Deux jours ont suffi à l’ancien ministre israélien de la Défense Yoav Gallant, après le 7 octobre, pour dévoiler son entreprise de déshumanisation des Palestiniens qu’il qualifiait « d’animaux humains ». Loin d’être un propos isolé, cette sortie reflète la pensée des franges extrêmes de la société israélienne. Enlever toute humanité aux Palestiniens, les réduire à un statut de nuisibles, pour endormir toute empathie à leur égard.
Une métaphore d’une effroyable cruauté y sert même à décrire le processus de guerre intermittente sur Gaza : « tondre la pelouse ». Comprendre « couper régulièrement les têtes de tout ce qui dépasse ».
En France, cette déshumanisation régurgite des bouches béantes de politiques, éditorialistes et philosophes de plateaux télés. Les mêmes termes entendus là-bas se répètent ici, malgré leur débunkage. Les massacres sont légitimés par le « droit à se défendre », l’armée génocidaire « la plus morale du monde » est vue comme « une fierté ». Les plus de 40 000 morts sont de simples « victimes collatérales », mais en même temps, il n’y aurait « pas de civils à Gaza ».
Certains souhaiteraient même « qu’ils crèvent tous », quand d’autres relativisent la mort d’enfants sous les bombes. Les civils palestiniens sont peu évoqués pour ce qu’ils sont : des humains qui vivent et meurent dans ce que l’ONU qualifie de « cauchemar absolu ». Dans de trop rares circonstances, ils ont le privilège d’un nom, d’un portrait, d’une histoire.
Les Palestiniens n’ont-ils pas d’âme, pour qu’on refuse en France de voir dans leurs yeux un miroir ?
Même les massacres de journalistes palestiniens n’entraînent aucun bandeau noir sur les chaînes d’info. « Il n’y a pas de journaliste libre à Gaza », avait même osé une de leurs collègues françaises, sous-entendant une proximité de fait avec le Hamas. Le soupçon plutôt que la compassion.
Quelle est la raison de cette indifférence ? Les Palestiniens n’ont-ils pas d’âme, pour qu’on refuse en France de voir dans leurs yeux un miroir ? Quel est le nom de ce silence ? On oppose l’objectivité, la volonté de nuance. Est-ce justement une autre nuance, celle de la peau des Palestiniens, qui empêche ici l’empathie.
Victimes ou bourreaux
Les hommes palestiniens sont assignés à deux statuts. Terroristes ou victimes. Caricatures barbues aux yeux révulsés de haine ou martyrs humiliés, assis par terre, menottés à demi-nus, les yeux bandés, le canon d’un tank pointé sur le dos. Jamais on ne les voit simplement humains, en égaux. Il ne faudrait pas qu’on puisse s’identifier à eux.
S’ils ont été des peintres couverts de couleurs, des têtes brûlées, des passionnés, des rêveurs d’un meilleur destin, des clowns, des mauvais garçons
S’ils ont été de bons maris, des pères aimants, des grands frères vénérés ou des oncles farceurs, tout le monde s’en fout. Des boulangers aux joues rouges qui donnent des sucettes aux enfants, des voisins chaleureux, des instituteurs aux comptines tendres et des chanteurs à la voix suave… Des peintres couverts de couleurs, des têtes brûlées, des passionnés, des rêveurs d’un meilleur destin, des clowns, des mauvais garçons. Ou des poètes, comme Refaat Alareer, né et mort à Gaza, survécu par ses mots. Cela ne suffit pas à convaincre. Leur humanité, de toute façon, était morte bien avant eux.
Et peu importe qu’on les viole en réunion à en perdre la raison, qu’on les enferme, bâillonnés, vêtus uniquement de couches, dans des prisons « pire que Guantanamo ». Peu importe qu’on torture des chirurgiens, comme Adnan al Bursh et qu’on immole leurs patients comme Shaaban al Dalou. Ou qu’on laisse leurs cadavres nourrir des chiens encore plus maigres qu’eux. Ce qui devrait révolter le monde choque deux minutes à peine, puis on passe à autre chose.
