Vous vous êtes rendu à ce jour dans plus de 80 lycées dans 76 départements. Quel est l’état matériel et moral des lycées et des lycéens ? L’état matériel est plutôt bon. Les régions ont fait un travail formidable pour construire et rénover des lycées. Globalement, l’effort consenti a été gigantesque. L’état moral est assez différent. Les lycées angoissent pas mal structurellement, si je puis dire. J’ai choisi d’aller dans tous les départements, car ce qui fait l’unité des lycées, c’est le baccalauréat national et le fait que les professeurs sont recrutés de la même manière, par concours national. Mais, entre Bondy en Seine-Saint-Denis, Gennevilliers dans les Hauts-de-Seine, Pamiers dans l’Ariège, Digne-les-Bains dans les Alpes-de-Haute-Provence ou Landivisiau dans le Finistère, il y a une incroyable diversité.

Et un moral très divers d’un lieu à l’autre ?

Quand les lycées sont situés dans des bassins d’emploi que la crise ne met pas totalement en danger, le moral ne va pas trop mal, car les lycéens savent qu’ils ont des chances de trouver un travail, soit directement après le lycée pour les filières professionnelles, soit après deux ou trois ans pour les filières technologiques. Mais quand vous vous trouvez dans un bassin économique où, de génération en génération, le chômage règne, alors, l’inquiétude des lycéens est grande. La vitalité des filières de formation proposées à l’échelle de chaque établissement compte aussi beaucoup.

C’est-à-dire ?

Les lycéens ont le sentiment qu’il y a une immense hiérarchie sociale entre les voies professionnelle, technologique et générale. Mais aussi à l’intérieur de ces voies : entre S, ES et L d’un côté, entre les différentes voies technologiques aussi. Ce constat vaut pour tous les lycées. Les lycéens ont l’impression de faire des choix d’orientation sans la boussole qui va avec.

Une polémique a surgi : 123 lycées ont été désignés pour tester à la rentrée 2009 la réforme que Xavier Darcos souhaitait mettre en œuvre, réforme pourtant abandonnée si l’on a bien suivi. Dans l’un des 123 lycées, à Montreuil, le chef d’établissement et les professeurs ne souhaitaient pas expérimenter la réforme, mais ils ont dû se plier à la décision du ministère. Qu’en pensez-vous ?

J’en pense des choses extrêmement simples. On ne peut pas expérimenter une réforme dont tant Xavier Darcos que Nicolas Sarkozy ont dit qu’elle repartait à zéro. Je ne repars pas des propositions faites à la fin de l’année dernière. Je ne connais pas le cas de Montreuil. Cela dit, des expérimentations sont en cours dans certains lycées, mais elles ont été décidées par les établissements eux-mêmes. L’idée selon laquelle le ministre essaierait de faire passer, sous forme d’expérimentation à la rentrée 2009, une réforme qui ressemblerait incroyablement à ce qui avait été discuté à l’automne 2008, est sans fondement.

Il n’empêche, 123 lycées ont été désignés par le ministre pour tester la ou une réforme à la rentrée 2009. Vous vous opposez donc à cela.

Je ne m’y oppose pas, je dis que ce n’est pas la réalité.

Vous allez rendre un rapport sur la réforme du lycée fin mai à Xavier Darcos. Quels en sont les grands axes ?

La question de l’orientation, dans tous les départements où je me suis rendu, a occupé un tiers, voire la moitié du débat. L’orientation en fin de troisième, en seconde, en fin de terminale. Qu’est-ce que le bac offre comme débouchés ? Est-ce que les bacheliers des filières technologiques ont vraiment accès aux IUT ? Qu’en est-il de la poursuite d’études dans les BTS, dans les classes préparatoires aux grandes écoles ? A cela s’ajoute l’orientation professionnelle.

Et quelles propositions faites-vous ?

Vous ne m’en voudrez pas, mais je les remettrai d’abord au gouvernement. J’ajoute que le gouvernement ne pourra pas décider tout seul. Une réforme est forcément négociée…

Ah bon ? C’est nouveau…

Elle est forcément négociée, parce que sinon, on risque des déconvenues…

Faut-il faire quelque chose pour éviter le grand saut dans le vide de nombreux bacheliers à leur entrée à l’université ?

C’est indispensable. Il ne suffit pas de repérer les locaux d’une future université en première ou en terminale, il faut aussi pouvoir assister à des cours universitaires. L’une des premières actions que nous avons entreprise, lorsque nous avons lancé à Sciences-Po les conventions éducation prioritaire, ce fut de faire venir les élèves des lycées conventionnés pour assister à des cours. L’un d’eux m’a dit un jour, ce qui m’a beaucoup plu : « Je suis un peu déçu, j’ai tout compris, le niveau n’est pas si élevé que ça. » La façon que cet élève avait de dire les choses était étrange, mais la bataille était gagnée.

