Contrôles au faciès, violences policières, discriminations dans l’accès au logement ou à l’emploi… Les enquêtes et les études retraçant les discriminations raciale sont nombreuses. Mais l’on sait encore que peu de choses sur les effets de ces discriminations sur le psychisme de celles et ceux qui en sont la cible.

La mort de Nahel Merzouk, le 27 juin dernier, tué par un policier à bout touchant, a marqué les jeunes des quartiers populaires. Après le drame et les révoltes urbaines, une profusion de commentaires racistes s’est déployée dans l’espace médiatique, sur les réseaux sociaux. Une atmosphère viciée qui a atteint, comme en témoignent les billets publiés ici et .

Le système oppressif joue plus sur la santé mentale que ce que l’on pense

De l’autre côté de l’Atlantique, Robert T. Carter est l’un des rares universitaires à avoir étudié les conséquences du racisme sur la santé mentale. Ce professeur afro-américain de psychologie à l’université de Columbia parle de trauma racial pour qualifier l’impact de l’accumulation d’expériences négatives liées au racisme.

Spécialiste en thérapie décoloniale, Selma Sardouk utilise également ce terme pour décrire les violences subies. « Le système oppressif joue plus sur la santé mentale que ce que l’on pense », insiste la thérapeute. Après la mort de Nahel et le choc de la vidéo montrant le tir policier, elle décide de créer un cercle de parole gratuit pour 15 personnes. Résultat : elle reçoit 150 demandes. Elle décide alors de s’organiser avec un groupe de thérapeutes.

La colère, une émotion comme les autres

Le sentiment d’impuissance revient à chaque permanence d’écoute, pointe Selma Sardouk. Lors de ses consultations, elle met l’accent sur la valorisation de toutes les émotions dont la colère, particulièrement visible ces derniers temps. Elle définit la colère comme « une émotion qu’on ressent quand on vient de vivre une injustice, quand nos limites ont été dépassées… La colère, c’est ce qui nous permet de mener à bien un changement. » Et d’interroger :  « Pourquoi la colère des hommes racisés de quartiers est dévalorisée ? »

On a besoin de prendre en charge la santé mentale si on veut que la colère et la rage s’expriment autrement

Pour elle, cette colère est l’expression d’années de souffrance qui s’expriment. « On ne se réveille pas un matin pour casser un truc. Ce sont des années et des années d’oppressions, de mépris. On a besoin de prendre en charge la santé mentale de ces personnes si on veut que la colère et la rage s’expriment autrement. »

Un rapport genré à la psychologie

Cependant, les personnes qui viennent la voir sont des adultes qui ont fait un travail sur eux en amont. Les hommes, eux, restent minoritaires. « J’ai 90 % de femmes et ça dit beaucoup de l’image qu’on renvoie aux hommes dans la société : ils doivent être forts. » Pour la thérapeute, cette faible proportion d’hommes s’explique par la répartition genrée des rôles féminins et masculins. « Les femmes tiennent souvent le rôle de “care” dans leur vie quotidienne. Et la société renvoie aux hommes qu’il y a une forme de répression de leurs émotions », relève-t-elle.

Depuis qu’elle aborde le sujet du “trauma racial” elle a néanmoins vu la proportion de patients masculins grimper. « Certains découvrent la notion de trauma racial dans mes permanences, ils se sentent soulagés alors que c’est un terme qui a été pensé depuis des années. »

Des violences racistes anticipées

Ce traumatisme a des effets concrets. À chaque violence raciste, un « état d’alerte » est réactivé. Elle le définit ainsi :  « L’état d’alerte, c’est le fait de prédire le stress, de se dire “je sors, je vais peut-être subir une violence.” »  Randy en a fait l’expérience. Étudiant en économie de 23 ans, il a évité les réseaux sociaux dès qu’il a appris la mort de Nahel. « Je me suis beaucoup protégé, j’ai évité les manifestations… C’était la fois de trop pour moi. » 

Le choc a été d’autant plus brutal pour lui, qu’il fait écho à des violences qu’il a subies. À 12 ans, Randy croise le chemin de plusieurs policiers et se fait prendre en chasse. En grandissant, les contrôles deviennent plus fréquents. « Une fois, en revenant de soirée, je me suis fait arrêter avec mes amis parce qu’ils cherchaient des personnes noires. C’était une scène humiliante, mais je m’y attendais », relate-t-il.  

Ces scènes renforcent son idée qu’être Noir en France implique de subir un traitement injuste. « Dans mon groupe de potes, il n’y a que mon pote blanc qui ne se fait pas contrôler. Donc, je n’attends plus rien. Cela ne fait qu’accroître la rancœur. »

Des obstacles qui entretiennent le tabou

Malgré les violences racistes à répétition, il s’est longtemps abstenu de partager ses émotions pour ne pas paraître « fragile ». D’origine congolaise, la santé mentale est un sujet tabou dans sa famille,  « pour eux, la psychologie, c’est pour les fous ou pour les blancs. » Randy témoigne également de difficultés à exprimer ses émotions, et ce, depuis l’enfance, « quand on n’a jamais appris à les gérer, c’est difficile. »

À cela s’ajoute la barrière géographique et financière. Vivant dans une zone avec peu de psychologue et freiné par le prix des consultations, il a eu du mal à consulter une spécialiste. « C’était une question de survie, personne n’était au courant que je voyais une psy. Mais j’ai finalement dû mettre ce suivi de côté, car si je mettais en priorité ma santé mentale, je n’irais même pas en cours. »

Aujourd’hui, il arrive à parler de sa santé mentale, principalement à des femmes de son entourage, même s’il pense pouvoir être mieux compris par des hommes aux vécus similaires. « C’est encore “bizarre” de discuter de ce sujet avec son père ou des amis », explique l’étudiant.

Selma, elle, reste optimiste sur la banalisation du sujet. Mais elle insiste sur le fait que les victimes de racisme ressentent le besoin d’être accompagnées par des personnes qui leur ressemblent. « Il y a clairement des personnes qui cherchent des gens comme moi par peur de voir leur expérience niée. » Un choix assumé par plusieurs patients qui pointent du doigt les biais racistes également présents chez les psychologues. Une raison de plus qui entretient le tabou des hommes racisés, peu nombreux à s’ouvrir sur le sujet.

Naïma Dieunou

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