Des vies derrière l’image
Les Palestiniennes, elles, n’existent qu’en piéta, statues figées de douleur, la bouche tordue dans un cri sourd, étreignant une dernière fois un enfant ou un frère recouvert d’un linceul blanc. Des ombres fugaces, masquées par leur souffrance, leurs mains tremblantes, implorant et s’accrochant, une dernière fois, à celles des morts. Et même là, elles n’inspirent pas la compassion. Leurs histoires ne sont pas écoutées. Une Arabe voilée qui hurle, vu d’ici, c’est juste un tissu et un bruit. Une image familière. Éventuellement une menace. Mais pas une personne.
Difficile d’imaginer une apathie telle si les victimes étaient allemandes, suisses, américaines, et si les bourreaux, à l’inverse, étaient arabes
Qui parle de Hiba al Wahidi, en pleine grève de la faim malgré son cancer, implorant l’évacuation de son fils, journaliste ciblé et paralysé par une balle israélienne ? Qui demande justice pour Hala Khrais, grand-mère tuée par un sniper, un drapeau blanc dans la main, celle de son petit-fils dans l’autre ? Qui pleure encore Nahida et Samar Anton, mère et fille palestiniennes, abattues à l’intérieur même de la paroisse catholique de la Sainte Famille à Gaza ? Qui en France continue de s’insurger et de dénoncer les viols, agressions sexuelles, exécutions sommaires et passages à tabac subis par les gazaouies ? Trop peu de monde. Difficile d’imaginer une apathie telle si les victimes étaient allemandes, suisses, américaines, et si les bourreaux, à l’inverse, étaient arabes.
On ne les compte plus, celles qui ont rêvé de science, de coiffure, d’architecture, de mariage, d’enfants ou de voyage…
Elles sont des milliers, pourtant, ces femmes, à avoir joué à la marelle, virevolté dans des robes à volants, agrippé les doigts de leurs pères en traversant la route. À s’être émerveillées devant une poupée, un bonbon à la bouche, les joues rosies par le sucre et la joie. À avoir confié à l’oreille un secret à leur meilleure amie, et senti battre leur cœur sous le regard furtif d’un garçon ou d’une fille.
On ne les compte plus, celles qui ont rêvé de science, de coiffure, d’architecture, de mariage, d’enfants ou de voyage… Qui ont soigné, encouragé, accompagné, aimé, nourri, qui se sont révoltés, qui ont hurlé de bonheur ou de rage, coiffé les cheveux de leur fille en chantonnant, ou recouvert de bises le visage des grand-pères. Et qui ont finalement trouvé la mort dans des conditions abominables. Enterrées sous les décombres, tombes sans noms, à même la rue.
Les 5-9 ans, premières victimes du génocide
355 balles ont été tirées par l’armée israélienne dans le véhicule dans lequel se trouvait Hind Rajab, 5 ans, dans un acte qui pourrait constituer à lui seul un crime de guerre. Parmi ces 355 balles, aucune n’a été celle de trop. Sa voix tremblante appelant au secours, entourée des cadavres de ses cousins et de leurs parents, aurait dû à elle seule faire cesser la marche du monde. Cela n’a pas été le cas. Que reste-t-il du corps d’un enfant criblé de balles ? Une mère le sait, à Gaza. Mais il y a encore des gens, en France et ailleurs, pour hausser les épaules. « C’est la guerre, c’est comme ça. » Personne encore n’a été jugé pour le meurtre de cette petite fille, qu’on a déjà oubliée. Pour aucun autre crime, d’ailleurs. Personne non plus n’a été jugé pour avoir laissé faire, pour avoir relativisé, manqué d’humanité. Le faudrait-il, pour que l’on réagisse ?
