« ET SI ON PASSAIT L’ETE EN ALGERIE ? » 1/4. Après 21 ans sans retourner en Algérie, Faïza, encouragée par ses proches, a opté pour un vol Paris-Alger. Mais avant d’y mettre les pieds, un passage par la case consulat est de rigueur. Premier épisode de notre série estivale.

Un jour, mes parents ont eu une idée brillante. « Et si on passait l’été en Algérie ? » Nous étions en 1992 et le séjour en question devait se dérouler dans la région de Blida, joliment surnommée « le triangle de la mort ». Durant la décennie noire, disons que ses habitants ont pris une part active dans les activités terroristes et criminelles. Six billets d’avion et des kilos d’excédent de bagages plus tard dus aux cadeaux destinés à la famille, nous voilà en Algérie. J’ai 8 ans et pour le moment il n’y a rien de nouveau. Ce n’est pas la première fois que je viens ici. Je ne comprends toujours pas pourquoi il n’y a de l’eau qu’un jour sur deux, pourquoi on n’a pas pu me donner de médicaments quand je me suis rendue à l’hôpital après une grosse intoxication alimentaire, pourquoi il y a des toilettes à la turque ou pourquoi les millefeuilles n’ont pas le même goût que chez moi, à Paris. Avant d’arriver ici, j’ai vu les images du président Mohamed Boudiaf se faire tuer en direct, sans bien comprendre les raisons de cet assassinat et ses répercussions.

Mais je m’amuse et prends mes marques en Algérie. Je joue avec mes multiples cousins et cousines, je visite le Ruisseau des singes où les primates circulent en liberté, je mange des sorbets parfum créponné d’une glace à la citronnade, je me gave des figues et des tomates du jardin de mon grand-père, je vais me baigner à  Tipaza, Zeralda ou aux Trois Ilôts, je transgresse l’interdiction de regarder sous le drap dissimulant aux regards curieux la circoncision de mon cousin à l’ancienne au couteau, j’adopte des chatons et des poussins, mes sandales en plastique fondent lorsque je marche sur les routes au soleil et je ramasse des oursins dans les rochers. Parfois je m’interroge sur la présence de nombreux barbus autour de la mosquée. J’ai peur lors d’un mariage lorsque des tirs nourris retentissent. Je n’ai jamais su ce qu’il s’était vraiment passé. Je me souviens juste que la mariée est devenue plus blanche que sa robe. J’ai tiqué lorsque j’ai entendu des avions militaires voler très bas. Puis la fin août est arrivée, il a fallu rentrer. A deux jours près nous aurions pu mourir lors de l’attentat perpétré à l’aéroport d’Alger.

Dix ans ont passé. Dix années pendant lesquelles les conversations téléphoniques se sont  articulées autour de la météo inoffensive. Dix ans pendant lesquels les vacances au bled étaient trop dangereuses. Une décennie où nous avons eu peur pour la famille qui a vécu  des choses laides et tristes, vues au journal télévisé. Puis les avions ont de nouveau décollé vers l’Algérie. Sans moi. Pendant ce temps j’ai grandi, j’ai eu des boulots d’été et j’ai fait des études . Et ne suis jamais retournée en Algérie. Pourtant je l’ai découverte autrement. Par sa littérature dense et son histoire compliquée. Je lui ai même consacré mon mémoire de master. Une histoire d’instituteurs indigènes écartelés entre deux mondes pendant la colonisation. Toute ressemblance avec un sentiment personnel est fortuite.

Vingt et un an ans plus tard, poussée par l’ennui, le chômage et la curiosité je me suis dit qu’il était temps d’aller faire un tour de l’autre côté de la Méditerranée comme disent les amateurs de clichés. Mes amis d’origine algérienne me répètent que « le bled a changé ». Sans vraiment plus de détails. Les plus nationalistes d’entre eux parleront même d’Etats-Unis d’Algérie. Pour mon père en comparaison, les États-Unis apparaissent comme un pays sous-développé. Moi je suis française avant tout. Mon accent épouvantable lors de mes vagues tentatives de parler arabe le prouvent mais on en reparlera.

D’ailleurs pour m’éviter un choc thermique je décide de rejoindre ma mère qui est déjà sur place depuis un mois pour son pèlerinage annuel. Avant la joie des retrouvailles et avant de subir le racket d’Air Algérie, je dois me faire faire un passeport. Je suis une feignasse et je suis allergique à l’administration. Je suppute que l’association Algérie + administration, c’est comme lorsqu’on mélange l’eau de javel avec un autre produit ménager. C’est toxique et ça monte au cerveau.  Je regarde les pièces nécessaires à un visa, comme une touriste. Trop compliqué et trop long. Reste l’option passeport algérien.

Je vais rentrer dans le club très fermé des binationaux que le FN et consorts adorent. Quand j’ai annoncé que je devais me rendre au consulat, tous mes amis m’ont regardé avec l’air de me présenter leurs condoléances.  On m’avait prévenue,  il faut arriver tôt. Je pointe à 6h30. Une prouesse pour moi qui déteste les levers matinaux autant que la paperasse. J’appréhende cette rencontre avec l’administration algérienne car sur le site du consulat, la liste de papiers à fournir est cryptée.

