Il y a un an, Adama Traoré mourrait lors de son arrestation dans des circonstances encore très floues. De janvier à juin 2017, sept apprentis journalistes du Celsa ont réalisé une enquête sur les violences policières. De Grigny à Marseille, ils ont rencontré des familles endeuillées et ceux qui, loin des projecteurs, tentent de soigner la plaie avec les moyens du bord. Le Bondy Blog ouvre ses colonnes à leur travail. Épisode 4 à Aulnay-sous-Bois.

Quartier des 3000 un mercredi après midi ensoleillé du mois de mars. Les gamins jouent au foot, sirotent des “glaces sachets” vendus quelques centimes, remplis de glace à l’eau au sirop. Des crissements de pneus fendent l’air. Un jeune sur une moto est poursuivi par la police. “C’est les flics, une course poursuite, regardez !” crie Hadama Traoré, homonyme révolté de celui qui a perdu la vie dans la gendarmerie de Persan en juillet 2016. Un policier déclenche une cartouche de bombes lacrymogènes. Les enfants, à quelques mètres, se mettent à hurler. Des tirs de flashball retentissent. Mais le jeune a filé à pied, laissant sa moto couchée sur le trottoir. “L’ambiance se détériore, on a l’impression d’avoir deux bandes rivales face à face”, rapporte le militant de 30 ans, à la tête du mouvement La Révolution est en marche.

Sirop à l’eau et gaz lacrymo’

Hadama Traoré accoure vers le groupe qui s’est formé autour des policiers. “Ils bloquent la circulation pour rien alors que tout est déjà terminé !” s’insurge-t-il, smartphone à la main. Il filme la scène pour sa page Facebook et interpelle les policiers, des “gangsters”. Pendant plusieurs dizaines de minutes, la circulation de l’artère principale des 3000 est bloquée, le temps que la moto du jeune abandonnée sur le trottoir soit hissée dans un camion. S’en suit un rapport de force très tendu entre jeunes et agents de la police nationale, qui n’hésitent pas à tenir en évidence leurs pistolets à flashball. Des deux côtés, les insultes fusent. “Ça ne sert à rien d’insulter”, s’époumone Hadama Traoré … en vain.

De telles scènes font désormais partie du quotidien des habitants du quartier, qui s’inquiètent pour leurs enfants, exposés très jeunes à des altercations ultra-violentes. “Ils ont lancé des flashball devant les petits, un enfant de 5-6 ans, ils ont pas honte !” s’énerve une mère de famille.

L’état d’esprit des habitants du quartier ? “Nous avons le sentiment de ne plus être écoutés”, lance cet animateur d’antenne jeunesse. “Aujourd’hui quatre policiers ont commis un viol et sont libres. Imaginez demain que votre enfant se fasse violer par quatre personnes et que, le lendemain, elles soient libres. Imaginez que ces personnes là puissent croiser d’autres enfants. Ces agents ne méritaient pas l’uniforme bleu”, s’insurge-t-il.

Aulnay, ville traumatisée

C’est dans ce même quartier que le jeune éducateur de quartier, Théodore Luhaka, a été victime d’un viol présumé à la matraque par un policier le 2 février dernier. L’Aulnaysien de 22 ans souffre depuis son interpellation d’une plaie longitudinale de 10 cm du canal anal et d’une section du muscle sphinctérien. Des blessures ayant donné lieu à 60 jours d’incapacité temporaire de travail (ITT). Le jeune homme a raconté avoir été insulté, entre autres de “bamboula”, et avoir été pris en photo par les policiers via l’application Snapchat dans une position humiliante.

A la suite de cette interpellation, le quartier de la Rose-des-Vents, l’autre nom donné aux 3000, s’est embrasé. Dans une vaine tentative d’apaiser les esprits, le président de la République François Hollande se rend au chevet de Théodore le 7 février. Mais, tout au long du mois qui a suivi, des manifestations sont organisées en région parisienne et dans les grandes villes en soutien à Théo, ponctuées d’arrestations et de violences urbaines.

