La séance commence avec une vingtaine de minutes de retard, le temps de se dire bonjour et que chacun trouve sa place. « Ça fait longtemps ! », s’exclame une femme, en embrassant une connaissance de l’ancienne cité Gagarine, dans le fond de la salle. Plaisir de se retrouver, joie de partager ce moment en famille. L’équipe du tournage s’avance en direction du grand écran sous les applaudissements du public. L’un des deux réalisateurs, Jérémy Trouilh, prend la parole avec émotion : « Gagarine a été sélectionné pour le festival de Cannes en 2020, c’était la folie… on voulait tous vous emmener sur le tapis rouge mais c’est aussi beau de vous voir ici devant nous ce soir.»

Le début d’une soirée festive pour présenter le film aux Ivryens et Ivryennes, nombreux à avoir participé au tournage en tant que figurants. La cité Gagarine et ses quelque 370 logements n’existent plus. Ils ont été démolis à l’été 2019 pour être remplacés par un écoquartier, emportant avec eux des centaines d’histoires. Celle qui nous est racontée par ce film éponyme, supplante le réel, dans un subtile mélange des genres, entre fiction et réalité.

Beaucoup d’anciens habitants de Gagarine au cinéma Luxy, pour l’avant-première du film.

Youri, adolescent au tempérament calme et rêveur refuse de voir disparaître sa cité, promise à la réhabilitation maintes fois, mais cette fois-ci sur le point d’être détruite pour de bon. Rempli d’espoir et des étoiles plein les yeux, le jeune garçon fait le pari fou de transformer les blocs de béton en vaisseau spatial.

Mémoire d’un lieu et d’une époque

Notre héros porte le prénom du brillant cosmonaute soviétique, Youri Gagarine, premier homme à avoir effectué un vol dans l’espace et venu en personne en 1961 inaugurer ces grands ensembles. Des références communistes, symboles d’un idéal politique et d’un certain urbanisme social associant modernité et fraternité qui a fini usé par le temps et les promesses non tenues.

Le tournage du film s’est déroulé à l’été 2019, un peu avant les travaux et dans une cité vidée de ses occupants. « Il n’y avait plus personne mais les habitants avaient laissé des traces comme des cartes accrochées aux murs. On a cohabité avec les travailleurs du chantier, vêtus de leurs tenues de cosmonautes. Encore une fois la fiction rencontrait la réalité », dévoile Fanny Liatard, co-réalisatrice du film.

Gagarine a débuté à la suite d’une publication du BB…

Les deux cinéastes avaient déjà réalisé un court métrage documentaire en recueillant la parole des habitants en 2015. Le BB a d’ailleurs joué un rôle dans la poursuite de cette aventure, raconte Julie Billy, la productrice du film : « Gagarine a débuté à la suite d’une publication du BB, qui parlait du court métrage du même nom et que je n’avais pas encore vu à l’époque. Après cet article, je les ai contactés sur Facebook et nous avons ensuite démarré ce projet, long de cinq ans. ».

Toute l’équipe du film s’est réunie pour un moment de communion avec les habitants, dont certains ont été figurants du film.

Six ans plus tard. Ce long format s’éloigne du documentaire mais à sa manière rend hommage à cette cité et ses habitants. Dès les premières images, la vie est partout : des échanges au sein du voisinage, des femmes qui font leur footing dans la cour interne de l’édifice pendant que les jeunes tiennent le mur. Le surnom « Gag » pour désigner la cité, témoigne aussi de l’attachement des habitants pour ce lieu. Mais ces blocs en briques rouges, c’est aussi les rats, la drogue et les pannes d’ascenseur à répétition. Une insalubrité qui donne envie à certains de prendre le large. Cette réalité transparaît aussi à l’écran, dans un juste équilibre.

Gag est un personnage à part entière, comme l’exprime si bien la parole d’un enfant captée lors du tournage : « Je sais que c’est un immeuble, mais moi quand je parle d’un immeuble plusieurs fois je commence à dire lui ». Filmée sous toutes ses coutures, la cité Gagarine devient tour à tour, froide forteresse imprenable, puis rampe de lancement volcanique. Les réalisateurs confient l’avoir trouvé « magnifique » à leur arrivée sur le tournage.


La bande-annonce de Gagarine, sorti ce mercredi 23 juin en salles. 

Une jeunesse pleine d’énergie

Au-delà de cet imposant décor, c’est l’énergie de Youri et de ses deux amis, Hussam et Diana, qui emporte le spectateur. Hussam est comme un frère pour Youri, délaissé par sa mère. Diana, la rousse bricoleuse, est Rom et vit avec sa famille sur un terrain à proximité, eux aussi menacés d’expulsion par les autorités. La rencontre inattendue entre Diana et Youri fait le lien entre ces deux destins.

Les tours évacuées de ses âmes, seuls Youri, ses rêves et quelques fantômes demeurent. Face au danger, le garçon ne renonce pas à ses projets. Des croquis aux choix des matériaux de récupération, en passant par la conception d’objets dignes de l’attirail d’un spationaute, chacune de ses réalisations est un émerveillement. Son atelier est situé sur le toit de l’immeuble, un observatoire à ciel ouvert, où des fauteuils laissés en l’état peuvent encore raconter les rencontres sur le haut de Gag.

Loin des stéréotypes

A la fin de la projection, un sentiment de gaieté prévaut dans la salle. « C’est la joie, c’est la liberté », lâchent devant une caméra, deux anciennes habitantes de Gagarine. Pourtant, l’histoire n’est pas si heureuse mais ce qui a plu à plusieurs spectateurs, c’est l’image positive que le film renvoie. « J’ai bien aimé l’aspect onirique et non le côté cliché de la banlieue », confie Naïva, 26 ans. L’interprète de Hussam, Jamil Mc Craven a aussi apprécié cette manière de représenter la cité : « Les films sur la banlieue sont souvent ternes. Là, la jeunesse, elle donne de l’espoir. »

« C’est très positif », résume Petr. Lui et Annie, son épouse, ont joué un rôle de figurant. Ils n’habitaient pas Gagarine mais tous deux sont arrivés à Ivry dans les années 70. « Nous étions d’abord à Ivry puis maintenant à Vitry mais nos racines sont à Ivry. Le film raconte bien comment c’est difficile de quitter une cité où l’on a vécu toute son enfance avec ses amis », confie Annie.

Les trois acteurs principaux ne sont pas originaires d’Ivry-sur-Seine. Lyna Khoudri (Diana) est la talentueuse héroïne de Papicha. Alséni Bathily (Youri), 19 ans, signe une première interprétation prometteuse. C’est un peu par hasard qu’il a participé à ce projet, en répondant à une annonce de casting. « Une expérience riche », qui lui ouvrira peut-être des portes dans le septième art. A l’image de son personnage, Youri, lui aussi se dit « rêveur ».

Louise Aurat

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