Premier contact avec l’Algérie, un homme arrivé trop tard et qui n’a pas eu de tickets hurle. Tout le monde est corrompu d’après lui et le Président déjà mort.  Oui l’Algérien adore les théories du complot. Passée cette animation bruyante, il y a un monsieur qui fait du stand-up en plein milieu de la salle d’attente exiguë . Il parle moitié arabe moitié français et est chargé de donner des indications sur les divers documents à fournir. Il embrouille mon esprit déjà nébuleux. J’explique à l’un des employés ma situation. Il me toise de bas en haut. Et me dit que je dois prouver la nationalité algérienne de mes parents. C’est sûr qu’avec mon nom et ma tête on pourrait avoir des doutes et me confondre avec une Suédoise.

Et puis ce n’est pas comme s’il n’était pas inscrit sur mon acte de naissance que mes parents sont nés en Algérie. « Ça ne marche pas comme ça ici ». Hum d’accord. Bizarrement je pense tout de suite aux Douze travaux d’Astérix et la maison qui rend fou. Je regrette de ne pas consommer de drogue pour me calmer. Cet employé délicieux me dit qu’il faut fournir l’acte de naissance de mon grand-père paternel (né en 1892 !), celui de mon père et la carte d’identité algérienne de ma mère. Il aurait pu ajouter une traduction certifiée de mon acte de naissance en elphique que j’aurais à peine tiqué. Je lui précise que ma mère étant déjà en Algérie elle a emmené sa carte d’identité avec elle. Logique. Monsieur réponse-à-tout me rétorque « Il faut attendre qu’elle revienne ».

Hum, le concept c’est que je la rejoigne donc ça va être difficile. C’est à ce moment-là qu’on se rend compte que celui qui a eu l’idée de visser les sièges au sol a bien fait parce que j’ai envie de le frapper à l’aide d’une chaise. Ah oui le coup de grâce survient quand il me précise que seuls les originaux sont valables parce que vous comprenez ce serait trop facile de les recevoir par fax. Je ris intérieurement en me disant que normalement les jeunes Algériens s’arrachent pour quitter leur pays, pas pour y revenir. Moi je dois être masochiste.

Après maintes prises de tête, ma mère obtient ces documents à la manière algérienne, c’est-à-dire par toute une chaîne de piston, la grand-mère du frère du grand oncle paternel qui connait quelqu’un qui connaît la femme de quelqu’un qui travaille à la mairie en gros. Reste à me les faire parvenir. Je me retrouve à appeler quelqu’un que je ne connais pas pour récupérer les pièces administratives en lui disant que je viens de la part d’Untel que je ne connais pas non plus. Je réalise mon rêve, je me prends pour une mafieuse de la famille Corleone qui appelle ses contacts. Après un rendez-vous improbable devant une boulangerie à Villejuif je retourne au consulat avec mes documents.

Deuxième round. Même tableau. Arrivée à l’aube, à l’heure où blanchit la campagne comme dirait l’autre. Sept heures après mon arrivée je me retrouve devant le guichet des passeports. L’employé regarde à peine les papiers que j’exhibe fièrement et s’amuse plutôt à me montrer la photo de moi à 8 ans présente sur le passeport de mes parents qu’il a toujours dans son ordinateur. Et me demande pourquoi j’ai boudé l’Algérie pendant ces 21 ans.  Je bredouille que ça ne s’est pas présenté, une histoire de Mektoub. Je déteste ce genre de croyances mais c’est bien pratique pour se sortir de ces questions pièges.

Le Mektoub ça fonctionne toujours comme excuse. Pour vingt-et-un euros, quelques crises de nerfs et une résurgence de mon syndrome Gilles de la Tourette, j’ai presque en ma possession mon passeport, ma carte d’identité et carte d’immatriculation. Oui en Algérie ils sont généreux ils vous offrent tout un trousseau. Et encore je n’ai pas été suffisamment kamikaze pour demander le passeport biométrique.  Mais comme ma patience n’a pas été assez mise à l’épreuve, je dois aller dans un autre bureau pour « la transcription ». On ne sait pas à quoi ça sert mais ça a l’air vital.

Après une heure d’attente, durant laquelle j’ai envie de me suicider en me tranchant les veines avec les feuilles de papier de mes photocopies, je me retrouve dans un bureau avec une fonctionnaire qui se prend tellement au sérieux qu’on a l’impression qu’elle travaille à la NASA ou qu’elle sauve des vies. Je lui tends mes papiers, elle me dit « ça ne fonctionne pas comme ça ici ». Je reste circonspecte. Elle peste. Puis je récupère le fameux document qui est juste une traduction de mon acte de naissance en arabe.

Je ne cherche pas à comprendre pour la préservation de ma santé mentale. Comme je n’ai pas assez attendu, le jeu continue.  Je me demande combien de bébés j’ai tué dans une vie antérieure pour le payer de la sorte. Et je suis persuadée que l’inventeur de l’administration est un sociopathe dénué de toute compassion. Je dois patienter dans une salle pour récupérer ce p**&!’* de passeport vert. Il est 16 heures quand je suis libérée. Ils devraient s’inspirer du consulat algérien à Guantanamo pour torturer les prisonniers. Je me dis que ce n’est pas possible, que l’Algérie n’est pas un pays mais un concept incompréhensible. Et soudain, je me demande pourquoi ai-je eu la même idée brillante que mes parents, 21 ans auparavant ?

Faïza Zerouala

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