Un autre grand axe de votre prochain rapport ?

Le deuxième sujet qui revient tout le temps, c’est la voie technologique : va-t-on se décider ou pas à la valoriser ? Ou va-t-on continuer à mettre dans les esprits que cette voie ne mène pas à la réussite et ne serait faite que pour des élèves plus faibles ne pouvant pas aller dans la voie royale, la générale ? Or, sait-on que les STI (sciences et technologies industrielles), qui n’ont pas été rénovées depuis 1992, mènent à des BTS industriels offrant des débouchés en termes d’emplois ? L’orientation doit-elle continuer à fonctionner comme une organisation de la dévalorisation de la voie technologique, et plus largement, de la voie professionnelle ?

Le passage de 4 à 3 ans de la durée du bac professionnel a contribué à cette dévalorisation. Les lycées de ZEP ont des difficultés à remplir le programme.

Je suis radicalement en désaccord avec la manière dont vous présentez les choses. Je ne vois pas pourquoi les élèves de ZEP auraient plus de mal à suivre le programme que des élèves de telles zones rurales ou urbaines.

Mais les élèves de ZEP rencontrent particulièrement des difficultés dans leurs recherches de stages.

Il faut que ces recherches de stages soient organisées. Il y a en effet de grands risques pour que les élèves qui n’ont aucun réseau social ne trouvent pas de stage.

Réformer la filière technologique, très bien, mais si c’est pour se retrouver par la suite avec un emploi au smic pendant quinze ans…

Non. Des entreprises industrielles disent que nous allons manquer d’ingénieurs, de cadres industriels intermédiaires. Ces entreprises ne trouvent pas aujourd’hui sur le marché du travail de jeunes bien formés, avec des diplômes valorisés et qui permettent justement de ne pas commencer au smic et d’y rester pendant 15 ans. Des enseignants des voies technologiques ont témoigné à de nombreuses reprises, lors des tables rondes, de la réussite de leurs anciens élèves. Et ont même précisé qu’ils gagnaient parfois bien davantage qu’eux-mêmes. C’est un signe.

Vous parlez beaucoup de la filière technologique, mais la série littéraire (L), en voie générale, est elle aussi dévalorisée.

C’est l’ultra-appréciation de la sérié S qui fait la dépréciation de la série L. Dans la série S, il y a des sciences, mais on y fait beaucoup de lettres, de l’histoire-géo, on peut y faire du latin et du grec. Elle est très généraliste, donc attrayante. D’autant plus attrayante que si l’on choisit la série L, on fait une croix sur les sciences, ce qui n’est pas un bien. Et puis surtout, la série S n’est pas présentée comme la série scientifique, mais comme la voie des meilleurs.

Des lycées se sont rebellés contre la mort des options, toujours en série L. Par exemple, nous (Mehdi et Badroudine, ndlr), sommes inscrits en option « histoire de l’art » au lycée de Saint-Ouen. Or les options rares, comme la nôtre, avec le latin et le grec, sont menacées de disparition, ce qui signifierait une perte sèche de culture, à laquelle, pourtant, nous avons droit. Que répondez-vous à cela ?

On va donc remettre du latin et grec pour tout le monde en France ? On va retourner au lycée d’il y a 50 ans ? Arrêtez ! Ce n’est pas possible.

Vous partagez donc, sur ce point, l’esprit de la réforme que Xavier Darcos souhaitait mettre en œuvre, qui prévoyait un renforcement du français au détriment, précisément, de ces options dites rares ?

Ça vous paraît choquant de renforcer le français ? La principale source d’inégalités des jeunes face au lycée, ce sont les classes à 35 élèves, dans lesquelles se retrouvent les enfants des familles des classes populaires. Chaque fois qu’on a pu, on a multiplié les options et les différenciations des voies. Or plus vous différenciez les parcours, plus vous créez l’inégalité. Il y a un développement des options, porté par les classes dirigeantes, porté à juste titre par les milieux intellectuels. Jacqueline de Romilly, de l’Académie française, appelle tous les deux ou trois ans au retour du grec, qui est une merveilleuse façon, effectivement, d’ouvrir l’esprit vers la culture. Mais, quitte à me fâcher avec les élites, je le dis tout de suite : on ne reviendra pas au grec ancien pour les lycéens. Veut-on plus d’égalité pour tous ou plus de choix pour certains ? Plus de réussite pour tous ou plus de réussite pour une petite proportion des jeunes Français ?

Où vous situez-vous dans la querelle des « anciens et des modernes » qui s’opposent sur la façon d’enseigner la littérature ?

