Elu maire de Béziers en mars dernier, Robert Ménard a  pris un arrêté instaurant un couvre-feu pour les mineurs. Dans la foulée,la Ligue des droits de l’Homme a saisi le tribunal administratif afin de suspendre et annuler cette décision. Interview de  Pierre Tartakowsky, président de la LDH.

En mars dernier, Robert Ménard, a remporté les municipales dans la commune de Béziers (Hérault) avec près de 47% des suffrages au second tour. Soutenu par le Front national et déjà auteur de plusieurs dérapages, il aura fallu à peine plus d’un mois pour que l’une des premières mesures du nouveau maire face polémique : l’instauration d’un couvre-feu pour les mineurs de moins de 13 ans non-accompagnés par une personne majeure, entre 23 et 6 heures du matin, durant les vacances scolaires et les week-ends. L’arrêté municipal stipule qu’en cas de récidive, le mineur pourrait par ailleurs recevoir une amende. La Ligue des droits de l’Homme (LHD) a alors décidé de saisir le tribunal administratif afin de « suspendre et annuler » le couvre-feu qu’elle considère comme étant « peu compatible avec le respect des libertés publiques » dans un communiqué parût le 11 juillet dernier.

Ainsi, comme le relate le Midi Libre, le recours déposé par la LDH a été étudié par le tribunal administratif de Montpellier le 8 juillet 2014. Mais voilà, la veille de l’audience, Robert Ménard remplace l’arrêté municipal, poussant le tribunal administratif à conclure au non-lieu. Le nouveau texte signé par le maire de Béziers dispose qu’en cas d’entorse au couvre-feu, ce seront les parents qui seront pénalement responsables et non plus leurs enfants. La LDH a de nouveau entrepris des démarches contre le nouvel arrêté.

Considérez-vous que le FN a procédé à un vrai changement dans les villes qu’il a investies ?

Oui c’est sûr ! D’ailleurs les exemples sont nombreux. A Villers-Cotterêts (Aisne), le maire FN (Franck Briffaut), a refusé de célébrer la journée commémorative de l’abolition de l’esclavage, à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais), Steeve Briois a forcé la Ligue des droits de l’Homme à quitter les locaux qu’elle occupait et nous a supprimé les subventions, l’instauration d’un couvre-feu pour les mineurs à Béziers… ou encore, et toujours à Béziers, des mesures plus fantasques comme l’interdiction d’étendre son linge au balcon dans certains quartiers. Mais la plupart de ces mesures ne sont pas propres au FN et avaient déjà été mises en place par la droite ! Il y a une volonté de marquer la différence et ça c’est certain. D’ailleurs, le maire de Béziers s’est récemment recueilli sur une stèle érigée à la mémoire des combattants de l’OAS. Nous sommes à la fois dans une continuité de la droite dure, mais aussi dans la volonté d’apparaître comme étant différent. Pour l’instant, je pense que le Front national est surtout attentif à faire une démarche de bon gestionnaire. Ils ont parfaitement compris qu’ils avaient perdu toutes leurs mairies car ils les avaient gérées de manière effroyable. Là ils ont décidé de procéder autrement.

Je pense qu’il doit y avoir deux stratégies à l’œuvre dans cette affaire : celle du père et celle de la fille. Ce qui s’est passé à Villers-Cotterêts est très significatif. Dans un premier temps le maire laisse parler sa vraie nature en revendiquant le fait qu’il faut arrêter de dramatiser l’esclavage. Le FN ne peut pas se permettre ce genre de choses et d’un seul coup le maire de Villers-Cotterêts devient très républicain, normal… Il a même accepté d’accorder une salle à la section de la Ligue des droits de l’Homme. On sent qu’il y a une stratégie d’implantation durable, et pour s’implanter durablement, il ne faut pas faire de scandale tous les jours.

Donc selon vous, ces villes servent de « laboratoire » pour les dirigeants frontistes ?

C’est plus qu’un laboratoire, ce sont des expériences grandeur nature. On n’est plus dans la phase du laboratoire, on est dans la phase de l’expérimentation à grande échelle. Ce qui se joue va être la capacité du Front a tenté de faire croire que c’est un parti comme les autres, qui travaille pour l’intérêt général sans exclure une partie de cet intérêt général. Or ça va être compliqué car le logiciel même du Front national, c’est l’exclusion.

Quelles sont les solutions dont disposent les acteurs présents dans ces villes pour faire face à la « vague bleue marine » ?

