En 2021, Emmanuel Macron crée la CIIVISE, une initiative dédiée à la lutte contre l’inceste et les violences sexuelles sur enfants. La CIIVISE a pour double mission de recueillir les témoignages des enfants victimes et de formuler des recommandations pour renforcer la lutte au gouvernement.

Depuis sa création, la CIIVISE connaît une crise qui met en péril sa mission, ô combien importante. Le juge pour enfants, Édouard Durand, a été remercié en décembre dernier. Une décision très controversée. De nombreux acteurs appellent à ce qu’Édouard Durand soit rétabli dans ces fonctions. Ces deux successeurs ont été amenés à démissionner en février.

À ce jour, la commission réunit une trentaine de pédopsychiatres, de pédiatres et de spécialistes des violences sexuelles. Parmi eux, Alice Gayraud, rapporteuse et responsable du plaidoyer de la CIIVISE. Elle s’occupe de faire connaître l’appel à témoignage et participe à la création de campagnes de sensibilisation à l’inceste et aux violences sexuelles faites aux enfants.

Après avoir été consultante pendant cinq ans auprès d’organismes de luttes contre les violences faites aux femmes, Alice Gayraud s’est ré-orienté vers la lutte contre les violences sexuelles faites aux enfants en rejoignant la CIIVISE. Un engagement d’autant plus important dans un contexte marqué par un #metooinceste qui peine à se faire entendre, alors que 160 000 enfants seraient encore victimes de violences sexuelles chaque année. Interview. 

Après deux ans d’appel à témoignage et de travail de recherche     sur la question des violences sexuelles faites aux enfants, quelles sont les conclusions de la CIIVISE ?

À la CIIVISE, on a reçu plus de 30 000 témoignages qui nous ont permis de formuler des estimations chiffrées de ces violences sexuelles sur enfants. Les conclusions sont difficiles à entendre et montre surtout que ces violences sont plus fréquentes qu’on ne le croit.

Les premiers agresseurs sont dans le cercle familial

On compte 1 personne sur 10 victime de violences sexuelles dans son enfance, ce qui représente 160 000 enfants en France. Pour les autres chiffres clé, concernant le profil des agresseurs, on compte 90 % d’hommes. Les premiers agresseurs sont dans le cercle familial, c’est-à-dire majoritairement le père, puis l’oncle, le grand-père et le grand-frère qui vient en dernier.

Enfin, concernant le traitement judiciaire, 73 % des dossiers s’avèrent être classés sans suite. C’est un chiffre minime de condamnation, quand on sait la difficulté pour un enfant de réussir à arriver jusqu’au procès.

Quelles sont les propositions que préconise la CIIVISE pour améliorer les mesures de protection dédiées à ces enfants victimes ?

En 2021, le président de la République avait annoncé la mise en place de 3 séances de psychologue au cours de la scolarité. L’avis de la CIIVISE est que 3 rendez-vous jusqu’à ses 16 ans, c’est très largement insuffisant. On a donc demandé des rendez-vous annuels, pour être certain que l’enfant soit au contact d’un suivi psychologique régulier et puisse être repéré plus facilement s’il est victime.

Une autre préconisation est la mission d’accompagnement pédagogique sur le système judiciaire. Cela paraît bête, mais familiariser les enfants avec ce qu’est un procès, comment fonctionnent les assises, quel est le rôle de son avocat… Toute cette pédagogie à installer, elle est plus que nécessaire pour éviter à l’enfant un énième choc traumatique.

Pour finir, il y a évidemment la formation de l’ensemble de la chaîne de protection, de tous ceux qui travaillent auprès des enfants, des policiers aux professeurs. Nous aimerions qu’au sein de leurs formations soit ajouté un stage de sensibilisation sur la question de ces violences pour leur apprendre à repérer, écouter et signaler une victime enfant lorsqu’ils y sont confrontés. Pour l’instant, ces préconisations sont évaluées par le ministère chargé de l’enfance, dans l’espoir d’un déploiement territorial si elles sont validées.

Vous parlez d’un déploiement territorial, les actions de lutte contre ces violences revêtent-elles donc d’une politique départementale ?

