« Des chefs aux soldats, des soldats aux chefs, il doit y avoir, sous le regard obscur de la mort qui plane, échange de vie, communauté d’idéal, unité d’âme ». C’est par cette citation de Jean Jaurès que Vincent Geisser, sociologue, inaugure le dernier numéro de la revue Migrations Société. Cette phrase exprime à elle seule l’idéal rêvé des institutions militaires et policières. C’est celui de l’unité, de la fraternité entre ses membres ne faisant qu’un seul corps. Reste que se pose la question de la France plurielle au sein de l’armée et de la police.

Dans ce numéro, l’étude se focalise sur le cas des descendants de l’immigration post-coloniale. La présence des ces minorités visibles dans ces institutions n’est pas le fruit du hasard. Elle résulte d’une longue histoire. Les chercheurs nous proposent à travers sept articles, nourris de témoignages, une approche sociale, matérielle, historique et surtout une déconstruction d’un certain nombre de présupposés.

Approche scientifique d’un « sujet tabou » : méthodes et déconstruction des fantasmes

Aborder cette question n’est pas chose facile comme nous l’expliquent les chercheurs tout au long de la revue. Plusieurs raisons sont avancées. Premièrement, il s’agit d’un « sujet tabou » comme le mentionne Vincent Geisser dans son édito. Pour pouvoir accéder au terrain, il faut des autorisations spécifiques de la part de ces institutions peu ouvertes puisqu’elles « cultivent le secret ». Toujours sur le plan méthodologique, la tâche est d’autant plus difficile que le sujet de l’étude traite des enfants d’immigrés, ce qui revient alors à catégoriser des personnes selon leurs origines ou leurs religions. Impossible dans un Etat qui ne reconnait pas les communautés et où les statistiques ethniques n’existent pas. Le travail du chercheur s’avère alors rapidement pénible.

La question reste d’autant plus sensible car elle est sujette à plusieurs théories ou fantasmes. Le lecteur est ainsi mis en garde dès les premières pages contre les discours victimaires sans nier la présence d’arguments liés au racisme, mais celui-ci « n’explique pas tout ». Les théories colportées par la presse d’extrême droite sont également remises en cause et déconstruites. En effet, il est expliqué que les idées d’une « greffe communautaire » ou encore d’une « cinquième colonne musulmane » au sein de ses institutions sont le fruit de fantasmes. Les auteurs démontrent que par leur comportement et leur travail, les descendants de l’immigration développent une très grande loyauté et une attitude très conformiste au sein de leur poste.

Politiques publiques : entre une volonté de représentativité et des discriminations persistantes

Les politiques publiques se sont emparées de la question de la place de ces minorités pour tenter d’offrir une meilleure représentativité de la société civile au sein de l’armée et de la police nationale. C’est dans les années 1990 que les opérations visant à recruter des jeunes d’origine étrangère et issus de banlieue vont se développer. En 1997, Jean Pierre Chevènement alors ministre de l’Intérieur, annonce la création de l’Adjoint de sécurité (ADS), poste qui permet à la police d’être « à l’image de la population ». Cette ouverture au sein de l’institution s’opère dans la mesure où la procédure d’admission pour l’ADS est conçue pour être moins difficile que celle de gardien de la paix. On peut également noter la création des cadets de la République sélectionnés aussi sous les mêmes modalités. La création de ces postes s’accompagne de celle d’un concours interne pour devenir gardien de la paix. Ainsi la méritocratie, principe primordial sur lequel s’appuie ces institutions, récompense le travail de l’ancien ADS.

Pour Frédéric Gautier, chercheur en sciences sociales, établir un bilan de ces politiques est très difficile, les données disponibles étant lacunaires. On peut tout de même s’interroger sur la mise en place de l’Adjoint de sécurité. Il n’est pas certain que celui-ci constitue un élément de diversification. En ce qui concerne l’armée, les Grandes écoles de la Défense tentent de se rapprocher du modèle universitaire. On peut citer comme exemple la mise en place des classes préparatoires. Dans sa communication, le ministère de la Défense développe plusieurs outils dans l’ère du temps pour attirer les jeunes et notamment ceux issus des minorités visibles. Un des exemples cité par Frédéric Jonnet est celui d’un site crée en 2011 : « Parlons Défense ». On voit également fleurir des affiches de recrutement sur lesquels toutes les origines et tous les sexes sont représentés. Malgré ces progrès, Frédéric Jonnet estime qu »il faut une acculturation adaptée et un management directif qui manque encore ». Si toutes ces politiques publiques ont contribué à donner une certaine ouverture aux minorités visibles, leur impact reste insuffisant. L’exemple choisi par Frédéric Gautier est celui des descendants de l’immigration africaine et des domiens (habitants des départements d’Outre-Mer) au sein de la police nationale, « qui constituent une faible part des effectifs, sous représentés par rapport à leur poids dans la population française ». Une représentation des minorités qui reste quantitativement assez faible, d’autant plus qu’elle est fortement présente en bas de la hiérarchie. En 2008, lorsque la police lance une expérimentation pour connaître les origines sociales de ses commissaires, le résultat est saisissant : 10% d’entre eux viennent de milieux modestes.

L’armée française s’ouvre à la diversité

Perçue comme une institution fédératrice depuis la IIIe République, la Grande Muette va être sujette à plusieurs changements et évolutions. Depuis 1996 et la suspension du service militaire, une grande diversité au sein des recrutements s’opère. En effet, l’armée est devenue un corps professionnel où il faut embaucher : on élargit alors les territoires de recrutement. À partir des années 2000, plusieurs études sur la discrimination sont réalisées, nous informe Elyamine Settoul. Ainsi un constat est réalisé : celui d’une discrimination faite au moment du recrutement, notamment sur le « degré d’allégeance » d’un soldat musulman.