« Quel âge as-tu ? En temps de guerre, un enfant de cinq ans n’en a plus cinq », écrit la jeune poétesse gazaouie Shahd Ahmad Alnaami. « J’ai vécu quatre-vingt-dix ans en l’espace de quatre. Alors s’il te plaît, ne me demande pas mon âge, je t’en implore. » Ce qu’ils ont vu, entendu, vécu, combien de ceux qui commentent sur les plateaux télé auraient pu le supporter ? Ceux-même qui les réduisent à des chiffres n’en auraient pas toléré le dixième.
Et nous continuons à regarder ailleurs
Ces enfants hauts comme trois pommes qui ont vu leurs chambres détruites et leur avenir aussi, sans l’avoir déjà réalisé. Qui ont laissé derrière eux leurs peluches salies du sang de leurs sœurs, leurs écoles en ruines. Combien sont-ils à avoir patienté des heures, des jours entiers sous les gravats, plus profond que les morts, avant d’être déterrés ? Combien ont eu inscrit sur le bras ce glaçant acronyme né à Gaza, WCNSF – wounded child no surviving family, « enfant blessé, aucune famille survivante » ? Plus de noms, plus de proches. Plus rien. Et nous continuons à regarder ailleurs. Dans une minute, ils seront oubliés.
Au moins 17 400 enfants sont morts à Gaza, selon les autorités palestiniennes. Des Ahmed, Farah, Céline, Ibrahim et Sarah par centaines. Ils ont tous rejoint Reem Ali Badwan, dont les yeux sans vie recevaient encore les baisers de son grand-père, ou Farah et Abdulrahman al Dalou dont le frère et la mère sont morts par le feu. Ils ont rejoint Awni Adel Eldous, jeune Youtubeur de Gaza, Rania al Mabhouh, Mila Abdulnabi, Habiba Albdelqader, Karam Qadada et tous les autres, tués par les bombes israéliennes, les snipers, la faim, la maladie, le désespoir. Tous avant leur treizième anniversaire.
44 % des personnes tuées à Gaza n’auront jamais 18 ans. Un enfant palestinien est tué toutes les 30 minutes par l’armée israélienne depuis le 7 octobre 2023. Les 5-9 ans forment la catégorie la plus représentée parmi les victimes. Et nous, ici, l’avons accepté. Nous acceptons, jour après jour, que les cadavres s’empilent. Nous l’acceptons chaque seconde, enterrant par notre inertie l’idée d’un monde dans lequel l’humanité et la justice existeraient encore. Comment croire en ces valeurs quand nos actes les plus forts face à la barbarie sont des tweets de « condamnation ferme ».
Savoir dire stop
Le 11 novembre dernier, le ministre israélien des Finances, Bezalel Smotrich, déclarait 2025 comme l’année « de la souveraineté sur la Judée et Samarie », appelée Cisjordanie selon le droit international. « Avec l’aide de Dieu », avait-il ajouté. Toutes les radicalités religieuses expansionnistes ne sont visiblement pas combattues de la même manière, et celle-ci est pleine de promesses funestes. Il est plus que temps de mettre un terme à cette insoutenable situation. Pour retrouver notre humanité, il nous faut reconnaître et préserver celle des Palestiniens. En disant stop, de toutes nos voix, par tous les moyens légaux nécessaires.
Sous les bombes, entre les morts, il est encore des Gazaouis qui vivent. Certains font de la musique, réalisent des films, amusent les enfants, font des acrobaties, dansent, écrivent, cuisinent, quand d’autres décorent les décombres de fresques, font du handisport, nourrissent les animaux perdus, résistent. Restent debout. Mus par une impétueuse envie de revenir à la vie, de reconstruire, d’embrasser la justice et la paix. Leur âme est bien vivante, bouillonnante, digne, humaine.
Qu’est devenue la nôtre ?
Ramdan Bezine