« Renforcer les sanctions. » Dans un entretien au Parisien, le ministre des Comptes publics, Gabriel Attal, a précisé les mesures du gouvernement visant à lutter contre la fraude sociale et la fraude fiscale. Le ministre souhaite la fusion de la carte Vitale et de la carte d’identité ou encore l’obligation de résider neuf mois en France pour toucher les prestations.

Mises sur le même plan par le gouvernement, la fraude fiscale et la fraude sociale ont des proportions sensiblement différentes. La fraude aux prestations sociales est estimée à six à huit milliards d’euros alors que la fraude fiscale représente au moins 80 milliards d’euros. Et parmi les fraudes aux prestations sociales, seules un quart sont le fait d’allocataires (les autres étant commises par des entreprises ou des professionnels de santé).

Professeur de sociologie et de science politique à l’IEP de Strasbourg, Vincent Dubois, est l’auteur de « Contrôler les assistés. Genèses et usages d’un mot d’ordre » (éd. Raisons d’agir, 2021). Dans ses travaux, il documente le « contrôle de plus en plus systématique des allocataires » et les « sanctions de plus en plus sévères ». Si ces mesures s’inscrivent dans une continuité, elles risquent, selon lui, de précariser davantage les plus fragiles. Interview.

Lorsque l’on parle de fraude sociale, de quoi parle-t-on précisément ?

Le syntagme fraude sociale a été forgé dans la seconde moitié des années 2000. Auparavant, on parlait de pratiques abusives. « Fraude sociale » désigne à la fois les fraudes aux prestations sociales et celles aux cotisations sociales par les employeurs.

Mais en réalité, dans le débat public, quand on parle de fraudes sociales, on désigne essentiellement la fraude aux prestations sociales. Le terme fraude est fortement connoté. On pense à des escroqueries élaborées. Ça existe, mais par rapport à la masse des gens qui sont contrôlés, c’est infinitésimal.

En fait, il s’agit souvent de bénéficiaires du RSA qui ont vaguement travaillé de façon saisonnière pour les vendanges, par exemple, et qui ont “oublié” de déclarer deux semaines de travail. Les cadres de la CNAF (Caisse nationale des allocations familiales) ont cette expression : « La fraude des pauvres est une pauvre fraude ».

Pourtant, le gouvernement souhaite renforcer encore le contrôle sur les allocataires du RSA, notamment…

Le RSA représente une part qui peut être assez importante, mais pas parce que le RSA est une prestation plus fraudée que les autres. Simplement, car c’est une prestation qui est beaucoup plus contrôlée pour des raisons techniques et politiques. Le RSA est contrôlé à la fois par les CAF et par le département, et même par Pôle emploi.

Les plus précaires sont les plus contrôlés

De manière générale, il y a une tendance : les plus précaires sont les plus contrôlés. Ce sont généralement les groupes sociaux stigmatisés qui font l’objet de plus de contrôles. En matière de santé par exemple, ceux qui sont en ligne de mire sont moins les assurés sociaux lambdas au titre de l’Assurance-maladie que celles et ceux qui touchent l’aide médicale d’État. Les annonces du gouvernement sont aussi une manière de stigmatiser une partie des pauvres et d’autant plus quand ils sont étrangers.

Vous datez les discours politiques sur la fraude sociale à 1995, sous le quinquennat de Jacques Chirac. Observez-vous des évolutions depuis ?

Les discours qui stigmatisent ceux qui vivent des aides sociales ou des allocations chômages sont à peu près aussi anciens que les allocations. Néanmoins, il y a effectivement une cristallisation qui s’opère au milieu des années 90, un débat qui devient de plus en plus récurrent et qui est assez largement relayé par la presse.