La politique plutôt que les “formules magiques”

Hadama Traoré, lui même blessé par deux tirs de flashball dans sa jeunesse, estime qu’il n’y a nul besoin de “formules magiques” pour apaiser le conflit entre forces de l’ordre et population des quartiers nord de la ville. Le problème est avant tout politique, selon le trentenaire qui vise les municipales de 2020. “Le maire devrait attribuer des missions de proximité à la police municipale, que chaque agent intègre la véritable mission du gardien de la paix : être proche et à l’écoute de la population, la rassurer, être cordial, respectueux et même assurer un rôle de prévention”.

L’homme, infatigable, demande par ailleurs une réforme de l’institution policière et la dissolution de plusieurs syndicats, notamment Alliance police nationale. “Ils n’osent même pas pointer du doigt la gravité de l’interpellation, c’est juste incroyable ! On a l’impression que ces personnes n’ont pas d’enfants, qu’elles ne sont pas humaines”.

Renouer le lien avec la police

Hadama Traoré a rencontré plusieurs collectifs de policiers comme Citoyens & Policiers ou la CGT police portée par Alexandre Langlois avant d’élaborer ces propositions préliminaires. Après les avoir couchées sur le papier et envoyées au maire, il a organisé une rencontre entre policiers, associations et habitants. Il a demandé à la mairie une salle dans le complexe culturel Le Nouveau Cap, situé dans les 3000. Il a essuyé un refus et a tenu la réunion publique sur le terrain de foot.

L’objectif ? “Apprendre à se connaître, apprendre à se respecter, et à ne pas mettre tout le monde dans le même sac, qu’il s’agisse des policiers ou des jeunes”. Après les interventions d’Éléonore, sœur de Théodore Luhaka, d’Ambre Froment, candidate aux législatives pour la France insoumise et d’un jeune sourd-muet violemment agressé par la police il y a un an, Alexandre Langlois présente sa vision du métier de policier, proche de celle du militant aulnaysien : “Avant, on connaissait mieux les gens. Il n’y avait pas de course-poursuite avec un jeune à moto sans casque. Pourquoi ? Parce qu’on allait directement sonner chez ses parents !”.

Partisan du dialogue, cet agent du renseignement territorial dans les Yvelines, martèle qu’“il faut se comprendre mutuellement”. Pendant près de deux heures, il répond aux questions d’une trentaine d’habitants, curieux d’en savoir plus sur la formation et l’affectation des officiers. “Quel est l’état d’esprit des policiers quand ils arrivent dans une cité ? Est-ce le même que lorsqu’ils travaillent dans les beaux quartiers ?”, demande par exemple une trentenaire. La réponse est “non, évidemment”. Autre point important pour ce syndicaliste, “embaucher des policiers qui savent où ils viennent travailler”.

Tensions avec la mairie

Sur sa page Facebook, Hadama Traoré publie des vidéo du rassemblement. Mais, il garde en travers de la gorge le refus de la mairie de lui accorder une salle. Il affirme subir des pressions. Après de nouveaux affrontements entre jeunes et policiers le 19 mai 2017, sur le lieu de l’agression de Théodore Luhaka, Hadama Traoré a été placé en garde-à-vue. “Hier à 21 heures, après être sortis d’un spectacle au Nouveau CAP dans le quartier de la Rose des vents, une intervention de police dégénère et Hadama Traoré s’interpose en tant que médiateur entre les jeunes et des policiers surexcités. Les policiers s’en sont pris à lui, lui tirant dessus à trois reprises dans le dos et à la jambe. Des médiateurs municipaux présents avec Hadama ont également essuyé des tirs de gaz lacrymogène”, écrit le collectif La Révolution est en marche dans un communiqué. Le lendemain, Hadama Traoré “s’est rendu au commissariat d’Aulnay-sous-Bois pour déposer plainte et a été placé en garde-à-vue”. Relâché quelques heures plus tard, il a demandé à “pouvoir visionner les caméras de la ville” afin d’éclaircir les circonstances de l’altercation devant le Nouveau Cap.

