Fin juin 2008, dans le 15e arrondissement de Marseille, trois membres de la communauté roumaine sont pris à partie, lynchés par une soixantaine d’habitants. Les jours précédents, une rumeur qui circulait dans le quartier de la Bricarde laissait croire que les Roumains avaient kidnappé ou essayé de kidnapper plusieurs enfants du secteur.

Plus de dix ans plus tard, c’est peu ou prou ce qui s’est produit en Seine-Saint-Denis, lundi soir. Armés de barres de fer, de battes de base-ball ou autres couteaux, au moins une centaine de personnes se sont livrés à une véritable expédition punitive contre les Roms du département. La police a interpellé vingt personnes, dont certains sont encore mineurs.

C’est le long cheminement d’une rumeur qui circule, va et vient en France depuis des années. Ce jeudi, c’est à Béziers qu’étaient arrivés les prétendus kidnappeurs d’enfants, comme le rapportait Midi-Libre. Tout cela pourrait être anecdotique si ce bruit n’avait pas déclenché une semaine de psychose et de violences, physiques mais pas seulement, en Seine-Saint-Denis et dans d’autres départements de la région parisienne.

Au BB, cette rumeur nous a quelque peu challengés. Fallait-il la relayer, au risque de donner encore plus d’écho à ces bruits dont on ne savait rien de la provenance ? Et, en même temps, la passer sous silence ne mettait-il pas de l’eau au moulin de ceux si prompts à dénoncer ces « médias » qui n’en « parlent pas » ? Nous avons décidé de donner, dans un premier temps, une clé de décryptage à nos lecteurs en interviewant Mehdi Moussaïd, un chercheur spécialisé dans l’étude des foules et de leur comportement. « Les fausses informations, les mensonges se propagent six fois plus vite que les vraies informations selon les études, nous disait-il. Plus quelque chose est faux, plus il se propagera vite. »  

Voilà une analyse éclairante. Pour ceux qui auraient manqué le tsunami, rappel de la rumeur en vogue : il y aurait, en Seine-Saint-Denis mais pas seulement, des Roms qui arpenteraient les ruelles à bord de camionnettes blanches pour enlever les enfants et les mettre au service d’un vaste réseau de prostitution.

La première fois que nous nous sommes saisis de cette rumeur, c’était la semaine dernière, alors que nous intervenions dans un lycée de Saint-Denis dans le cadre de la semaine de la presse et des médias à l’école. Nous avons montré aux lycéens, pour illustrer le concept de fake news, un tweet de démenti de la police nationale et un article du Parisien qui allait dans le même sens. Déjà, certains lycéens nous opposaient des arguments que nous entendrions à nouveau par la suite : « La police, ils peuvent mentir pour ne pas qu’on s’inquiète et les médias, ils vont les suivre. » En réponse, nous nous sommes appuyés sur des éléments concrets : aucun signalement d’enlèvement de ce type n’a été déclenché dans la région récemment et aucune plainte n’a été déposée en ce sens.

Impossible de trouver des témoignages solides

Nous pensions que ces éléments concrets et l’absence de sources fiables dans l’autre sens allait suffire à dissiper la fumée. Mais la rumeur est tenace. Et nous l’avons vu prendre de la consistance et de l’ampleur. Nous avons entendu nos proches, nos amis, parfois nos propres familles s’indigner. Nous avons vu le club de football du FC Aulnay assurer qu’un « jeune du club a évité un enlèvement il y a quelques jours » ; celui, voisin, du FC Montfermeil indiquer dans un communiqué que « quatre de (ses) joueuses U15 Féminines ont été victimes d’une tentative d’enlèvement » samedi dernier… Nous avons vu la vidéo d’un homme, à Colombes, assurer que son propre enfant a failli être kidnappé. Nous avons vu circuler le procès-verbal d’une plainte déposée à Sevran, aussi.

Alors, nous avons cherché. Nous avons cherché à remonter chacun des bruits qui circulaient sur les réseaux sociaux. Nous avons passé des coups de fil, contacté des responsables associatifs et des acteurs de terrain à Aulnay-sous-Bois, à Montfermeil, à Clichy-sous-Bois, à Colombes. Nous avons tenté de trouver un témoin direct, un parent concerné. Nous avons contacté les commissariats des villes citées. Nous avons pris contact avec des gens qui relayaient ces informations pour tenter d’en remonter le fil (et la source).

Mais nous n’avons rien trouvé. Pas une plainte à recenser, par exemple. Celle relayée sur Twitter serait l’oeuvre d’un habitant de Garges-lès-Gonesse au sujet d’un enfant scolarisé à Dugny, mais qui aurait porté plainte à Aulnay-sous-Bois avec le tampon du commissariat de Sevran. Impossible d’authentifier le procès-verbal. Nous tenions des proches d’une fille qui avait dit avoir évité de justesse un rapt. Au fil des discussions, nous nous rendons compte que la fille a paniqué, dans une rue bondée, face à une camionnette blanche arrêtée non loin d’elle ; mais que cela tenait plus de la réaction apeurée que du véritable témoignage. Nous n’avons recensé aucun enfant enlevé, non plus. Est-ce à dire que les soi-disant kidnappeurs qui arpentent la région parisienne n’ont réussi aucun enlèvement ? Ou que les parents concernés n’ont ni déposé plainte, ni diffusé sur les réseaux sociaux un appel pour retrouver leur bambin ?

Difficile à croire. Pas suffisant, toutefois, pour dissiper la rumeur, pour convaincre que, non, faute de preuves, rien ne permet de dire qu’il y a des kidnappeurs d’enfants qui circulent dans des camionnettes blanches en ce moment. Au contraire, tout indique que cette rumeur est entièrement factice. Il est utile de signaler, d’ailleurs, que la camionnette blanche est devenue rouge ou orange à la faveur de la semaine.

Alors, certains ont franchi le pas de la violence la plus crasse. Ils ont constitué, à Clichy, Montfermeil ou ailleurs, de véritables expéditions punitives pour traquer les camionnettes blanches et les Roms, indifféremment pour les deux. Des campements et des véhicules ont été brûlés, des hommes et des femmes agressés, des enfants traumatisés. Nombreux sont ceux qui ont quitté les camps de Seine-Saint-Denis, craignant pour leur vie.

C’est, dans l’esprit de ces hommes et de ces femmes, une noble cause qui méritait cela. La lutte d’habitants pour préserver leur territoire et leurs enfants, d’aujourd’hui ou de demain. C’est l’histoire de la Marseillaise, finalement, façon « Ils viennent jusque dans vos bras / Egorger vos fils, vos compagnes ». Alors, certains ont assumé l’hymne national jusqu’au bout. « Aux armes citoyens ! Formez vos bataillons ! » Oubliant qu’ils s’en prenaient là à une communauté déjà largement marginalisée et stigmatisée, à des femmes, à des enfants, sur la simple base de rumeurs non-vérifiées. Nos quartiers ont une force collective admirable, capable de soulever des montagnes. A condition qu’elle ne soit pas utilisée au service d’un racisme nauséabond.

Ilyes RAMDANI

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