Le chlordécone est un pesticide très nocif qui a été utilisé pour lutter contre les charençons qui ravageaient les cultures de bananes aux Antilles entre 1972 et 1993. Dès 1976, les Etats-Unis interdisent la vente et l’utilisation du chlordécone suite aux événements de l’usine d’Hopewell où plusieurs ouvrier·e·s sont intoxiqué·e·s par ce produit. Bien qu’en 1979, le Centre international de recherche sur le cancer catégorise le chlordécone comme cancérogène « possible », il faudra attendre 1993 pour que le chlordécone soit officiellement interdit aux Antilles.

Dans ma famille il y a plus de onze personnes touchées par des cancers.

L’utilisation de ce pesticide, en Martinique et Guadeloupe notamment, a laissé des traces ineffaçables. Cette molécule a eu des conséquences considérables sur la santé de la population antillaise. Actuellement, jusqu’à 90% des habitant·e·s des deux îles présentent des traces de chlordécone dans le sang, selon une étude de Santé Publique France datant de 2013. Patricia Chatenay-Rivauday, la présidente de l’association VIVRE, témoigne : « Dans ma famille il y a plus de onze personnes touchées par des cancers, j’ai perdu ma sœur, mon frère, mon père, mon cousin, mon ancien conjoint. J’ai perdu trop de personnes à cause de ça ». 

Le chlordécone est présent partout

Le chlordécone est lié au développement de plusieurs maladies : cancer de la prostate, cancer du sang, endométriose…  Pour le docteur en écologie Jean-Marie Flower, vice-président de l’association VIVRE, « les conséquences du chlordécone sur la santé des habitant·e·s des Antilles sont probablement multiples mais imparfaitement connues ». Selon ce dernier, il est plus probable que ce soit l’effet cocktail, un mélange de 420 molécules chimiques, qui soit intervenu dans les problèmes de santé liés aux perturbateurs endocriniens.

On est empoisonnés pour 600 ans.

En plus des effets nocifs du chlordécone sur la santé des Antillais·e·s, l’épandage de cette molécule a considérablement attaqué les sols des îles. Patricia Chatenay-Rivauday s’indigne : « on est empoisonnés pour 600 ans ». Dans certaines racines, dans les fruits et légumes, dans l’eau, dans l’herbe, le chlordécone est présent partout, et rend les terres inexploitables avec une perte abyssale de ressources financières pour les petits exploitants. Désormais, « il faut tout acheter au grand supermarché pour pouvoir vivre et ça coûte deux fois plus cher. Les gens mangent n’importe quoi, c’est tout le système qu’il faut revoir aux Antilles ».

Une marche avait été organisée en février 2021 par les associations pour demander réparation.

Le scandale d’État du chlordécone

L’affaire du chlordécone est un des plus grands scandales environnementaux et sanitaires de ces dernières années compte tenu des conséquences aussi dramatiques que contemporaines. Conséquences qui auraient pu être évitées. Depuis les années 1970, de nombreuses études avaient d’ores et déjà démontré la haute toxicité de ce pesticide mais c’est seulement en 1990 que le chlordécone a été interdit en France. Pour les Antilles, il faudra attendre 1993, suite à des dérogations accordées par le ministère de l’agriculture.

Tous les ministres le savaient mais ils n’ont rien fait pour l’interdire.

Dans un rapport publié par l’INRA en juillet 2010, l’importance des « intérêts économiques » est soulevée dans l’affaire du chlordécone. Derrière l’autorisation de ce pesticide se cache l‘influence des lobbys agricoles. « Tous les ministres le savaient mais ils n’ont rien fait pour l’interdire. C’était pour leurs grands copains de Guadeloupe et de la Martinique qui sont les descendants de l’esclavagisme. Ils leur donnaient des dérogations entre deux repas de langoustes », se révolte Patricia Chatenay-Rivauday.

L’intérêt économique avant la santé publique

La défense de l’environnement et de la santé publique ont été relayés au second plan au profit des seuls intérêts économiques des producteurs de bananes aux Antilles et son lobby. Depuis les années 1960, la culture bananière est au centre de l’économie locale des îles, elle est au service des grands exploitants. Ces derniers étant identifiés comme des familles de descendants de colons appelés « Békés ».

Les gens ont commencé à comprendre qu’on avait menti aux antillais.