Le maire de la ville, Bruno Beschizza (Les Républicains) est un ancien policier, féru des caméras de surveillance. Il veut porter leur nombre à 200 d’ici deux ans et a lancé la construction d’un nouveau Centre de supervision urbaine (CSU) où arrivent les flux vidéo. Après “l’affaire Théo” ses déclarations de “soutien indéfectible” au jeune homme ont dénoté du discours de sa famille politique. “La police est là pour protéger et non humilier nos concitoyens”, a-t-il par ailleurs écrit sur sa page Facebook.

Le “bonjour” qui sauve

Samy*, jeune policier municipal de 25 ans, habitant d’Aulnay-sous-Bois, veut être la preuve vivante que police et quartiers populaires ne sont pas irréconciliables. Il ne cesse de sillonner les quartiers nord pour “être au contact des jeunes”.

“Aujourd’hui je suis flic et tout le monde s’arrête pour me dire bonjour, parce que nous faisons un travail de terrain sans provoquer”, explique-t-il avant de saluer quelqu’un depuis sa voiture personnelle, en tenue civile. Ce “nous” corporatiste, Samy le répète sans arrêt. Il aimerait que les rapports entre la police et la population évoluent, que sa démarche devienne celle de la police en général. Mais attention, loin de lui l’idée de se désolidariser des forces de l’ordre.

Ce jeune d’un quartier dit “sensible” arrivé dans la police municipale il y a quelques années est fier de son parcours. Sur son passage, nombreux sont les habitants d’Aulnay-sous-Bois à le reconnaître. A un croisement, des adolescents regroupés en bas d’un immeuble lui renvoient un large sourire. “Ici c’est l’un des quartiers où si l’on est à pied, on se fait caillasser tout de suite”, prévient l’agent, avant d’être interrompu par une connaissance qui le salue depuis sa voiture. Il sourit satisfait : “vous voyez, c’est ça la relation aujourd’hui. Quand les collègues sont avec moi, ils se sentent en sécurité”. Son regard s’agite au gré des visages croisés sur la route.

Eviter la “no-go zone”

En bas des grands ensembles construits dans les années 1970 pour loger la main d’œuvre de l’usine PSA voisine, les jeunes jouent au foot, au basket et sirotent des sachets de Capri Sun. Quelques bandes dealent. Des enfants de 7 ou 8 ans déambulent à vélo et crient en chœur “ça passe !” quand une voiture banalisée de la Brigade anti criminalité (BAC) fait sa ronde.

“Ici c’est une plaque tournante de trafic de stup”, explique-t-il. En 2014, le ministre de l’Intérieur Manuel Valls avait décrit le quartier du Gros Saule comme “l’un des trafics les plus durs du 93”. Aulnay-sous-Bois concentre le plus grand nombre d’infractions à la législation sur les stupéfiants (1 106) après le 18e arrondissement (1 629), le 19e arrondissement (1301) de Paris, d’après le rapport annuel 2016 sur la criminalité en France publié par l’Observatoire de la délinquance (ONDRP). Les points de deal, Samy semble tous les connaître. Il refuse cependant de condamner sa ville au statut de no-go zone. “C’est vrai que la délinquance est là, mais il faut venir ici”, invective-t-il. Aujourd’hui, je me dis : pourquoi pas aider les Aulnaysiens à mettre en place un nouveau lien entre la police et les délinquants. J’avais mis en place un service “délinquance mineure” avec l’ancienne municipalité, mais on me l’a retiré il y a trois ans. C’était bien, parce que le jeune on l’aidait avec les flics, on voyait les procureurs. C’est important, c’est ce geste qui crée de la police de proximité”, regrette-t-il. La dernière antenne de police au cœur du quartier des 3000 a fermé définitivement en février 2017, après un énième acte de vandalisme.

