« Ça fait du bien de se compter en nombre, on rencontre les mêmes problématiques, ça permet aussi de se dire qu’on n’est pas fous. » Sur la promenade Jean Rostand à Bobigny ce jeudi, des salarié.es du centre départemental enfants et familles (CDEF 93) manifestent sous un ciel clément. Une pancarte affiche leurs revendications. « 24 jours de congés supprimés = épuisement physique et psychique des éducateurs du CDEF 93. » Mais à tendre l’oreille, la réforme du temps de travail dénoncée par les salarié.es n’est que la pointe immergée de l’iceberg.

Écoutons Lila*. À Noël, les mères et les enfants du centre maternel dans lequel elle travaille reçoivent habituellement un petit pécule pour les cadeaux et des chocolats. Mais cette année, on leur a annoncé qu’il n’y aurait pas de chocolat. « Vous pouvez les acheter sur l’enveloppe des cadeaux des enfants (qui est de 20 euros, ndlr) », lui aurait-on rétorqué. Un détail au regard de la dégradation des conditions de travail et d’accueil. Mais aussi une goutte d’eau. « C’est symbolique, mais ça prouve qu’ils n’ont aucune notion des réalités. Qu’est-ce que vous voulez acheter à un petit de trois ans avec 15 euros ? » 

On est en souffrance, les mamans sont en souffrance, on en arrive à un stade où c’est juste plus possible

Ces économies de bouts de chandelle ne touchent pas qu’au symbole et s‘ancre de plus en plus dans leur quotidien. « Avant, les mères qui n’avaient pas de ressources extérieures percevaient 200 euros à leur arrivée. Maintenant, on en est réduit à aller chercher les poussettes dans les associations », témoigne sa collègue, Nadia. Et les exemples s’empilent : suppression des bouteilles d’eau, de la lessive, des sacs poubelles…

La structure dans laquelle elles exercent accueillent des jeunes mères isolées. Un public vulnérable. La plupart d’entre elles ont connu un parcours migratoire traumatisant. « Durant un an et demi, on est resté sans psychologue, alors qu’on a des filles traumatisées », souffle Nadia. Actuellement, une psychologue, une puéricultrice et une assistante sociale interviennent dans leur centre, mais ces dernières sont détachées sur deux autres structures. En termes de personnel, les deux professionnelles témoignent d’un manque d’effectif structurel. « On est en souffrance, les mamans sont en souffrance, on en arrive à un stade où c’est juste plus possible », alerte Lila.

Créé en 2004, le centre départemental enfants et familles regroupent les foyers départementaux de l’Aide Sociale à l’Enfance qui relève de la fonction publique hospitalière. L’établissement public comprend cinq pôles et dispose d’une capacité d’accueil de quelque 350 places. « Les pôles urgence et adolescents, ce sont les plus durs », nous glisse-t-on.

En 2020, un foyer d’urgence du CDEF 93 avait fait parler de lui. Cet établissement était apparu dans un documentaire choc de M6 sur « les scandaleuses défaillances de l’aide sociale à l’enfance ». Si le procédé journalistique avait été décrié par le département (caméras cachées, imprécisions…), force est de constater qu’il mettait à jour des dysfonctionnements sur le « taux d’encadrement des enfants » ou « le problème de la pédopsychiatrie sinistrée », soulevait alors un syndicaliste. Le département avait annoncé un plan de réfection du bâtiment de 1,4 million d’euros et une inspection dans le foyer concerné.

Une direction « autoritaire » et « brutale »

À l’écart du bruit de la sono, Émilie tient, elle aussi, à étendre ses revendications. « J’ai envie de me battre pour les enfants que j’accompagne », insiste l’éducatrice. Le conflit social s’est cristallisé autour de la direction sortante. En 2022, une nouvelle directrice arrive et impose des méthodes décrites comme « autoritaires », « brutales » desquelles découlent des « projets en inadéquation avec les besoins du public accueilli ». Une situation qui conduit à ce que les titulaires partent et que la proportion d’intérimaires explosent.

