Il y a un an, Adama Traoré mourrait lors de son arrestation dans des circonstances encore très floues. De janvier à juin 2017, sept apprentis journalistes du Celsa ont réalisé une enquête sur les violences policières. De Grigny à Marseille, en passant par Aulnay-sous-Bois, ils ont rencontré des familles endeuillées et ceux qui, loin des projecteurs, tentent de soigner la plaie avec les moyens du bord. Le Bondy Blog ouvre ses colonnes à leur travail. Episode 2 au coeur de la manifestation « pour la justice et la dignité » à Paris du 19 mars 2017. 

Devant 7 000 personnes, ils ouvrent la marche du 19 mars 2017 « pour la justice et la dignité » à Paris : treize visages dessinés en noir et blanc sur une banderole aussi large que les avenues haussmanniennes. Tous figés dans leur jeunesse par les forces de l’ordre : une balle, une matraque, ou bien un passage à tabac. Derrière cette banderole, au coude à coude, une douzaine de familles de victimes mènent ce mouvement créé en 2015 . Le but : manifester contre les violences policières qui touchent particulièrement les quartiers populaires, mais aussi contre le racisme, l’impunité des forces de l’ordre et plus largement contre la répression de l’État.

Quelques semaines après le viol présumé de Théodore Luhaka par un policier et plusieurs mois après la mort d’Adama Traoré à la gendarmerie de Persan, la tension est palpable. « Ils tuent, ils violent, nous résistons !”. Un mégaphone en main, Amal Bentounsi renchérit : « On n’oublie pas, on pardonne pas ».

Un reportage vidéo réalisé lors de la Marche pour la Dignité et la Justice :

En 2012, le frère d’Amal Bentounsi, Amine est tué d’une balle dans le dos par Damien Saboundjian, un fonctionnaire de police. Acquitté en première instance, celui qui plaidait la légitime défense sera finalement condamné en appel à cinq ans de prison avec sursis.  Cette victoire judiciaire en demi-teinte de la famille Bentounsi est loin d’être la norme. Les policiers présents lors de la mort de Lamine Dieng dans un fourgon de police en juin 2007 ont bénéficié, eux, d’un non-lieu en première instance. Sa soeur, Ramata Dieng, a espéré que la Cour de cassation revienne sur cette décision. Elle la confirmera le 29 juin 2017.

« Les violences policières sont une vraie volonté politique de maintenir des pressions sur des catégories de personnes, noires, arabes. Nous, les banlieusards, nous avons servi de laboratoire », Kery James, artiste

Ce dimanche 19 mars, la détermination l’emporte sur la résignation. La préfecture aurait reçu entre 200 et 250 plaintes « d’abus d’autorité » en 2016, selon Loïc Pageot, procureur du tribunal de Bobigny. Dans leur grande majorité, elles ont été classées sans suite pour absence de preuve. Les violences policières dans les quartiers populaires ne sont pas nouvelles, mais leur écho médiatique est quant à lui très récent. « La mort de Rémi Fraisse, puis les déviances des forces de l’ordre depuis l’état d’urgence et durant le mouvement contre la loi Travail ont été fortement médiatisées et politisées » , estime Anthony Pregnolato, doctorant en science politique à l’université Paris-Ouest-Nanterre. « La question des violences policières et leurs contestations apparaissent depuis plus présente dans les médias légitimes » , ajoute-t-il.

Plus présente dans les « médias légitimes », cette question de la police et de sa violence est récurrente depuis la naissance du mouvement hip-hop en France, ou presque. Déjà dès 1993, le groupe de Joey Starr et Kool Shen, NTM, dénonçait cet état de fait dans la chanson « Police » : 

Police ! Vos papiers, contrôle d’identité !
Formule devenue classique à laquelle tu dois t’habituer
Seulement dans les quartiers
Les condés de l’abus de pouvoir ont trop abusé
(…)
Véritable gang organisé, hiérarchisé
Protégé sous la tutelle des hautes autorités
Port d’arme autorisé, malgré les bavures énoncées

Depuis, les rappeurs sont toujours nombreux à s’emparer de cette question. L’un des exemples emblématiques de cette prise de position reste sans doute Kery James, rappeur originaire d’Orly qui trace son sillon sur la scène rap depuis plus de 25 ans. Il est aujourd’hui considéré comme la figure de proue du rap dit « conscient ». Mais jusqu’à peu, Kery James ne prenait guère position en dehors de ses textes. Il n’hésite plus désormais à s’afficher en soutien aux familles de victimes de violences policières en dénonçant publiquement cet état de fait.

Sortir de l’ombre

Pendant les manifestations contre la loi travail, les violences policières sont arrivées dans des centre-ville. Avec elles, les militants de la première heure sont sortis de l’ombre. C’est à ce moment-là que des personnes engagées ont fait le lien entre militants historiques contre les violences policières, comme Samir Baaloudj, ancien militant du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) et Amal Bentounsi, qui ont un accès privilégié aux médias et partagent leurs ressources aux autres militants.

Amal Bentounsi, militante historique, créé dans les années 2000 le collectif Urgence, notre police assassine pour rassembler les familles de personnes tuées par la police. Désormais, chaque nouvelle victime ou presque appelle à la création d’un collectif, comme, par exemple, celui pour Adama Traoré, créé par sa sœur Assa Traoré.