“Ils viennent, ils descendent, ils tabassent, et ils partent”

Samy travaille à Aulnay-sous-Bois depuis plusieurs années, il a conscience de l’ampleur des tensions entre police et population. “La routine du policier c’est le contrôle”, lance-t-il avant d’ajouter que, “quand la police arrive, maintenant, elle bouscule les gens”. Si les critiques envers ses collègues de “la (police) nationale” se font à demi-mot, le jeune policier municipal désapprouve franchement les pratiques de la Compagnie de sécurisation et d’intervention (CSI), appelée en renfort des unités locales dans les quartiers sensibles. Il leur reproche de “foutre le bordel”. “Ils viennent, ils descendent, ils tabassent, et ils partent”, résume-t-il.

Les mots sont durs, surtout quand ils sont prononcés par un confrère. Mais le jeune policier sait de quoi il parle. Les CSI ont été créées en 2008 pour renforcer le maintien de l’ordre dans les quartiers dits “sensibles”. Chacune d’entre elles a pour mission “d’être à la disposition des fonctionnaires [de police] du département” et a reçu un entraînement “spécifique aux violences urbaines” détaille un compte-rendu d’audience du syndicat SGP-FO, daté du 27 février 2008. Les agents sont par ailleurs contraints à un rythme décalé que la CFDT Police et d’autres syndicats de police accusent d’engendrer de “la socialisation des agents” voire d’encourager “des actes irrémédiables”.

D’un côté, les policiers sont surmenés, certains dans un état d’épuisement psychologique, de l’autre, les habitants sont épuisés de vivre dans des quartiers en décrépitude, faute d’investissement de la mairie et des bailleurs sociaux. Samy décide de s’arrêter sur une place au milieu des barres d’immeubles du quartier des 1000-1000, “le quartier le plus pauvre d’Aulnay”. Tous les rideaux des magasins sont définitivement baissés, seule une boulangerie, un kebab et une petite caravane transformée en sandwicherie sont ouverts.

Lonesome cowboy

Trois hommes d’une trentaine d’années boivent du thé à la menthe, un joint entre les doigts, assis sur des chaises. “Les relations avec la police dans les cités c’est comme le chat et la souris”, raconte l’un d’eux. “Les contrôles d’identité, c’est oppressant, tu te sens agressé. Nous, on les respecte, on vouvoie mais le policier ne respecte rien. Il tutoie et dit ‘je fais ce que je veux’, remarque l’un de ses amis. Avant il y avait un dialogue. Certains anciens continuent à dialoguer, même à la BAC, mais globalement ça se perd”, poursuit-il. “J’aimerai changer les choses”, commente Samy, “mais seul, je ne peux rien faire”.

“Frédéric Lagache [secrétaire général adjoint du syndicat Alliance, NDLR] a dit ‘la police n’est jamais en tort’, mais ce n’est pas bien de réfléchir comme ça”, estime le jeune policier municipal. Auparavant syndiqué chez Alliance, il a décidé de claquer la porte. Une décision qu’il ne préfère pas commenter. Malgré sa détermination, Samy fait cavalier seul. Alors qu’il poursuit la discussion, une voiture de la BAC passe à côté d’eux, sans un regard.

* Prénom modifié à la demande de notre interlocuteur

Emma DONADA, Amanda JACQUEL, Pierre LAURENT, Constance LÉON, Liselotte MAS, Gaspard WALLUT et Fanny ZARIFI

Deux autres épisodes de cette série #CessezLeFeu seront publiés sur le Bondy Blog jusqu’au 22 août.

Prochain épisode : mardi 15 août « Episode 5 : Police, Milice prête à tirer ? » Épisode précédent : « A Grigny, les grands frères montent le son »

Articles liés