«  Ça fait quatre ans que je bosse pour le même employeur. J’ai travaillé sous trois alias différents pour lui. » Badiaga travaille pour la même boîte que Gaye, sous alias, ce qui signifie qu’il utilise les papiers de quelqu’un d’autre, en situation régulière, pour obtenir un contrat de travail. Une pratique répandue et tout à fait connue et acceptée par les employeurs. Badiaga raconte même avoir dû changer d’alias lorsque celui dont il empruntait l’identité est tombé malade. « Quand je n’ai plus pu utiliser ses papiers, c’est le patron lui-même qui m’a donné un passeport espagnol pour que je continue à travailler pour lui. Sauf que maintenant, je lui dois 1 500 euros en échange », dénonce-t-il.

En maintenant volontairement leurs employés dans la précarité, les employeurs se donnent la possibilité de les exploiter. Ils imposent leurs cadences, leurs conditions de travail et si l’employé proteste, il peut être remplacé du jour au lendemain. « On nous met tout le temps la pression. Le patron appelle le chantier à sept heures pile pour savoir si tout le monde est là. Si t’as 5 minutes de retard, t’es viré », explique Simbala, un collègue de Gaye et Badiaga.

Et l’exploitation se traduit aussi sur les salaires, souvent payés à la journée, sans aide pour les repas, les transports et les équipements de sécurités qui sont aux frais des ouvriers. « J’ai commencé avec un salaire de 55 euros par jour pour huit heures de travail. Plus tard, j’ai négocié 75 euros, mais il est redescendu à 70 depuis plusieurs mois sans que je sois prévenu. Le patron ne paie pas les heures sup. Normalement, on fait 8h-17h mais parfois, on pousse jusqu’à 18h30 », décrit Badiaga. Pire, les demi-journées ne sont pas payées. « Ça veut dire que parfois, on nous fait bosser le matin, on n’a plus besoin de nous l’après-midi. Du coup, on n’est pas payés du tout pour la journée », renchérit Gaye.

Déjà cinq morts sur les chantiers du Grand Paris

Les mauvaises conditions de travail se font forcément au détriment de la sécurité des ouvriers sur les chantiers. D’autant plus qu’à l’approche des jeux, les cadences s’accélèrent pour rendre les ouvrages à temps. Les grévistes expliquent ainsi « bosser pour trois en ce moment. » «  On peut passer notre journée à monter des seaux de 15 litres de peinture sans ascenseurs au 8ᵉ étage, lâche Gaye. On a des problèmes aux bras. Mais si tu ralentis la cadence, on te menace de te virer. Si le lendemain, tu ne viens pas parce que tu es épuisé, on t’appelle pour te menacer. » 

Badiaga, lui, a dû être hospitalisé en juillet après avoir passé une journée entière au pistolet à peinture sans protections adéquates sur un chantier du Grand Paris. « C’était trop, mes yeux n’ont pas supporté, ils étaient brûlés et pleins de poussières. J’ai dû suivre un traitement pendant plusieurs semaines et je ne peux plus travailler longtemps au pistolet à peinture. » Il va de soi que travaillant sous alias, ces ouvriers n’ont aucune protection sociale. Les risques encourus sont grands. Cinq travailleurs ont déjà perdu la vie sur les chantiers du Grand Paris Express. Les accidents de travail sont innombrables et souvent ne sont pas déclarés.

Une cellule comptant huit inspecteurs du travail a pourtant été mise en place pour veiller au respect des règles sur les chantiers des JOP et du GPE. Mais selon la CGT, il manquerait plus de 3 000 inspecteurs sur les chantiers de la construction. Les contrôles, assez fréquents, restent inefficaces d’après les grévistes. « Les chefs sont au courant avant, ils nous disent de partir, d’aller au café et de revenir quand les contrôleurs ont terminé », détaille Badiaga.

Les grévistes vent debout contre la Loi Darmanin

Pour mettre fin à ce système d’exploitation, la première solution pour tous ces travailleurs est la régularisation. Un peu avant 11 heures, sur le chantier de l’Arena, une réunion débute entre les grévistes, les responsables syndicaux et Bouygues et ses entreprises sous-traitantes. Certaines boîtes sous-traitantes acceptent assez rapidement de signer des concordances, nécessaires à l’obtention des papiers de leurs travailleurs.

Les organisateurs ne veulent pas précipiter les choses et comptent bien faire s’asseoir la préfecture à la table des négociations et interpeller les ministères de l’Intérieur et du Travail. Dans un premier temps, ils souhaitent la régularisation des travailleurs en grève du site. Mais aussi étendre cette revendication à la totalité des travailleurs sans-papiers employés sur les chantiers du donneur d’ordre.

L’objectif du jour est aussi d’afficher leur ferme opposition à la loi Asile Immigration de Darmanin, qui prévoit d’accorder des titres de séjours temporaires dans les métiers en tension. Une proposition décrite comme « un artifice au service des patrons pour qu’ils puissent [les] exploiter légalement. » 

Les négociations pourraient prendre du temps, mais les grévistes sont bien déterminés à tenir l’occupation tant qu’il le faudra. Leur mot d’ordre : « Pas de papiers pour les métiers en tension, des papiers pour tous ! » 

Névil Gagnepain

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