« Il faut que le nom d’Adama soit porteur de bonnes choses, il faut que le nom d’Adama soit changeur, il faut que le nom d’Adama soit renverseur. » Les mots sont d’Assa Traoré dans Le Combat Adama, le livre qu’elle a co-écrit avec Geoffroy de Lagasnerie. Adama Traoré est mort il y a trois ans jour pour jour, le 19 juillet 2016. Sa sœur écrit : « Dans la famille Traoré, on n’a pleuré qu’une seule nuit, même pas vingt-quatre heures, le lendemain il fallait être sur pied ». Sur le pied de guerre, même, pourrait-on dire, tant la famille Traoré mène une lutte acharnée et digne depuis le décès d’Adama.

De la blessure intime il a fallu faire un combat exposé aux attaques politiques, médiatiques, institutionnelles. Il leur a fallu encaisser l’injure, se priver du silence nécessaire au deuil. Adama Traoré est devenu un symbole, un nom scandé dans les cortèges, une revendication, un combat. « On se bat pour tous les Adama Traoré », écrit encore sa soeur, pour Wissam El Yamni, pour Lamine Dieng, pour Amadou Koumé, pour Aboubakar Fofana, pour tous les autres.

Trois ans après, où en est l’enquête ?

Adama Traoré est mort le jour de son anniversaire, à 24 ans. Un jour qui signe aussi le début d’une longue bataille judiciaire. A cette heure, l’instruction est toujours en cours. En mars dernier, les juges d’instruction ont rouvert leurs investigations suite à la remise d’une contre-expertise médicale réalisée à la demande de la famille. Le rapport, consulté par Le Monde, balaye les précédentes conclusions sur le décès jusque-là attribué à l’état de santé antérieur d’Adama Traoré. Pire, les médecins remettent en cause la déontologie et le sérieux des experts désignés par le juge d’instruction qui excluaient l’action des forces de l’ordre.

Les quatre médecins, parmi les principaux spécialistes en France des maladies citées dans le dossier (toujours selon Le Monde), appellent la justice à réexaminer les conditions d’interpellation soulignant que les auditions permettent de constater qu’Adama Traoré a reçu le poids de trois gendarmes sur le corps. Cette technique d’immobilisation, appelée plaquage ventral, qui est interdite dans plusieurs pays mais autorisée en France, peut conduire à une asphyxie dite positionnelle. Si les juges n’ont pas encore ordonné la nouvelle contre-expertise annoncée en avril, des « investigations techniques » ont été effectuées pour calculer la distance parcourue par Adama Traoré lors de la course-poursuite.

Un  « acharnement judiciaire » contre la famille d’Adama

La « marche Adama III » sera aussi l’occasion de rappeler que depuis 2016, quatre des frères d’Adama Traoré ont été incarcérés. Début juillet, Bagui Traoré avait été renvoyé aux assises pour tentative d’assassinat sur personnes dépositaires de l’autorité publique suite à la mort de son frère. « Il n’y a aucun élément permettant de conforter l’accusation. Nous avons extrêmement hâte de nous défendre », déclarait son avocat, Florian Lastelle, tandis que la famille dénonce « un acharnement judiciaire » directement lié à leur combat.

C’est là qu’en est le maelström judiciaire engagé au lendemain de la mort d’Adama Traoré. Le processus ressemble à plus d’un titre aux autres affaires de violences policières quand celles-ci sont portées devant les tribunaux. Un sentiment d’injustice est central, nourrit par l’interdépendance qui existe entre le parquet et les forces de l’ordre, comme le développait Christian Mouhanna dans une tribune au moment des manifestations contre la loi Travail. Sur le rôle du gouvernement, il ajoutait : « Depuis quelques années, la vie politique fonctionne à l’émotion. La police est devenue un instrument essentiel du discours des gouvernements, quels qu’ils soient. Le politique a énormément besoin de sa police et ne va pas se fâcher avec elle ». 

Un combat devenu politique

Outre le volet judiciaire, c’est sur le terrain politique que se mène le combat Adama. Porte-parole de la famille, Assa Traoré est devenue une figure du mouvement contre les violences policières, contre les dérives du maintien de l’ordre qui se sont faites plus visibles avec le mouvement des gilets jaunes. Le comité Adama avait d’ailleurs appelé à manifester aux côtés des gilets jaunes. « Les mêmes problématiques sociales sont partagées par les gilets jaunes et les quartiers populaires », expliquait Youssef Brakni, un des porte-paroles du comité Adama, au Bondy Blog en novembre dernier.

Les images de violences des forces de l’ordre diffusées à heures de grande écoute et massivement relayées sur les réseaux sociaux ont aussi changé la donne. Il ne s’agissait plus du jeune de banlieue caricaturé depuis des décennies, qualifié de « racaille » par les plus hauts responsables mais de monsieur et madame tout le monde. Doit-on se réjouir qu’il ait fallu attendre que des blancs de classes moyennes ou populaires soient touchés pour que la question des violences policières arrive sur le devant du débat public ? Chacun jugera. Néanmoins, le débat sur les violences policières où chacun tient son rôle a quelque peu vacillé.

La « marche Adama III » à Beaumont-sur-Oise, où défileront les politiques de gauche, sera également l’occasion de faire sortir ce combat des cercles militants habituels et de pousser la gauche à prendre clairement position sur les violences policières. Ce samedi, Beaumont-sur-Oise sera un des épicentres « de la politique contemporaine », comme l’écrit le sociologue et philosophe Geoffroy de Lagasnerie : « Pour prendre le RER depuis Boyenval, il faut passer devant le commissariat où Adama Traoré est mort, croiser des gendarmes, et donc, pour les jeunes garçons noirs et arabes, être confronté à la peur d’être contrôlé, mal traité », note-t-il aussi, tout en décrivant cette ville comme étant « structurée par une ségrégation socio-raciale extrêmement puissante ». Un constat qui a même été partagé, rappelons-nous, par l’ancien Premier ministre, Manuel Valls quand il dénonçait « un apartheid territorial, social, ethnique » en France.

Assa, figure porteuse

Ancienne éducatrice spécialisée à Sarcelles, Assa Traoré est devenue une soldate malgré elle, comme elle l’écrit elle-même. Sa garde rapprochée, composée de proches, compte aussi des figures qu’on voyait encore peu dans ce type de mouvements, comme Geoffroy de Lagasnerie ou l’écrivain Edouard Louis. Là encore, l’engagement d’intellectuels vient marquer la dimension que prend le combat contre les violences policières. Lors du concert qui se tiendra demain à Beaumont-sur-Oise, il faut aussi noter la présence du rappeur Fianso.

L’engagement de figures populaires, artistes ou sportifs notamment, même s’il n’est pas nouveau, représente un puissant levier de conscientisation et ce n’est pas à négliger. En un an, Assa Traoré et ses proches auront fait plus de 200 déplacements à travers la France pour établir des liens avec les milieux ruraux et ces autres mondes touchés par des violences sociales, comme le rapporte Street press. Une hyperactivité pour résister au « système de l’oubli » qui engloutit les noms des victimes de violences policières, réduisant ce phénomène hautement politique à de vulgaires faits divers.

Héléna BERKAOUI

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