Pendant la marche « pour la Justice et la Dignité », le 19 mars 2017 — Photo © Cessez-le-feu

Mis à part Rémi Fraisse, toutes les victimes figurant sur la banderole sont issues des quartiers populaires : Wissam El-Yamni, Ali Ziri, Amadou Koumé, Amine Bentounsi, Babacar Gueye, Hocine Bouras, Lahoucine Ait Omghar, Lamine Dieng, Morad Touat, Abdoulaye Camara, Karim Taghbalout et Théodore Luhaka. Un constat : les violences policières touchent d’abord les habitants de ces zones délaissées où de nombreux problèmes économiques et sociaux s’accumulent.

« Les mobilisations qui fonctionnent sont celles qui partent des demandes des premiers concernés, c’est à dire les habitants des quartiers populaires », estime Rokhaya Diallo, auteur, réalisatrice et militante anti-raciste. Ces populations souvent décrites comme « mises à l’écart » de la société multiplient les initiatives locales pour apaiser les relations avec la police.

Le souvenir de la police de proximité

De Grigny à Aulnay-sous-bois, la police de proximité, supprimée par le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy en 2003, reste un modèle de réussite. « Un policier était très connu à Grigny, il connaissait les gens et les appelait par leur prénom. Il y avait une proximité, des conseils, chose inimaginable aujourd’hui, qu’un policier puisse aider un jeune, connaître ses parents… », se souvient Aboubakar Sakanoko, 36 ans, figure du monde associatif de Grigny.

Cette unité instaurée sous le gouvernement Jospin en 1998, créée pour prévenir et réduire la délinquance grâce au dialogue, facilitait le « vivre ensemble« , selon le sociologue Sebastian Roché. Les policiers pédestres, dits « îlotiers« , devaient prendre contact avec les commerçants et les acteurs sociaux en instaurant un lien au quotidien.

Djibril, 30 ans, raconte à Beaumont-sur-Oise, lors d’une manifestation contre l’arrestation d’un membre de la famille d’Adama Traoré, ses barbecues et parties de foot avec les “flics de la police de proximité” :

Au-delà de leurs objectifs de cohésion sociale, « ces unités ont produit d’excellents effets pour la petite délinquance”, se réjouit Daniel Vaillant, ministre de l’Intérieur sous Lionel Jospin de 2000 à 2002, qui développa la police de proximité après son impulsion par son prédécesseur Jean-Pierre Chevènement. « Les effets positifs de la police de proximité ont été enregistrés par des études lors de la mise en œuvre de la réforme. Il existe des preuves scientifiques des effets bénéfiques de cette approche », précise le politologue Sebastian Roché, auteur du livre Police de proximité, publié en 2004.

Cette police « permettait surtout de collecter des renseignements pour informer les collègues lors d’investigations précises », explique Pascal Troadec, adjoint au maire de Grigny. « Désormais, les policiers interviennent de manière moins efficace ».

« Les policiers ne sont pas des éducateurs »

Nicolas Sarkozy, à l’origine de la suppression de cette police en 2003 alors qu’il était ministre de l’Intérieur, martelait que « les policiers ne sont pas là pour organiser des matchs de rugby ». Une vision toujours de mise chez les ténors de la droite, comme chez Eric Ciotti, souvent présenté comme « le monsieur sécurité de l’UMP », aujourd’hui LR. « La proximité est une tâche qui incombe aux services sociaux. C’est aux animateurs , aux professeurs et aux éducateurs de remplir cette mission de proximité. Les policiers ne sont pas des éducateurs. Ils ne sont pas là pour pallier aux manques de l’État« .

Pour Sebastian Roché, la suppression des « îlotiers » a engendré « la rupture d’une dynamique compliquée mais intéressante, une tentative de moderniser la police du quotidien et fait prendre 20 ans de retard à la France par rapport aux pays du Nord de l’Europe ». Désormais, il s’agit pour le politologue de « reconstruire les savoirs-faire policiers. Cela prendra du temps”.

« Contre le racisme, les violences policières, la hogra, la chasse aux migrant.e.s » — Photo ©Cessez-le-feu

Dans une ville comme Grigny, en région parisienne, la présence policière et l’interaction des agents avec la population, surtout jeune, sont au cœur des discussions. « La police de proximité permettaient des relations humaines, mais ces relations n’existent plus et ont été remplacées par des forces d’intervention invasives », observe Pascal Troadec.

Grigny, qualifiée de municipalité « difficile » dans les médias. La même qui est décrite par Eric Zemmour comme « une contrée où l’on n’est plus en France, où il y a un régime étranger qui s’impose (…), où on est sous une loi qui mélange la loi des caïds et la loi islamiste ». La ville, qui a décidé de porter plainte contre le polémiste d’extrême-droite, souffre d’un stigmate prégnant, typique des grands ensembles dits « sensibles » de la banlieue parisienne. Là où environ 40% des jeunes sont au chômage, les « grands frères » se mobilisent pour remplacer l’absence criante des pouvoirs publics.

Emma DONADA, Amanda JACQUEL, Pierre LAURENT, Constance LÉON, Liselotte MAS, Gaspard WALLUT et Fanny ZARIFI

Quatre autres épisodes de cette série #CessezLeFeu seront publiés sur le Bondy Blog jusqu’au 22 août.

Prochain épisode : mardi 1er août « À Grigny, les grands frères montent le son »

Épisode précédent : « Ne meurent que ceux qu’on oublie » 

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