Yamina remonte la rue du 19 mars 1962, à Villetaneuse (Seine-Saint-Denis), en traînant son caddie. À la retraite depuis deux ans, elle n’a pas encore réussi à percevoir ses droits à la retraite. « Je vais justement voir l’assistance sociale, moi, je n’y arrive pas avec l’informatique », explique-t-elle. Après trois mois de mobilisation, Yamina reste, comme une majorité de Françaises et Français, opposée à la réforme des retraites.

« Mon mari était chef de chantier, il a travaillé toute sa vie dans le bâtiment et il est mort très peu de temps après la retraite, sans pouvoir en profiter », raconte Yamina. Cette mère de six enfants a alterné entre femme au foyer et petits boulots, vendeuse principalement. Une vie de labeurs pour cette femme originaire d’Algérie.

Aujourd’hui, elle se retrouve démunie face aux démarches administratives, essentiellement dématérialisées, qui lui permettrait de percevoir une pension de réversion ou une pension de retraite. Si elle juge cette réforme « injuste », Yamina ne s’est pas mobilisée à cause de son état de santé. Des douleurs dorsales la maintiennent régulièrement au lit.

« Je ne suis jamais parti manifester parce que j’ai peur »

Dans les rues de Villetaneuse, quelques affiches sur les panneaux municipaux témoignent de la mobilisation contre la réforme des retraites. Une marche aux flambeaux y a été organisée le vendredi 10 mars à l’appel de l’intersyndicale. Mais les plus grosses manifestations se déroulent sur les boulevards parisiens.

« Je ne suis jamais parti manifester parce que j’ai peur », explique, sans ambages, Maxendre, jeune homme noir de 24 ans. En parallèle de ses études, il travaille comme conseiller numérique dans la régie de proximité de Villetaneuse où il accompagne les habitants de la ville dans leurs démarches administratives. Dans cette petite ville de Seine-Saint-Denis de 13 000 habitants, le taux de pauvreté avoisine les 33 %, contre 14 % au niveau national.

À Villetaneuse, il y a un fort de taux de chômage, les gens ne pensent souvent même pas à la retraite

La question de l’absence ou de la présence des habitants de quartiers populaires a été commentée à plusieurs reprises dans les médias ces dernières semaines. Tantôt soupçonnés d’avoir rejoint des groupes violents, tantôt accusés de déserter les cortèges. « À Villetaneuse, il y a un fort de taux de chômage, les gens ne pensent souvent même pas à la retraite », suppute Maxendre.

Lire aussi. Retraites : les jeunes des quartiers populaires sont-ils absents des manifestations ?

« Je comprends que les gens ne veulent pas se mobiliser, poursuit Maxendre. Les rapports avec la police ne sont pas bons, on se sent fliqués et il y a une peur de cette violence des forces de l’ordre. » Le directeur de la régie de proximité, Ludovic Bar, a, lui, rejoint les cortèges contre la réforme et à travers son engagement syndical, il se mobilise plus largement.

Au rez-de-chaussée d’un immeuble, la régie accueille des personnes en insertion avec « un parcours particulier » et des gens « privés d’emploi ». Ludovic travaille au contact de celles et ceux qui seront le plus durement frappés par le projet du gouvernement. Derrière son bureau, où un exemplaire du Monde diplomatique traîne parmi d’autres documents, il dit observer un sentiment de résignation : « Les gens sont contre, mais se disent que le gouvernement fera ce qu’il veut ».

« On ne peut pas demander à quelqu’un de se battre quand les services publics ne sont pas là. On ne peut pas demander à quelqu’un de s’investir sur le collectif si le collectif ne fonctionne pas », explique-t-il. À moyen ou long terme, Ludovic craint que la colère ne se répercute dans les urnes en creusant encore l’abstention. À Villetaneuse, 45 % des votants ne sont pas allés voter lors du second tour de la présidentielle, contre 28 % au niveau national.

« De la méfiance et du désintérêt pour la politique »

Adjoint à la jeunesse à la mairie de Villetaneuse, Fayçal Bougria, constate lui « du désintérêt et de la méfiance envers les politiques qui ne tiennent pas leurs promesses », mais aussi une forme de fatalisme. « Il y a eu un élan politique chez de nombreux jeunes qui ont voté pour Jean-Luc Mélenchon, malheureusement, c’est tombé à plat au second tour », interroge-t-il. Le candidat de la France insoumise a, en effet, obtenu 65,39 % des suffrages exprimés au premier tour, Son meilleur score dans une commune en France. « La finalité de la mobilisation n’est pas évidente », pointe aussi l’élu qui évoque le 49.3 comme facteur de démobilisation.

Près des cités-jardins typiques des constructions des années 70, une large fresque bigarrée tranche avec le gris de ville et colore l’entrée du centre socio-culturel. Isabelle y travaille en tant qu’agent d’accueil. Elle a retrouvé du travail après une vague de suppression de postes dans son ancien emploi. Une chance, selon cette employée de 52 ans.

J’en connais qui sont morts avant la retraite

« Je ne comprends pas, il faut qu’on puisse profiter de nos retraites. Moi, chez les agents de la voirie ou des espaces verts, j’en connais qui sont morts avant la retraite », s’indigne-t-elle. Sa collègue, Gaselia, est bien partie manifester une fois, mais « on est déjà en sous-effectif, les gens font comment si on ferme le centre ». Et puis, il y a la certitude que, de toutes manières, « ils [le gouvernement] ne vont pas lâcher ».

« Ici, il y a beaucoup de gens qui touchent le RSA, ce sont des gens qui ont déjà suffisamment de problèmes », rapporte Gaselia. Et d’exhorter : « Il faudrait refaire mai 68 et pas seulement des petites manifs par-ci, par là. On arrête tous de travailler et on y va, on bloque tout », s’enflamme-t-elle avant de retourner à la tâche.

Héléna Berkaoui

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