D’abord on a besoin de comprendre ce qui s’est passé. On n’est pas face à un putsch d’illuminés qu’il serait facile de cerner. Il y a un mouvement de fonds qui traverse l’Europe et la société française, il y a un parti qui est un parti d’exclusion qui a recueilli près de 20% des voix, certes sur un fond d’abstention important mais ce n’est pas rassurant ! Rien ne prouve que les abstentionnistes n’auraient pas voté FN. A mon avis, l’abstention n’est pas un différentiel énorme. On ne peut évidemment pas se contenter de vitupérer ou de quelques slogans du type « pas de fachos dans nos quartiers ». Il faut renouer un dialogue avec la population française qui soit un dialogue qui porte sur le type de société qu’on veut construire.
Alors comment résister ? Ce à quoi nous travaillons, c’est la mise en contact de toute une série de réseaux militants, associatifs, syndicaux, d’éducation populaire afin de remailler un tissu de résistance civique pour déclencher des petites résistances quotidiennes qui font que les gens, à la fois, reprennent confiance dans l’idée que leur avenir est entre leur main, et à la fois qu’il est possible de construire des lignes de résistances et de proposition.
Le FN a gagné dans des villes ou le tissu associatif et syndical s’est délité et avait appauvri la relation au politique. Ce sont des communes où les gens se sont repliés sur eux-mêmes, les constructions de solidarité n’ont pas fait la démonstration qu’elles étaient en capacité d’améliorer la vie des gens. Le vote FN se fonde sur l’isolement des populations. Et d’une certaine manière, paradoxalement, le FN prône une autre solidarité, une solidarité qu’on va construire sur l’exclusion de quelqu’un ! Des vieux, des Arabes, des Manouches, des jeunes… L’essentiel étant d’exclure quelqu’un considérant que si on l’enlève, les autres s’en sortiront mieux. De manière caricaturale, c’est ça le logiciel profond du FN.
Si on veut construire un avenir solidaire, il faut le faire prioritairement en réponse aux agressions du Front national. Mais pas que du Front national. La France est confrontée à une montée des idées d’extrême droite qui débordent du FN et qui imprègne les autres partis, même, à un certain niveau, la gauche ! C’est là qu’il faut réagir.
Je prends un exemple très simple : les ABCD de l’égalité par exemple, ce n’est pas tellement le Front National qui s’est battu contre le programme, ce sont les intégristes catholiques dans la foulée de la manif’ pour tous. Malheureusement le gouvernement a cédé là-dessus en renonçant sur le terme. Certes, il nous dit que le fond n’a pas changé et qu’il continuera à promulguer l’égalité femme-homme. Mais concrètement, à la rentrée, les gens qui ont réussi à obtenir qu’on ne parle plus des ABCD vont manifester dans les rectorats, à la sortie des lycées, interpeller les enseignants… en les mettant au défi d’appliquer ce programme !
Alors soit on hausse les épaules et on laisse passer, et petit à petit ces forces vont imposer d’autres censures (bibliothèques, cinémas…), ou bien on réagit en se regroupant parce qu’on ne peut pas laisser l’administration de l’Education nationale se battre seule face aux intégristes car, avec tout le respect que je lui dois, elle ne se battra pas dans la mesure où elle a un ministre qui est déjà battu ! Ca dépend des gens eux-mêmes et de leur capacité à se faire entendre.

La victoire électorale du FN en mai dernier constitue une réelle alerte pour 2017…

Le FN est dans la vie politique française depuis très longtemps. Malheureusement, le système électoral français, qui est un système pensé pour accorder une prime aux partis majoritaires a permis au Front national d’être tenu à l’écart de la vie politique institutionnelle. Ça lui a permis à la fois de ne prendre aucune décision, d’être totalement invisible au regard des responsabilités, de la crise, et en même temps de pouvoir tirer à boulets rouges sur l’establishment politique, la bande des quatre… Les gens qui ont cru pendant longtemps que, parce que le FN n’avait pas d’élu, était cantonné en dehors de la sphère politique avaient une vision totalement institutionnelle de la politique. Mais la politique ça ne se résume pas aux institutions et donc d’une certaine manière, le FN est implanté depuis très longtemps. Il a bénéficié d’une invisibilité institutionnelle qui pointe du doigt le côté pervers de nos institutions. La gauche a longtemps déclaré vouloir réinjecter de la proportionnelle à tous les niveaux et assurer une présence minimale de tout le monde, ce qui était quelque chose de très juste ! C’est dommageable qu’ils ne l’aient pas fait. Car quand vous avez un ou deux élus dans les assemblées délibératives, ça ne met pas la République en danger. Par contre, ça engage les votes et là on sait sur quoi votent les gens du FN. Car quand on n’est nulle part, on peut dire tout et son contraire, et ça marche, la preuve.
Pour en revenir aux élections européennes, oui c’est un signal d’alarme. Mais c’est un signal d’alarme à plusieurs niveaux. D’abord car un certain nombre de personnes dans ce pays ont considéré que le Front National est un parti comme les autres, et que donc ça n’engageait pas que de voter pour lui. Ceci dit, le score du FN n’est impressionnant qu’en termes de pourcentage. En terme de voix, ils en gagnent environ 800 000 de plus je crois, c’est indéniable, mais on n’est pas dans un basculement colossal. De la même manière et contrairement à ce qu’ils racontent, leur implantation n’est pas nationale. Ils conquièrent une visibilité, mais l’ouest n’a pas basculé… la France n’est pas devenue fasciste.
Le vrai signal d’alarme, c’est l’abstention. Ceux qui se sont le plus abstenu, ce sont les peuples de gauche. Tous les gens quotidiennement confrontés à la souffrance sociale et qui espéraient du nouveau gouvernement un changement politique, qui bon an mal an, voient un gouvernement qui ne tient pas ses promesses. La grande promesse c’était le changement, maintenant. Cette promesse-là n’est pas tenue. Non seulement elle n’est pas tenue, mais les actes, les propos, les scandales ont convaincu les gens qui avaient voté pour François Hollande qu’elle ne serait pas tenue. Y a plus d’attente, y a plus d’espoir.