Ce qui a changé, c’est d’abord l’amplification de ce débat. Au départ, ces thématiques étaient portées par la droite et même par la droite de la droite, mais elles ont essaimé dans tout le spectre politique. Ce n’est plus autant un marqueur de droite que ça ne l’était. Ce qui a changé à l’inverse, c’est la diminution des alternatives critiques, des contre discours, qui étaient traditionnellement portés par les députés communistes, par exemple, à l’Assemblée nationale.

Ce qui se passe en 1995, c’est une stratégie de politique symbolique visant à rassurer les électeurs sur le fait que l’argent des cotisations et des impôts est bien géré. Il s’agit de mettre en scène une rigueur gestionnaire. C’est une rhétorique qui n’a pas du tout disparu, mais qui a été complétée, transformée notamment sous le quinquennat Sarkozy. C’est à ce moment que le discours autour de l’assistanat s’est développé.

Ils ne s’embarrassent plus de circonlocutions et désignent explicitement les étrangers

Après la pandémie de Covid, et avec la question de la pénurie de main-d’œuvre, on voit très nettement resurgir ce type de rhétorique dans la bouche du président de la République et de ses ministres. Des orientations qui rappellent assez directement celles de Nicolas Sarkozy.

Le ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, a spécifiquement ciblé les allocataires originaires du Maghreb. Sur la xénophobie de ces discours, est-ce qu’il y a une évolution ?

Dans les débats publics, c’est un discours qui est déjà assez ancien et qui n’est pas réservé à l’extrême-droite. Ce qui est nouveau, c’est que ce soit porté de façon aussi explicite au sommet de l’État par les ministres concernés. Ils ne s’embarrassent plus de circonlocutions et désignent explicitement les étrangers.

Si les politiques de lutte contre la fraude sociale sont anciennes, a-t-on du recul sur les effets ?

Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a des indicateurs absolument sur tout, mais comme par hasard, il y a quelque chose qui n’est pas présent, c’est ce que rapporte précisément le contrôle. Autrement dit, personne n’a les moyens de savoir si le contrôle est rentable. Ce qui prouve que là n’est pas forcément la question.

Ensuite, les effets qu’on peut percevoir sur les populations, c’est une précarisation qui se surajoute à une précarité déjà existante. Dans certains cas, les personnes sont sommées de rendre des sommes qu’elles ont perçues alors que c’est vraiment le minimum vital qui leur est alloué.

Le durcissement de la manière dont les bénéficiaires d’aides sociales sont traités est un facteur du non recours aux aides

Il est très probable que le durcissement de la manière dont les bénéficiaires d’aides sociales sont traités est un facteur du non recours aux aides. Des personnes abandonnent les démarches pour éviter cette stigmatisation.

Il est aussi intéressant de noter une tendance à un rigorisme grandissant. Aujourd’hui, on va considérer comme fraude des pratiques qui étaient tolérées ou qui n’étaient pas considérées comme étant de la fraude, il y a encore une vingtaine d’années.

C’est-à-dire ?

Il y a un élargissement de la notion de fraude qui s’applique de manière beaucoup plus large. Un certain nombre d’allocataires sont présumés coupables. Une erreur qui est au bénéfice de l’allocataire va systématiquement être considérées comme une présomption de fraude alors qu’il peut y avoir des tas d’erreurs de bonne foi.

On est au maximum de ces différentes sanctions, avec une conception de la fraude considérablement élargie 

Les dépôts de plainte sont maintenant systématiques à partir d’un certain montant. Six mois de trop perçu peuvent représenter une fraude passible d’une sanction pénale. Historiquement, on est au maximum de ces différentes sanctions, avec une conception de la fraude considérablement élargie.

Il y a une judiciarisation du traitement de ces situations, auxquelles s’ajoutent les pénalités administratives, la suppression des allocations, les demandes de remboursement. Une tendance n’est pas sans rappeler celle à la criminalisation de la pauvreté aux États-Unis, mais les formes et l’intensité qu’elle revêt sont incomparables dans les deux pays.

Propos recueillis par Héléna Berkaoui

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