Finalement, en 2019, une commission d’enquête parlementaire conclut que « le chlordécone est bien avant tout un scandale d’Etat ». Lors de cette commission, Éric Godard, ancien délégué interministériel chlordécone en Martinique, avoue que le gouvernement était au courant de la toxicité du chlordécone. « Le gouvernement savait très bien que les guadeloupéens et martiniquais s’empoisonnaient depuis 1985 environ mais on leur avait demandé de se taire justement car ils n’avaient pas la solution ». C’est à partir de cette commission que, selon la présidente de Vivre, « les gens ont commencé à comprendre qu’on avait menti aux antillais ». Face à ce mensonge d’Etat rude de conséquences, l’indignation du peuple antillais émerge. Les demandes de mise en place d’une réelle politique publique naissent.

Une politique publique jugée insuffisante

Suite au scandale de l’usine d’Hopewell, « les Etats-Unis n’ont pas hésité à fermer l‘usine et à mettre en place une réelle politique de réparation. Au bout de 30 ans, les sols étaient propres », illustre Me Christophe Lèguevaques, avocat de l’association Vivre et en charge du dossier chlordécone. En comparaison, Patricia Chatenay-Rivauday s’insurge face au manque de politique aux Antilles : « en Virginie quand il y a eu la pollution, tous les gens ont été indemnisés, il y a même eu un lieu où les victimes ont pu bénéficier d’une prise en charge, de formation et de pleins de choses. Ce que nous, nous n’avons strictement pas ! ».

Aux Antilles, l’Etat se rattrape comme il le peut, plusieurs plans chlordécone ont été lancés au fil des années. Le dernier en date est le plan chlordécone IV mis en place à partir de 2021 pour une durée de sept ans. Ce plan a pour principal objectif de  « poursuivre et renforcer les mesures déjà engagées pour réduire l’exposition des populations à la pollution par la chlordécone en Guadeloupe et en Martinique, et à déployer des mesures d’accompagnement adaptées ». 

92 millions d’euros soit 15 euros par personne et par an

Pour cela, un budget de 92 millions a été mis à disposition.  Néanmoins, la présidente de l’association VIVRE souligne son insuffisance : « Les plans chlordécone ne sont que de la poudre aux yeux ! Si on prend le plan chlordécone IV : on vous dit 92 millions sur 7 ans ? Vous faîtes 92 millions divisés par 780 000 habitant·e·s, ça fait 15 euros environ par personne par an. Vous croyez qu’on peut arriver à quelque chose avec ça ? Alors oui ça va coûter cher mais ce n’est pas notre responsabilité, nous on n’a rien demandé ».

90 % des ouvrières agricoles ou ouvriers dans la banane sont déjà mort·e·s.

En parallèle, le décret du 20 décembre 2021 reconnaît enfin le cancer de la prostate comme maladie professionnelle. Les ouvrier·e·s agricol·e·s peuvent désormais prétendre à des indemnisations. Cependant, l’accès à ces aides n’est pas simple. « On vous dit oui vous allez pouvoir être pris en compte dans le cadre de maladie professionnelle, mais 90 % des ouvrières agricoles ou ouvriers dans la banane sont déjà mort·e·s. Et ceux qui restent ne veulent pas faire le parcours du combattant qu’on leur demande pour la reconnaissance de maladie professionnelle. Vous devez prouver ci, vous devez prouver ça. C’est expertise sur expertise. C’est un peloton d’exécution. Alors que dans leurs chairs ils sont en train de périr ».

Jean-Marie Flower complète : « Le décret reconnaissant le cancer de la prostate comme maladie professionnelle reste insuffisant car il laisse de côté toutes les personnes ayant des organes génitaux différents et une partie des patient·e·s atteint·e·s du cancer de la prostate hors secteur agricole ».

Si ce qui se passe aux Antilles, s’était passé dans une région de France, il y aurait eu une révolution.

Face au manque d’un réel plan de réparation, Patricia Chatenay-Rivauday proteste. Pour elle, inégalités raciales et inégalités environnementales sont intrinsèquement liées : « si ce qui se passe aux Antilles, s’était passé dans une région de France, il y aurait eu une révolution. Aucun gouvernement n’aurait tenu». Ce à quoi elle ajoute : « c’est pour cela que je vous dis que c’est raciste et discriminatoire parce que comme c’est pour les n*gres, on va donner quelques millions par ici par-là, on va colmater. Et on s’en fout parce que le n*gre crève et que c’est pas grave, c’est ça la réalité ».

