Plus que l’injonction fatale aux bonnes résolutions, le 31 décembre 2019 et, avec lui, la première semaine de janvier 2020 ont surtout signifié pour moi la naissance d’une préoccupation toute nouvelle, encore plus chronophage qu’une relation amoureuse naissante.

Début janvier, entre deux reportages vidéos dont je lis surtout distraitement les sous-titres, consciente de mon indiscutable boulimie en matière d’actualités, j’entends qu’on parle ici et là d’un virus inconnu dont plusieurs cas sont rapportés dans la ville de Wuhan. Un virus aux accents de pneumonie, perspective hivernale de bon ton finalement assez traditionnelle mais moyennement réjouissante pour un début d’année. Qu’importe. A l’évocation du mot « inconnu », je commence l’année en intégrant cette nouvelle joyeuseté sanitaire et le regard que lui porte la communauté scientifique à ma consommation anarchique de l’actualité.

A la semaine deux, les occurrences se multiplient à mes oreilles et à mes yeux. Une partie du mystère est levée : c’est un coronavirus. N’étant pas médecin et encore moins au fait des coronavirus déjà existants, je choisis la demi-facilité consciencieuse : quelques secondes sur la page Wikipédia dudit virus et un vague lever de sourcil préoccupé, pour la forme.  Sur le fond, je suis plutôt consternée. Autant par l’impact potentiel que je prête au virus que par mon incompréhension flagrante d’un mot sur trois.

Je lis, écoute, regarde à peu près tout ce que je trouve sur le sujet

A la semaine trois, la page Wikipédia du coronavirus se recharge tous les matins sur mon téléphone et à contre-cœur, je renonce à y découvrir que je suis devenue entre-temps médecin, ou mieux virologiste. Un matin, je finis par toquer de dépit à la porte du bureau d’une collègue, médecin de formation : « T’as vu le nouveau virus là ? » que je lui demande, innocemment. Et je rajoute : « Euh tu crois que c’est quand qu’on va trouver un vaccin ? ». La question est innocente, la réponse accessible, instructive et rassurante. Je n’irai pas sur Doctissimo cette fois.

A la semaine quatre, c’est une franche curiosité qui s’exprime dans des médias de plus en plus nombreux. Sans commune mesure avec la mienne puisque je me rends compte que je lis, écoute, regarde à peu près tout ce que je trouve sur le sujet et que je délaisse de plus en plus le reste. Fiche d’identité du virus ? Check. Mode de transmission (par voie aérienne, comme la variole ou la peste bubonique! Ah !) contagiosité (pas trop, ça va), nombre de pays concernés (déjà tant que ça ? – plus de 40 fin février).

Mais comme Doctissimo est un dernier recours auquel je ne céderais qu’au bord du précipice, je choisis plutôt le coup de la mise en perspective. Voyons : le MERS en 2012 ou le SRAS 2002-2003, ou même Ebola et Zika qui ont fait l’objet avant d’une déclaration d’urgence internationale de la part de l’OMS, me font relativiser la gravité de la situation. La banale épidémie de grippe même, cause plus de morts.

27 onglets, de l’inquiétude, une obsession

A la semaine cinq, malheur ! Je découvre l’existence de l’une des cartes interactives disponibles sur Internet qui suit, quasiment en temps réel, l’évolution de l’expansion du virus. Insidieusement, et comme je suis comme la foule, irrationnelle – une femme, qui plus est ! je sens que ma curiosité vire à l’épanchement amoureux malsain. L’algorithme Facebook a senti la brèche de ma dépendance et me voilà plongeant de plus en plus profondément dans les eaux troubles de l’Internet viral. Les soirs passent. Au 27ème onglet ouvert, la curiosité même excessive n’est plus un motif valable pour expliquer ma situation.

Examen de conscience oblige, je me rends compte que cette curiosité pour un virus qui a infiltré mon quotidien tient à beaucoup plus qu’à sa découverte et sa propagation où à l’inquiétude que cela pourrait m’inspirer.  Il y a le traitement médiatique qui en est fait qui m’intéresse énormément, d’abord. On y découvre progressivement les termes « épidémie », « crise sanitaire », la multiplication des appels au SAMU à Paris. Bref, en résumé c’est l’énorme pouvoir de la sémantique combiné à celui des réseaux sociaux. Comme deux virus cumulés.

L’OMS s’en mêle, les gouvernements aussi. Et puis il y a tout ce qu’on entend plus ou moins distinctement : « Ah c’est un virus qui va affaiblir l’économie chinoise, mais jusqu’où ? », un peu de curiosité malsaine donc. « C’est une stratégie des gouvernements pour réguler la population » ou encore « à Paris, les quartiers chinois se vident… ». Il y a les interrogations plus ou moins inquiètes : « est-ce que le vecteur, c’est le serpent ou la chauve-souris finalement ? » De mon côté, j’avoue, j’imagine la réaction des survivalistes, par exemple. La réaction de ceux qui voudraient que ce soit peut-être l’occasion d’une prise de conscience, d’un changement.

Et surtout, il y a les impacts, nombreux sur l’économie mondiale comme sur la vie quotidienne. Au-delà de la rupture de stock de masques très concrète et très immédiate, on évoque par exemple la crainte d’une baisse de production des iPhones puisque plusieurs millions d’iPhones sont assemblées en Chine chaque année. La téléréalité chinoise s’adapte en proposant des émissions à domicile. Les impacts sont parfois insoupçonnés puisqu’on a aussi pu observer une baisse de la pollution de l’air dans les provinces chinoises mises en quarantaine.

Pour le troisième jour consécutif, le mot coronavirus est le premier du titre de la une du journal Le Monde. On parle d’« inéluctable pandémie ». La formule est posée. Je sais bien qu’il y a de grandes chances que l’on découvre rapidement un vaccin ou un traitement, des pistes sont d’ailleurs déjà étudiées. Je me dis qu’il y a de grandes chances que la pandémie soit endiguée rapidement. Et heureusement.

Mais au fond ma curiosité, peut-être un peu maladive, en y réfléchissant bien, elle cache un peu d’espoir naïf. Je pense aux millions de gens privés de salaires et de mouvements. Enfermés chez eux depuis plusieurs semaines et qui subissent d’avoir à laisser tourner le monde sans eux. Pour être honnête, je peux pas m’empêcher de me demander si on ne pourrait pas aussi y voir l’occasion, malheureusement forcée, de se poser trois secondes et de réfléchir à nos modes de vie.

A ces avions qu’on prend comme on ouvre un paquet de chips. A cette vitesse folle, à cette obsession de tout voir, tout faire, tout vivre. Avant les autres, mieux que les autres. Et d’ailleurs, quitte à être confinée chez moi, au moins je pourrais au moins regarder mes 27 onglets et satisfaire ma curiosité sans culpabiliser de pas chercher à briller au soleil, celui des réseaux sociaux ou celui de l’autre bout de la planète.

Anne-Cécile DEMULSANT

Crédit photo : Daniel Arauz / Flickr

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