Quand on passe son temps à expliquer aux gens que de toute façon, ce sont les marchés et les agences de notation qui sont décisifs, que ça se passe ailleurs, qu’on ne peut pas grand-chose, on nourrit évidemment l’abstention ! Si ça ne sert à rien de voter, ce n’est pas la peine d’aller le faire. C’est ça le vrai signal d’alarme !
La vraie crise politique aujourd’hui en France, elle est évidemment, en partie constitutive à l’émergence d’un Front national qui se présente comme très conquérant. Mais elle est surtout structurée par l’écroulement singulier du PS et de l’UMP car nous sommes dans un régime constitutionnel dans lequel, si ces partis ne sont plus en capacité d’avoir une parole collective légitime, alors c’est tout le système qui s’écroule. Et là, ça devient extrêmement dangereux. Car pour le moment, si le système s’écroule, l’alternative n’est pas à gauche.

Vous faites partie de ceux qui considèrent que le FN n’est pas un parti à part entière ?

Non le FN n’est pas un parti comme les autres. Le FN prend grand soin à se présenter comme les autres mais c’est un parti populiste, démagogue et fondamentalement non républicain. Il est populiste car sa logique est de supprimer les corps intermédiaires : les syndicats, les assemblées… Le système politique qui doit fonctionner selon eux, c’est le peuple. On consulte le peuple, son opinion et ensuite on gouverne. Sur le papier c’est merveilleux mais on sait que le peuple n’existe pas, que c’est une construction politique et on peut le construire d’un tas de façons différentes. Les populistes le construisent essentiellement à travers des plébiscites, des référendums… et évidement ces référendums sont extrêmement manipulateurs car ils simplifient à outrance les questions posées.
Il est démagogue. Il suffit de comparer ce que dit le FN d’aujourd’hui par rapport à celui d’hier, et le FN du Nord au FN du Sud. Le FN d’aujourd’hui c’est une machine à produire des discours qui plaisent aux gens auxquels ils s’adressent. Au nord c’est un discours de défense du travail. Au sud c’est un discours de défense contre les immigrés. Le premier n’exclut pas le second et le second n’exclut pas le premier, mais les priorités affichées ne sont pas du tout les mêmes. Globalement, c’est un parti qui peut à la fois attaquer les syndicats et défendre les grévistes… Il peut dire tout et son contraire. Il peut par exemple demander la nationalisation des chantiers navals de Saint-Nazaire, ce qu’il a fait pendant la campagne, alors que ce parti n’a jamais défendu les nationalisations.

C’est un parti qui construit ses solutions sur l’exclusion. Quel que soit le thème, il y aura toujours entre les lignes quelque chose qui dit « oui mais pas pour eux ». L’exemple le plus formidable, c’est sur le droit à l’avortement. Marine Le Pen a fait une sorte de révolution intérieure au FN en disant qu’elle soutenait l’avortement. Mais il y a immédiatement à la clé le fait que ça ne devrait pas être remboursé par la sécurité sociale pour les « avortements de confort » ou les « avortements à répétition ». Autre exemple, en gros ils disent « nous on a rien contre les immigrés, ils ont toute leur place en France. A condition qu’ils travaillent, qu’ils se comportent bien, à condition que… », les conditionnalités sont telles qu’à la fin ce qu’on entend, c’est « les immigrés dehors ».
Parti antirépublicain car le Front national ne se base pas sur la notion d’égalité mais sur celle de mérite. C’est ce que Sarkozy avait parfaitement résumé en disant « on a des droits mais aussi des devoirs ». Or en République, il n’y a pas des droits et des devoirs. Il y a des droits et des responsabilités. Quand on dit « y a des droits oui, mais y a des devoirs », ça veut dire que les droits fondent sous la chaleur des devoirs. Par exemple, on dit « vous avez le droit à des allocations familiales, mais si vos enfants ne vont pas au lycée, on va les supprimer », donc d’un coup on n’a plus le droit aux allocations familiales. C’est toute la différence entre un parti républicain et un parti qui ne l’est pas. De ce point de vu, le Front national ne l’est pas. Ça reste un parti très différent des autres.

Propos recueillis par Tom Lanneau

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