Le chercheur Elyamine Settoul explique que les descendants de l’immigration se retrouvent coincés dans une ambivalence vis-à-vis de l’institution militaire. Dans un premier temps, il parle de « la rhétorique de la dette » : certains jeunes ont une expérience familiale marquée par l’expérience coloniale ou encore par la guerre d’Algérie, ce qui les influence à entretenir une vision négative de l’armée. D’un autre côté, des jeunes issus de l’immigration et des banlieues vont se reconnaître dans les valeurs de l’institution, comme  » la virilité, l’esprit de camaraderie ou encore les principes guerriers ». Dans leur esprit, l’armée avec son modèle méritocratique va leur permettre d’être jugés uniquement sur leurs capacités et non sur leurs origines ou sur leurs religions.

L’institution opère une véritable ouverture vis-à-vis de cette population. Christophe Bertossi, docteur en sciences politiques, note que depuis 2010, la France est le pays occidental à organiser chaque année le pèlerinage à la Mecque des militaires musulmans : le voyage n’est pas financé par l’État mais l’aumônerie musulmane. Cette ouverture est également le fruit d’analyse de terrain dont celle du rapport dirigé par le colonel Yves Biville. Suite à ses observations, le rapport suggère 18 propositions sur 52 liées aux restrictions alimentaires des soldats musulmans. C’est ainsi que la barquette musulmane fait son entrée au même titre que la barquette israélite. La France a créé une aumônerie militaire du culte musulman en 2005. Il y a aujourd’hui une aumônerie dotée de 38 militaires en charge de gérer les besoins religieux des soldats : fourniture de repas halal, organisation du Ramadan et même pèlerinage à la Mecque. Cette reconnaissance religieuse participe d’une image positive qui nous est enviée dans la plupart des armées européennes.

Toutefois, l’image du soldat musulman reste dans certains esprits liée à plusieurs clichés populaires. Le chercheur Christophe Bertossi démontre qu’il peut être perçu uniquement sous le prisme du « jeune de cité », qui parle mal français, écoute Skyrock et a des problèmes d’hygiène. Il peut également faire l’objet de blagues racistes ou du moins en être témoin.

La police, le règne du silence ?

La police, à la différence de l’armée, souffre d’une image négative auprès de la population française, en particulier chez les jeunes des quartiers populaires. En 2003, les politologues Sophie Body-Gendrot et Catherine Withol de Wengen réalisent une étude sur les discriminations au sein de l’institution. Elles parviennent à récolter plusieurs témoignages de fonctionnaires, toujours en poste, grâce à la mise en place d’un numéro vert. Les témoins racontent alors des faits de harcèlement, de racisme ou encore de brimades. Tandis que la police focalise sa surveillance sur une certaine frange de la population, les agents issus de l’immigration vont eux se voir suspectés de « reproduire les travers de leurs communautés » selon Christian Mouhanna. Pour le chercheur, ces jeunes fonctionnaires sont dans un premier temps assignés à des tâches auxiliaires, tel que le rapprochement avec les populations de zones urbaines et peuvent être employés comme « des infiltrés ». Ils passent alors une « période probatoire » où ils doivent faire leurs preuves. Certains témoins rapportent qu’ils doivent se montrer moins sympathiques avec les jeunes de quartiers pour prouver leur loyauté.  Ils peuvent également rentrer au sein de la police d’investigation pour amadouer des personnes aux mêmes origines qu’eux. Une fois intégrés, il est fréquent que certains subissent les blagues racistes de leurs collègues ou encore de réflexions déplacées. Selon Christian Mouhanna, ces situations ne sont pas mises en lumière au sein de la police, soulignant « un ostracisme nié par les syndicats et les autorités ». Selon le chercheur, malgré la mise en place d’une cellule pour alerter des cas de discriminations, l’institution ne réagit pas suffisamment aux comportements jugés racistes.

Les insultes à l’égard des agents issus des minorités peuvent également venir de la population et en particulier du camp de ceux qui leur ressemblent : »harki », « bounty »… pour signifier qu’ils seraient des traîtres. Avec certains de leurs collègues ou au contact de la société civile, les policiers enfants d’immigrés adoptent pour la majorité la même attitude : le silence. Tandis que de nombreux policiers n’hésitent pas à porter plainte pour « outrage à une personne dépositaire d’une autorité publique », les enfants de l’immigration préfèrent eux faire profil bas et entretiennent cette idée qu’ils doivent rester « discrets« .

Le modèle anglo-saxon, une source d’inspiration ? 

Pour apporter du recul aux études, des parallèles avec les États-Unis et l’Angleterre sont développés tout au long des pages de la revue. Contrairement au monde anglo-saxon, la France n’a jamais mené de politique de multiculturalisme mais a plutôt opté pour une diversification sociale. Les pays anglo-saxons se montrent beaucoup plus décomplexés sur les questions des origines. L’armée américaine constitue ainsi « l’institution où la proportion de Noirs à des postes de commandement est la plus élevée ». Parmi eux, Colin Powell, ancien chef d’état major des Armées américaines puis secrétaire d’État.

Grâce à ce numéro consacré aux descendants de l’immigration au sein de la police nationale et de l’armée, la revue Migrations Société nous offre des recherches inédites autant qu’indispensables sur un sujet longtemps tu et pourtant au coeur de l’actualité.

Fatma TORKHANI

Migrations société, “Les descendants de l’immigration dans l’armée et la police“, n° 169, CIEMI, juillet/septembre 2017

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