L’action collective pour pointer la responsabilité de l’Etat

Face à ces injustices de traitement, la population antillaise se mobilise : plusieurs associations se sont constituées, des manifestations ont été organisées, des livres et documentaires sont sortis et des procédures lancées.

En 2006, l’avocat d’Harry Durimel, dépose une plainte pour « mise en danger de la vie d’autrui et administration de substance nuisible ». Toutefois, en avril 2022, les juges d’instruction du pôle santé publique du tribunal judiciaire de Paris mettent fin aux investigations, à cause du délai de prescription. Contrairement à cette procédure de plainte de 2006, l’association VIVRE décide de procéder autrement. Pour la présidente de l’association VIVRE, « ça ne sert à rien de faire tous la même chose, et nous ne voulions pas rentrer dans une procédure où il fallait encore attendre 20 ans pour rien».

L’indemnisation du préjudice moral d’anxiété

Ainsi, une action collective portée par l’avocat Me Christophe Lèguevaques regroupant plus de 1 200 plaignants, l’association VIVRE accompagnée du CRAN (Conseil représentatif des associations noires) et Lyannaj pou depolyé Matinik est lancée en 2019. Les revendications de cette action collective sont les suivantes : obtenir la reconnaissance de la responsabilité de l’État et demander l’indemnisation du préjudice moral d’anxiété pour les populations exposées.

Me Lèguevaques explique que le principal objectif est bien « de voir l’État reconnu comme responsable du préjudice moral d’anxiété par un juge, ce qui contribuera à ce que la population se reconnaisse en l’état de victime. » Pour lui, « le chlordécone est un révélateur d’une situation incroyable, c’est impensable que l’État laisse une situation comme cela se perpétuer sans rien faire ». Suite à cette action collective débutée en 2019, « le tribunal a été saisi en 2020 et à ce jour l’État n’a pas pris la peine de répondre », affirme Me Lèguevaques.

Pendant près de 40 ans le chlordécone s’est déposé dans les canalisations
de transport d’eau.

La mobilisation de l’association VIVRE ne s’arrêtera pas à cette action collective. La présidente de VIVRE parle d’une nouvelle procédure qui touchera cette fois à la responsabilité de l’État face à la santé publique, plus spécifiquement à l’accès à l’eau potable. Me Lèguevaques l’explique : « Pendant près de 40 ans, on a pompé l’eau du Nord donc pendant près de 40 ans le chlordécone s’est déposé dans les canalisations de transport d’eau. Maintenant on envoie de l’eau propre dans les tuyaux qui se charge en chlordécone. En fait il faudrait changer le système de distribution de l’eau et c’est là que l’Etat ne le fait pas ». 

Pointer les obligations de l’État

Le combat de l’association VIVRE ne s’arrêtera pas à l’action collective de 2019, une prochaine action sera prochainement lancée afin de confronter l’Etat face à certaines de ces obligations : veiller à la santé publique des habitant.e.s et à la préservation de la biodiversité.

L’affaire du chlordécone est une sorte de dossier test pour les futures affaires de pollutions qu’on va avoir en France hexagonale.

Lors de l’audience du 17 mai 2022 au tribunal administratif de Paris, Me Lèguevaques a plaidé le dossier de la responsabilité de l’État dans la pollution au chlordécone en Guadeloupe et en Martinique. Un rapporteur public a partagé un avis reconnaissant les fautes commises par l’État, mais selon ce dernier, le tribunal ne peut pas condamner l’État à indemniser le préjudice moral d’anxiété car le dossier manquerait de preuves pour savoir qui est malade ou non, et qui craint réellement pour sa vie ou non. La décision finale du tribunal administratif est en cours de délibération et sera partagée d’ici la fin du mois de juin 2022. Me Lèguevaques conclut : « L’affaire du chlordécone est une sorte de dossier test pour les futures affaires de pollutions qu’on va avoir en France hexagonale ».

Face à cette attente, la présidente de l’association Patricia Chatenay-Rivauday, reste déterminée : « On se bâtera toujours, pour nous et pour toutes les générations à venir et ça ira le plus haut possible et quand nous serons décédés, nos enfants reprendront notre combat ».

Clémence Schilder

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