Tous les jeunes peuvent découvrir la littérature. Mais pour avoir accès à la littérature, il faut maîtriser les fondamentaux du français, et cela vaut pour toute littérature et toute langues étrangères. Ce que je veux dire, c’est que parfois, chez certains jeunes, l’enseignement traditionnel du « Cid » ou de « Phèdre », ça ne passe pas. Ils décrochent. En revanche, si on leur permet de jouer cette pièce, dans le cadre d’un atelier théâtre, par exemple, le goût de la littérature revient.

On est dans « L’esquive », le film d’Abdellatif Kechiche.

Oui, mais pourquoi pas ? Je me méfie de l’idée qu’il y aurait différents niveaux d’acquisition intellectuelle et je me méfie de l’idée que tout le monde doit marcher du même pas militaire du lycée napoléonien pour découvrir les bonheurs des textes français.

80 000 postes de fonctionnaires de l’éducation nationale doivent être supprimés d’ici à 2012. Qu’en pensez-vous ?

Il y a effectivement des engagements du candidat Nicolas Sarkozy de diminuer le nombre des emplois publics en France. Il a été élu en partie là-dessus. Cela ne plaît pas à une partie de l’éducation nationale, comme chacun a pu s’en apercevoir. J’ai été le conseiller à l’éducation d’un ministre du budget, Michel Charasse, puis le conseiller budgétaire d’un ministre de l’éducation nationale, Jack Lang, à une époque de croissance économique forte et où le budget de l’éducation nationale était entre + 8 et + 12% par an. Pour un conseiller budgétaire, c’était le rêve. Et on créait de l’emploi, et on créait de l’emploi…

Que cherchez-vous à dire ?

Si le budget était le moyen de rétablir l’égalité des chances dans l’éducation nationale, on le saurait. Un, c’est très facile de faire enfler la rumeur sur le nombre de postes qu’on va supprimer, et deux, de faire l’unité dans l’opposition pour dire que c’est cela qu’il faut empêcher.

Mais le nombre de 80 000 suppressions d’emplois a bel et bien été articulé.

Je ne suis pas ministre du budget. Ce qui est acquis, c’est la suppression de 13 500 postes à la rentrée 2009 en primaire, au collège et au lycée. La première chose que Nicolas Sarkozy a dite, avant d’annoncer ma mission, c’est que la réforme du lycée ne peut pas avoir ni pour objectif ni pour effet, des suppressions d’emplois ou des diminutions de crédits. C’est la base de ma mission.

Vos propositions seront donc faites sur la base des effectifs actuels.

Exactement. Mais je ne peux pas préjuger de ce qui sera décidé.

Yazid Sabeg est chargé par le président de la République de réfléchir à la meilleure façon de « compter » la diversité en France. Quelle est votre opinion sur les statistiques ethniques ?

Etes-vous déjà allés sur des sites de rencontres ? Regardez : aux gens qui s’inscrivent on demande un certains nombre d’informations en rapport avec leurs origines ethniques : caucasien, méridional, noir, etc. Généralement, les gens répondent sans gêne à ce type de questions, sur la base du volontariat. J’attends les masses intellectuelles, les masses politiques expliquant que ces clubs de rencontres doivent être interdits parce qu’ils établissent des statistiques ethniques.

Certains des politiques ou des intellectuels dont vous dénoncez gentiment l’hypocrisie allant peut-être sur de tels sites.

Ça, je n’en sais rien.

Mais il y a tout de même une différence : le projet Sabeg concerne l’espace public, alors que l’inscription de telle ou telle personne sur des sites de rencontres est une affaire privée.

Si tant est que sur Facebook, pour ne citer que lui, on est encore dans l’intime, mais là, c’est un autre débat.

Serez-vous ministre de l’éducation nationale dans les prochaines semaines ?

Savez-vous ce qu’est un ministre ? Un ministre, c’est une femme ou un homme qui participe à la conquête du pouvoir, puis à son exercice, et qui ensuite a l’espoir de se maintenir à son poste. Cette conquête du pouvoir politique, dans l’idée que je m’en fais, passe par des élections. Un ministre n’est pas un expert supposé comme tel d’un département ministériel. Il ne faut pas confondre la légitimité que peuvent apporter l’expertise, la connaissance du terrain, la réflexion, et la légitimité que seuls peuvent conférer le combat politique et l’élection. Ce combat-là n’est pas le mien. En plus, dans l’éducation nationale, on a deux exemples assez récents : Claude Allègre et Luc Ferry. Ils ont tenu deux ans avant d’être caramélisés.

Propos recueillis par Inès El laboudy, Mehdi Meklat, Antoine Menusier et Badroudine Saïd Abdallah

Antoine Menusier

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