En novembre 2023, les alertes des professionnels amènent la direction à faire appel à un cabinet externe pour auditionner les salarié.es du CDEF 93. Une consultation dont les résultats ont été présentés aux syndicats, mais qui n’ont pas été transmis aux salarié.es. En décembre 2023, l’annonce d’une réforme du temps de travail, qui supprimerait tout ou partie des congés dérogatoires, est vécue comme un coup de pioche.

« On gère des choses terribles, si on n’a pas de congés, ça va être le burn out », prévient Émilie. Comme l’ensemble de ses collègues, l’éducatrice témoigne de la dégradation des conditions de travail et d’accueil. Derrière ses lunettes de soleil, Paul parle, lui, de son quotidien dans un foyer d’accueil d’urgence pour adolescent du département. « On est perpétuellement en sureffectif », décrit-il en donnant un ordre de mesure : pour un établissement avec une capacité d’accueil de 10 adolescents, l’éducateur fixe le sureffectif à 12, le “sur sureffectif” au-delà. « Il arrive qu’on accueille un gamin seulement pour une nuit, dans ces cas-là, il dort sur un matelas à même le sol. »

Paul enchaîne sur le sous-effectif des personnels : « Sur notre service, on devrait être 8, on est 6 et les deux postes qui nous manquent, c’est nous qui les comblons en termes d’horaires. On est toujours à bricoler. C’est impossible de se poser, de construire quelque chose ».

« On voudrait qu’il reconnaisse cette pénibilité du travail »

 Entre les chasubles aux couleurs de FO et de la CGT, Florence explicite le malaise : « On voudrait qu’il reconnaisse cette pénibilité du travail ». L’éducatrice intervient sur des mesures dites de placements à domicile. En Seine-Saint-Denis, le dispositif s’appelle « Adophé » pour accompagnement à domicile avec possibilité d’hébergement. Une alternative où le mineur reste dans sa famille et qui permet d’éviter le placement en foyer. 

« On fait des weekends, on adapte nos horaires au besoin des familles. Il y a des risques, il arrive qu’on sépare des parents qui se bagarrent… », explique Florence. Un quotidien exténuant. « En temps plein, on a douze enfants en référence. » Florence témoigne également de difficultés accrues. « Avant, on avait des critères d’exclusion, comme les maladies mentales. Mais maintenant, il n’y en a plus… » 

« On accueille de plus en plus d’enfants qui vont très mal au niveau psychiatrique. On ne sait pas gérer nous ça », renchérit Émilie. Comme ses collègues, elle déplore l’absence de psychiatre dans les structures, malgré les partenariats avec les centres hospitaliers du département. Dans un rapport parlementaire publié en décembre dernier, le député PCF, Stéphane Peu, pointait « une offre de soins psychiatriques en réelle difficulté » dans le département. « Les effectifs de psychiatres sont nettement insuffisants et les taux d’équipement largement inférieurs à la moyenne national », soulevait-il.

Sur le terre-plein, trois veilleurs de nuit échangent. Ils peuvent être deux par nuit sur un établissement, comme ils peuvent être seuls. « Sur un foyer où il y a quinze adolescents, c’est compliqué », explique Étienne, veilleur et aide-soignant. Et de rappeler les problématiques, comme la prostitution des mineures, auxquelles ils sont confrontés. Un phénomène particulièrement inquiétant pour les jeunes placé.es à l’ASE.

Dans les bureaux vitrés qui surplombent la promenade Jean Rostand, la délégation syndicale est reçue par la direction du CDEF. Une direction qui est actuellement assurée, en intérim, par Myriam Bouali, directrice de l’enfance et de la famille du conseil départemental**. La précédente équipe, tant décriée, est partie au début de l’année 2024. « Ils voient qu’on est au bord de l’explosion, on sent une ouverture », rassure Kathy Teston du syndicat FO après cette rencontre. Les négociations autour de la réforme du temps de travail doivent désormais se poursuivre « dans un climat apaisé ».  

Héléna Berkaoui 

*Tous les prénoms ont été modifiés

**Contactée, la directrice de l’enfance et de la famille du conseil départemental n’a, pour le moment, pas répondu à nos questions

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