[TRIBUNE] Nous sommes lundi matin et vous êtes sûrement bien dans votre peau car vous avez probablement fait un don au Téléthon ce week-end, émus par ces histoires de vie émouvantes et bouleversantes de malheureux handicapés. Voici pourquoi vous n’auriez pas dû.

 A chaque mois de décembre, c’est le même rituel à la télévision : la diffusion du Téléthon. J’ai un handicap moteur. Au quotidien, je me déplace en fauteuil roulant. Ma pathologie n’est pas concernée par le Téléthon, et pourtant chaque année, à cette période-là, je suis plutôt très en colère contre cette émission. Voici pourquoi.

Le principe du Téléthon est très simple : émouvoir le public afin de récolter le plus d’argent possible. Le procédé, visiblement, est efficace : montrer au public valide des histoires individuelles racontées comme des leçons de vie pour faire grimper le compteur. La méthode est rodée : sémantique guerrière et dramatisation poussée à l’extrême. Il y a les combats et les combattants, les exploits, le courage, l’épreuve, la difficulté, la soufraaaance (oui avec 4 « a ») et autres joyeusetés du même acabit. Rien d’extraordinaire ici. C’est une doxa commune sur les personnes handicapées vues sous deux prismes : des héros ou des victimes. Et nous, les concernés, sommes constamment pris entre deux feux. D’un côté, lorsque vous réussissez, la société considère que c’est parce que vous avez « dépassé » votre handicap. Or, vous ne pouvez pas vous séparer en plusieurs morceaux, le handicap fait partie de ce que vous êtes. De l’autre, votre personne ne peut pas être réduite à cette seule partie. Sans parler du fait que montrer la réussite des personnes handicapées masque les difficultés de toutes les autres, et fait culpabiliser les personnes valides avec cette idée : si une personne handicapée réussit, pourquoi pas vous? Et si vous ne réussissez pas, ce n’est pas grave, car, n’oubliez pas, vous êtes porteur de handicap et donc vu comme une victime : victime de la maladie, frappée par un châtiment quasi-divin, née pour rappeler aux autres la faillibilité du corps humain et la déchéance qui nous attend tous inéluctablement. Délicieux, n’est-ce pas?

Des corps considérés comme trop différents

Sauf qu’au quotidien, ces représentations ont des effets très concrets. Parce que vous êtes dépendant ou considéré comme tel, vous êtes infantilisé, désexualisé et vous n’êtes pas considéré comme un sujet autonome à même de faire ses propres choix, de s’ouvrir aux autres et au monde. Cela peut avoir des incidences multiples : confiscation de la parole et confiscation de votre pouvoir de décision dans certains cas. Cela peut aussi avoir des conséquences jusque dans votre vie affective voire intime, puisque pour beaucoup de gens, les personnes handicapées sont largement perçues comme peu séduisantes et se trouvant hors du champ de la sexualité ou de la parentalité. Là encore, ce ne sont que des vues de l’esprit et il est tout à fait possible d’avoir des relations affectives, sexuelles, d’avoir des enfants, n’en déplaise à des médecins souvent mal préparés, voire dans certains cas, marqués par des conceptions eugénistes, et pour qui des personnes handicapées ne devraient pas être parents, afin de ne pas transmettre leurs gênes potentiellement déficients.

Alors, d’où vient le problème me demanderiez-vous? A mon sens c’est une histoire de normes et de corps considérés comme trop différents, et par là, comme n’étant pas viables et n’ayant pas leur place dans la cité. A travers leurs corps différents, ce sont leurs capacités comme personnes qui sont mises en doute. Ou plus précisément, les personnes handicapées sont plus souvent vues à travers leurs incapacités, réelles ou supposées qu’à travers leurs capacités.