Comme la politique publique de protection de l’enfance est portée au niveau départemental, et pas national, c’est sûr qu’il y a des enjeux spécifiques à chaque territoire. C’est à la fois lié à l’argent attribué au département et à l’orientation politique des élus.

En matière de lutte contre les violences sexuelles, l’engagement politique a un impact direct sur les luttes mises en place. Si les violences sexuelles ne sont ni au programme, ni une priorité au sein des représentants du département, alors la mise en place de mesures de protections ne pourront pas se développer vite.

Après, fort heureusement, partout en France, il y a des mobilisations citoyennes qui permettent à tous les Français, principalement ceux en situations défavorisées ou issues de quartiers défavorisés, d’avoir accès à un accompagnement psychologique, humain ou judiciaire.

Ce sont des associations, souvent portées par des anciennes victimes, et qui font réellement un travail extraordinaire, palliant le travail encore trop inefficace des institutions publiques.

Pourquoi lorsqu’un enfant victime de violences sexuelles est issu d’une classe populaire ou d’un quartier défavorisé, les chances que son traumatisme soit mal pris en charge sont doubles, selon vos chiffres ?

La question des inégalités financières se pose, en effet, quant à la prise en charge des soins. Il n’existe malheureusement que très peu de soins psychotraumatiques en France, dont on sait leur grande utilité pour faire cesser l’état de stress post-traumatique.

Il y a des centres spécialisés gratuits, mais il y en a un ou deux par région, ce qui reste très insuffisant par rapport aux nombres de demandes. En fonction du lieu de vie des victimes, le centre peut s’avérer presque impossible d’accès, parfois, c’est jusqu’à une heure ou plus de trajet. Un investissement de temps, mais aussi financier pour réaliser ce déplacement.

Alors la majorité de ces soins se font en libéral et deviennent très onéreux. En moyenne, la séance coûte 90 euros, et dans ce cas, elle n’est pas remboursée par la Sécurité sociale. En conséquence, pour les familles les plus défavorisées ou issues de quartier populaire où les psychiatres spécialisés s’installent rarement, cela rend la prise en charge très difficile d’accès.

En Seine-Saint-Denis par exemple, un observatoire des violences faites aux femmes a été installé, pourrait-on imaginer une structure similaire pour les enfants victimes ?

Il y a déjà en réalité un observatoire national pour la protection de l’enfance, mais il travaille assez peu sur la violence sexuelle. Il est davantage concentré sur le harcèlement et les violences physiques.

La Seine-Saint-Denis est un laboratoire national d’expérimentation de nouvelles mesures publiques

Mais contrairement à l’idée reçue, si on peut avoir le sentiment que dans les quartiers populaires, c’est là où les luttes avancent le moins, eh bien, on se trompe. La Seine-Saint-Denis est un laboratoire national d’expérimentation de nouvelles mesures publiques, par exemple. Dans ce département, c’est finalement ici que les rares mesures pour protéger les enfants sont mises en place.

Mais de là à créer un observatoire par région uniquement dédié aux enfants victimes, je pense qu’on a encore une longue route à parcourir. Ces observatoires coûtent cher et il en reviendrait au département de les financer. De nouveau, certain département plus défavorisé ne serait donc pas à même de les financer sans aide du gouvernement.

Quel message est-il important de faire passer pour sensibiliser le grand public à la question de ces violences sexuelles ?

Pour les victimes, c’est important de répéter qu’elles peuvent être aidées, c’est le message qu’il faut faire passer. Vous n’êtes jamais seule. Et de manière plus générale, ce qu’on constate, c’est que ces questions évoluent par à-coups.

Certains mouvements médiatiques les remettent sur le devant de la scène, mais cela s’essouffle. Il y a donc un enjeu à défendre ce sujet pour qu’il ne retombe pas. N’attendons pas trois ou quatre ans qu’un nouveau livre ou film remette la question de ces violences sexuelles sur le devant de la scène, un seul message doit passer, c’est de dire, “agissons dès maintenant”. 

Emma Feyzeau

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