Ce n’est pas le handicap qui génère de la souffrance mais l’environnement inadapté

Le ressort principal du Téléthon, est de s’appuyer sur la charité. Qui dit charité, dit morale. Pourtant, ce n’est pas le handicap lui-même qui génère de la souffrance, mais bien le fait de se trouver dans un environnement inadapté.

Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet mais restons concentrés sur les fondamentaux : l’accès à l’éducation et la mixité sociale. En dépit de la communication enthousiaste du ministère de l’Education nationale, les moyens mis en oeuvre sont encore largement insuffisants au regard des besoins. A chaque rentrée, des enfants ou des adolescents handicapés sont laissés sur le carreau, jusqu’à ce que les affaires soient médiatisées. Pourtant, l’éducation est absolument nécessaire à l’émancipation individuelle car elle détermine la capacité de chacun à faire des choix.

En France, beaucoup de lois ont été votées sur le handicap, mais elles sont insuffisamment appliquées voire totalement inappliquées. L’exemple le plus criant (parce que récent) étant la loi « accessibilité 2015 », votée en 2005, censée garantir l’accessibilité de l’espace public aux personnes handicapées. Etant donné que l’objectif n’avait pas été atteint, il est donc reporté à… plus tard. Mais comment en est-on arrivé là ? Comment permettre à des personnes handicapées de se sociabiliser ? Comment permettre de changer fondamentalement le regard des personnes valides si les personnes handicapées n’ont pas accès au plus basique, à savoir l’espace public?

Nous avons encore trop tendance à privilégier la mise en institution des personnes handicapées, plutôt que de leur permettre de vivre chez elles en autonomie. Pourtant, cela serait tout à fait  possible en France mais ce n’est clairement pas la voie encouragée. Chacun devrait pourtant avoir le droit de décider de la manière dont il veut vivre. D’autres pays européens comme la Suède sont beaucoup plus en avance sur le sujet, mais encore une fois, la France brille par son retard.

Le Téléthon masque la dimension éminemment politique : la lutte pour l’accès aux droits des personnes handicapées

Le Téléthon est la plus grosse opération de communication en France autour du handicap. Pour des personnes ignorant tout de ces situations, c’est quasiment le seul moment de l’année où elles sont sensibilisées à ces réalités. Et elles ont intérêt en profiter parce qu’à peine une journée et demi plus tard, c’est circulez, il n’y a plus rien à voir. Mais alors, que fait-on de la visibilité des personnes handicapées dans les médias? La réponse est simple : comme toutes les minorités, elles sont invisibilisées. Lorsqu’elles sont visibles, elles ne le sont que de manière biaisée. Car le Téléthon est un programme fait par des personnes valides pour le public valide qui, à travers la vision morale véhiculée, ne sera que conforté dans ses préjugés. Alors, vous me répondrez que le Téléthon permet de financer la recherche. Certes, mais ce n’est pas à la charité de remplir cette mission. A quand une véritable politique publique de la recherche ?

Le problème du Téléthon c’est qu’en cherchant à ce point à susciter l’émotion, il empêche le questionnement. En diffusant un concentré de représentations faussées sur le handicap par le biais d’une vision morale, le Téléthon masque la dimension pourtant éminemment politique du sujet, la lutte pour l’accès aux droits. Seule une perspective politique et une réelle action publique en ce sens pourraient réunir les conditions nécessaires à la réussite des personnes. Aujourd’hui, les difficultés rencontrées par les personnes handicapées ne viennent pas tant de leurs pathologies mais bien plutôt de l’environnement dans lequel elles vivent et des représentations dont elles font l’objet.

Pour toutes ces raisons, le Téléthon ne permet pas au spectateur de poser un regard rationnel sur ce qu’il voit. Tant qu’un ressort aussi excessivement émotionnel sera utilisé, cette émission ne pourra pas contribuer à changer le regard sur le handicap. Si tel est votre souhait, un conseil : éteignez votre télévision et rencontrez les personnes concernées.

Romain Finart 32 ans, comédien, porteur d’un handicap

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